Vanity Fair (France)

UN ESPRIT SEIN

Si le corps des danseuses du Crazy Horse a redéfini les contours du « sexy » façon eighties, ce n’est pas un hasard. LISA VIGNOLI a consulté le chirurgien esthétique qui en a remodelé beaucoup selon une formule à peu près « scientifiq­ue ». Preuve que la p

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Toute une expérience que d’attendre dans un cabinet de chirurgie e sthétique au milieu des patientes pour une interview. Scruter, jauger ( pas juger) les retouches déjà réalisées ou celles à venir. L’envie, aussi, de préciser qu’on n’est pas là pour « ça », mais à quoi bon ? Exposer notre décalage avec cette époque où plus personne ne se cache pour se faire opérer ? Dans ce cabinet parisien voisin de trois ambassades (Malaisie, Russie, Djibouti) et du musée de la contrefaço­n, les clientes se croisent, l’usage est assumé et les honoraires affichés « hors taxes » dans un petit cadre argenté. Dans la salle d’attente tout en colonnes ioniennes et fresques style Pompéi, on apprend que le « face lift » coûte 11 500 euros quand les « prothèses de seins simples » ou une rhinoplast­ie reviennent à 8 500 euros : « Je ne sais vendre que des Rolls. Pour les 2 CV, il faut sonner ailleurs ! » sourit le Dr MarcHenri Bon, grande gueule au seuil de la retraite. Tout ou presque, ici, est décomplexé. Il suffit de franchir la porte du cabinet pour apercevoir un disque de Liane Foly sous verre offert par la chanteuse (reconnaiss­ante à l’époque pour son nouveau nez et ses pommettes de bébé) ou encore découvrir des photos de Lova Moor, poitrine offerte, dédicacées de la main de la blonde plus que pulpeuse d’un « Pour mon bonbon ! »

Est- elle passée entre les mains du Dr Bon ? Elle jure n’avoir jamais trafiqué sa plastique, même si elle souffre légèrement de la comparaiso­n avant- après. Parce qu’officielle­ment, les filles du Crazy Horse se devaient d’être naturelles jusqu’au petit orteil. Comme des apparition­s nées parfaites pour devenir ces bombes dont plus de deux cents personnes venaient chaque soir, depuis 1951, contempler le lever de jambe et la cambrure. Des créatures à qui les médias internatio­naux ont, pendant des décennies, tendu le micro pour savoir : « Ça vous fait quoi d’être les plus belles filles du monde ? »

Brisons un tabou : l’homme devant nous, petites lunettes sur le nez (refait deux fois) et sourire bright en a reçu des dizaines, des danseuses du saloon, ici même. « Dans le temps », comme il dit, il a même eu une histoire avec l’une d’elles, à qui il venait de refaire nez et poitrine. Une amourette post- plastie qui a mal fini. Les critères esthétique­s de ce cabaret qu’il a tant aimé, il les connaît sur le bout des doigts, les déroule avec aisance, au centimètre près, sans peur de choquer. D’abord les seins : « C’est le volume qui comptait, explique- t-il. Surtout pas trop gros. Un petit bonnet A bien haut, à la limite du B. Et de la pro-por- tion ! » Avec la rigueur d’un professeur de maths qui veut faire entrer la formule dans la cervelle d’un élève médusé, il répète plusieurs fois : « Le tour de seins doit être égal au tour de thorax sous les seins plus treize centimètre­s, pas plus ! Notez ! » Imaginée par Alain Bernardin, le célèbre fondateur du Crazy Horse, cette charte du soutien-gorge était justifiée par une vision esthétique. L’artiste, accro aux femmes, avait voulu un « art du nu » plus qu’un numéro de charme. Comprenez : les danseuses ne portaient rien de plus qu’un cache- sexe mais il les habillait de lumière, pour éviter la vulgarité. Le dernier qui s’est amusé à prononcer le mot « strip- tease » en sa présence s’en souvient encore. « Bernardin ne voulait pas du tout que ce soit porno, détaille Bon. Or, quand vous dansez, les seins volumineux bougent et ballottent. Et puis, qui dit seins, dit sexe. Plus ils sont gros, plus la connotatio­n est forte. »

Dans Le Corps des femmes (Fayard, 1994), la romancière et journalist­e Madeleine Chapsal nuance le propos : « Le public ne s’empresse [au Crazy Horse] que pour voir des filles bien dressées écarter les jambes en musique et dénuder leurs seins modélisés. Si l’éventail de ces exhibition­s va de la vulgarité à une chorégraph­ie parfois remarquabl­e de qualité artistique, le matériau reste le même : le corps des femmes. Usiné, verni, mécanisé. »

« Ce qui a fait ma renommée, dit Bon dans une bouffée de cigarette, c’est que j’ai inventé une prothèse qui fait naturel, madame. Le monde entier pose des prothèses rondes, qui font boules de pétanque. Moi, quand t’es couchée, ton sein est plat [certains sujets convoquent naturellem­ent le tutoiement ; ça, c’est fait]. » C’est pour cet effet de naturel que des tas de complexées du décolleté se sont transmis ses coordonnée­s. Sur les conseils de la fille d’Omar Bongo, même Gisele Bündchen aurait fait le détour par la rue Spontini, dans le XVIe arrondisse­ment de Paris. À l’été 2015, la top model brésilienn­e, chemise de bûcheron sur petit top blanc, prend la pose pour un selfie avec le fils du chirurgien. Dans les jours qui suivent, des paparazzis la surprennen­t à la porte de la clinique du parc Monceau, son mètre quatre-vingts dissimulé sous une burqa. Passons ! À s’attarder sur Gisele, on risquerait de s’entendre dire qu’en plus d’être

« Le tour de seins doit être égal au tour de thorax sous les seins plus treize centimètre­s, pas plus ! Notez ! » Dr Marc-Henri bon

« perfectibl­e », son corps rêvé à travers le monde n’entre pas dans les standards du Crazy Horse. Très actif de 1985 au milieu des années 1990, Marc-Henri Bon est encore aujourd’hui en phase avec cette définition du sexy véhiculée par les filles du Crazy Horse de l’époque : pas vraiment la créature androgyne défilant sur les podiums, pas davantage ces nouvelles plastiques aux retouches visibles et revendiqué­es, façon Nabilla ou Kim Kardashian.

La tirade du nez

Il tranche : « Nous, il ne fallait pas que ça se voie. Les filles étaient sur scène à deux mètres du public. On voulait que même sur le visage, il n’y ait pas de défaut. Comme elles se montrent de profil, le nez pouvait être un grand point négatif », dit-il en crayonnant un trois- quart grec sur une feuille de papier. Même leur uniforme, ces multiples artifices dont on les couvrait (faux cils, perruques au carré identiques, talons aiguilles, rouge aux lèvres), était fait pour ne se concentrer que sur la perfection du corps, magnifié au fond de teint. Son « nez de poupée », il en a sculpté des tas. En dehors du Crazy Horse, le « nez Bon » a même eu sa petite notoriété. Et là-bas ? « Je ne saurais même pas dire combien j’en ai opéré. Mais Alain Bernardin n’hésitait pas à me les envoyer. » Pendant près de dix ans, sa table d’opération a été un passage obligé pour beaucoup de ces ex- danseuses classiques. À l’époque, elles ne savent même pas qu’elles peuvent refuser – c’est une condition de leur embauche et Bernardin la leur offre. Pour ces jeunes filles venues du monde entier, faire partie de l’équipe revient à « s’asseoir sur le divan de Dieu », quel que soit le chemin semé de bistouris. Bon opère des danseuses mineures avec l’autorisati­on des parents. Il ne les accueille pas forcément avec des gants d’un « Tiens, voilà Pinocchio qui arrive ! » Une autre a été recalée et a décidé de se représente­r plus tard. Sa recette est imparable, jure-t-il. L’énergie tout entière retrouvée par ces souvenirs, il se lève d’un bond pour le prouver : « Je vous montre deux profils identiques. Sans réfléchir, comme ça, en une seconde, vous me dites celui qui vous plaît le plus. » À toute vitesse, il fait défiler des photos de visage : – Celui- ci ou celui- là ? Celui- ci ou celui-là ? On hésite, on pointe du doigt le cliché qui nous paraît le plus naturel des deux. « Vous avez tort ! La majorité des gens le voit tout de suite. Vous êtes une exception ! » L’arête du nez doit faire 35 degrés avec la verticale qui va tomber du front à la pointe du menton.

On ne devrait jamais accepter ce genre de devinettes avec un homme dont la vocation est née d’un nez. Au milieu des années 1960, tout jeune étudiant en médecine, Bon fréquente une copine « pas terrible », qui finit par se lasser de jouer les tapisserie­s tandis qu’il danse avec des filles plus attirantes. Un soir, il croise « une petite blonde, très jolie, 1 mètre 60 et des yeux bleus ». C’est elle, et son nouveau profil, nez refait à l’hôpital. « C’était horrible, j’avais honte. Avant ça, personne ne s’intéressai­t à elle. Elle s’était fait enlever 4 ou 5 grammes de nez et on se battait pour l’inviter. »

À 33 ans, c’est un homme accompli qui visse sa plaque de « chirurgie esthétique » dans cette rue calme près de la porte Dauphine, alors qu’il ne sera « qualifié » comme tel que dix ans plus tard. Faisait- on déjà l’usage du mot « trophy wife » pour désigner une femme qui, au bras d’un homme, le met en valeur ? L’été 1985, il passe ses vacances à Saint-Tropez dans la maison qu’il vient d’acquérir au début de la route des Plages, assiste aux mondanités données par des Parisiens en exil. Il vient de refaire le nez de son amie de l’époque. Le jeune mannequin – parfait trophée à la taille minuscule et aux yeux de biche – va plutôt

« C’est simple, Alain Bernardin voulait la perfection parfaite. Sur scène, on se fout de la beauté intérieure. » Dr Marc-Henri bon

lui servir de vitrine. Un jour de juillet, une longue table a été dressée dans un jardin en contrebas de l’hôtel Byblos pour une réception orchestrée par son ami Jacques Morali, compositeu­r de musique pour le Crazy Horse. Bon s’installe face à ce couple qu’il identie grâce à leurs photos dans la presse : Lova Moor et Alain Bernardin. La danseuse et son employeur. Ils sont jeunes mariés, ne se décollent pas. Lui a de faux airs de Fred Astaire, elle une frange blonde, grands yeux noirs et ce style peu discret. Bernardin ne découvre pas la chirurgie esthétique ce jour-là. Un certain Dr Troc – connu pour être à l’origine du premier lifting d’Elizabeth Taylor et de la poitrine de Sophia Loren – « arrange » déjà ses danseuses depuis un petit moment. Les présentati­ons faites, il interroge son voisin de table : « Vous avez une spécialité, docteur ? – J’en ai une, celle de ne pas en avoir, répond Bon avec la prétention de sa jeunesse. La perfection n’est pas une petite chose mais ce sont les petites choses qui font la perfection. »

Avec cette phrase, pense- t-il près de trente•ans plus tard, Bon a évincé Troc. Il nit de convaincre Bernardin en lui montrant, sans complexe et pour l’exemple, son oeuvre sur le visage de sa ancée. « J’ai un nez à refaire en septembre, c’est toi qui vas le faire », lâche alors celui- ci. « C’est comme ça que je suis devenu le chirurgien esthétique du Crazy », conclut Bon, er comme un enfant de 74•ans.

À la rentrée, les deux hommes font a›aire, deviennent amis. Jusqu’à la mort de Bernardin, en 1994, il l’appelle « Tintin » et le considère comme son père adoptif. « Notre histoire a duré autant de temps que celle de Lova et lui. » Main dans la main, Bernardin en triant les danseuses comme une lle les poupées de son co›re à jouer, Bon en les retouchant, ont façonné tout un imaginaire du glamour. « Alain était très dur, et moi aussi, alors on se comprenait », ajoute- t- il. Il faut revoir les images de ces castings stricts pour en percevoir le côté très sélectif et l’attente – parfois dérangeant­e – des lles devant le couperet. Elles étaient ici pour plaire au plus grand nombre, danser comme il le fallait, et pas de place pour les états d’âme.

Au sous- sol de l’avenue George-V, la scène est basse et Bernardin veut que les  lles puissent porter de hauts talons. La danseuse doit mesurer entre 1 m 68 et 1 m 73. L’écart de stature est rééquilibr­é par des talons sur mesure. Les auditions ont lieu en string sur de la mauvaise musique et sans arti ce. Tour à tour, les candidates avancent, sont pesées et mesurées. Du nombril aux pieds, du nombril à la tête. « En divisant la distance du nombril au pied par celle du nombril à la tête, il fallait trouver le nombre d’or : 1,618 », se souvient Bon. Un nombre connu depuis l’Antiquité, surnommé « la divine proportion », utilisé par des artistes comme Salvador Dalí, Léonard de Vinci, ou encore Le Corbusier. « Quand le nombre d’or est présent, on a un très beau corps », juge Bon. De 1985 à 1994, cet obsessionn­el, qui se considère comme un « pessimiste productif », est venu admirer son travail en mouvement sur scène selon un cérémonial répété et respecté. Après chaque opération, Bernardin l’invitait au restaurant, lui donnait son enveloppe et, ensemble, les deux hommes et leurs épouses  laient voir le spectacle. Son oeil aguerri lui jouait parfois des tours : « Je ne les reconnaiss­ais pas forcément alors que j’avais passé au moins une heure penché sur elles. » En plein show, Bernardin lui sou©e à l’oreille : « C’est la troisième en partant de la gauche. » « J’avais trouvé quelqu’un qui vendait de la beauté et de la sensualité en ayant la même conception que moi. C’est simple, il voulait la perfection parfaite. Sur scène, on se fout de la beauté intérieure. » Une perfection pas tout à fait « naturelle », donc, et qui a façonné les canons du « sexy » pendant toute la décennie 1980. Selon les goûts et les calculs du Dr Bon.

« On vient d’un oeuf, cocotte ! »

Un soir, il a une illuminati­on : chez ces danseuses, la ligne qui part de la taille au milieu de la cuisse donne une courbe parfaite. « Comme un oeuf », hurle-t-il comme s’il le découvrait à l’instant. Il m’interroge : « Et qu’y a- t-il de plus jeune qu’un oeuf ? » On cherche désespérém­ent une réponse à cette question qu’on ne s’était jamais posée, xant celui d’autruche exposé dans la vitrine de son bureau. « On vient d’un oeuf, cocotte ! » « Pour créer la beauté, il faut savoir la dénir. Qu’est- ce qu’un canon au niveau du bassin ? Cette ligne parfaite qui, chez la plupart des jeunes femmes, disparaît après la puberté. Le canon, c’est donc le corps avant la n de la puberté. » Cette même impression de jeunesse qu’il tente de retrouver quand il s’attelle au nez, reproduisa­nt celui qui n’a pas encore poussé à l’adolescenc­e et part au niveau des pupilles, photos de visages d’enfants à l’appui.

L’attraction collective pour les filles du Crazy Horse n’aurait donc rien à voir avec leur caractère très sexué ? Passées leurs allures séductrice­s et lascives, ce serait un mélange de jeunesse et de mise en équation quasi scienti que qui viendrait inconsciem­ment titiller et réveiller les esprits ?

« Disons que Bernardin avait une impression, un instinct de beauté qu’il vériait par des mesures. Dans ma vie, j’ai fait l’inverse, j’obtenais quelque chose de beau grâce à des mesures. » Ensemble, ils ont concocté une recette gagnante. Le docteur Bon a disparu du cabaret avec son fondateur, retrouvé mort dans son bureau en 1994.

Ses successeur­s ont « refusé de nancer le remodelage des jeunes femmes qu’ils embauchaie­nt », explique- t-il avec déception. Et une touche d’amertume peut- être : « Récemment, j’ai regardé un reportage sur le Crazy Horse de Singapour. La moitié des lles étaient bonnes à jeter. » Les canons évoluent. Lui s’apprête à reprendre le roman de sa jeunesse, laissé au fond d’un placard. Son titre : Le Regard des autres. •²

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