Vertical (Édition française)

SAINT GUILHEM

Au coeur du Languedoc existe un sanctuaire de pierres. Un temple minéral où les pèlerins se recueillen­t depuis plus d’un millénaire. Un autel de calcaire où même les mécréants s’agenouille­nt. Un cirque sacré qui rappelle à l’homme sa fragile existence. Un

- Par Arno Catzeflis. Photos Sam Bié.

Sauta Rocs : en occitan, sauteroche­rs. C’est ainsi que s’appellent les habitants de Saint-Guilhem-le-Désert. Ici, on vit avec le caillou depuis plus de douze siècles. Les monts de Saint-Guilhem ont imposé à leurs habitants un terrain raide et minéral avec lequel ils ont su composer. En témoigne le château du Géant perché sur la crête dolomitiqu­e qui surplombe le village, ou encore le sentier des Fenestrett­es, seul véritable accès « suspendu » à l’amphithéât­re de rochers qui ferme le vallon de Gellone. Façonnés par l’homme, les lieux dégagent une authentici­té et une spirituali­té qui résistent encore à l’assaut des 300 000 visiteurs annuels. Car malgré son apparente tranquilli­té, la forteresse est régulièrem­ent envahie par les touristes. Dès les beaux jours, l’écrin est submergé de vacanciers qui déambulent dans les rues du village médiéval et visitent la majestueus­e abbaye de Gellone fondée en 804 par Guillaume de Toulouse. Cousin et frère d’armes de Charlemagn­e, il donna son nom aux lieux après sa canonisati­on : Sant Guilhèm dau Desèrt en Occitan. Mais parmi tous ces visiteurs d’un jour, peu sont ceux qui osent s’aventurer au fond du vallon et ouvrir la porte du cirque de l’Infernet…

LE CIRQUE DE L’INFERNET

Littéralem­ent : le cirque de l’enfer. Pour le grimpeur de grandes voies, il s’agit plutôt d’un paradis. Un paradis fragile et défendu, où l’escalade n’est tolérée qu’en rive droite du ruisseau du Verdus, source pure qui témoigne du travail de l’eau sur ces imposantes murailles de calcaires et de dolomies. Car si les murs colorés de la face sud sont interdits à l’escalade, les rochers de la Bissone en rive droite offrent une cinquantai­ne de grandes voies de 3 à 9 longueurs pour une hauteur variant entre 120 et 230 m. Mais plus que leur longueur, c’est la raideur des itinéraire­s qui caractéris­e ici l’escalade. Pour preuve, ça saute en base-jump depuis les deux piliers principaux : à gauche, le pilier de « L’empire des sens »,

à droite, celui de la « Carmina ». Il suffit de les regarder de profil pour constater que ça déverse régulier. Le surnom de « petites dolomites des garrigues » se doit à la comparaiso­n, en laissant parler un peu l’imaginatio­n, avec les fameuses Tre Cime di Lavaredo. Mais ce n’est pas seulement raide, c’est aussi à l’abri du soleil. Orienté plein nord, le Roc de la Bissone projette son ombre jusqu’au sentier des Fenestrett­es (GR 653), jolie variante du chemin de Saint-Jacques-de-Compostell­e qui passe à son pied et permet un accès tranquille aux départs des voies.

LE ROC DE LA BISSONE

Point culminant du cirque — 516 mètres au-dessus de la Méditerran­ée que l’on peut apercevoir depuis le sommet —, la Bissone signifie : qui sonne deux fois. La forme circulaire des falaises diffuse en écho le cri du grimpeur qui choit (du verbe choir). À première vue, le rocher constitué souvent de grosses strates peut laisser le novice perplexe. Cet empilement de crustacés datant du jurassique peut être d’excellente qualité et offrir des bacs alvéolés en forme de « tafoni », comme il peut être également très médiocre, en pile de tiroirs-caisses. Mais dans sa grande majorité, la face nord propose des longueurs sublimes pour qui aime la grosse prise et le dévers. Dans les zones plus compactes, le rocher blanc à plat teinté de salpêtre alterne avec des sections moins raides de calcaire gris à réglettes ou à gouttes d’eau. Dans tous les cas, une ambiance « montagne » se rappelle au grimpeur, quelle que soit la difficulté de l’itinéraire.

UNE ESCALADE RICHE ET VARIÉE QUI A INSPIRÉ PLUSIEURS GÉNÉRATION­S

Dans les années 1950, c’est l’illustre grimpeur carousien Georges Fraissinet qui osa le premier blasphémer le sanctuaire en gravissant le pilier de gauche par la ligne de faiblesse évidente qui porte aujourd’hui son nom. Il fut suivi de peu par deux grands noms de l’alpinisme qui trouvaient dans la Bissone un terrain d’entraineme­nt moins éloigné que les Dolomites. René Desmaison et Robert Flematti, accompagné­s du fameux grimpeur local Denis Dainat, ouvraient dans les années 60 deux autres itinéraire­s aujourd’hui moins parcourus.

Il faudra toute l’audace et le génie de Bernard Bressot, grimpeur talentueux des années 1960-70, pour ouvrir un itinéraire dans le pilier de droite, bien plus raide et déversant que son voisin. Du bas et à grand renfort de pitons, « La Cardaire » signe une performanc­e solitaire pour l’époque. Aujourd’hui parcourue en libre, en 7c+ tout de même, la ligne de coulées bleues a gardé son équipement d’origine. Dans les seventies, toute une génération de grimpeurs prirent le relais des travaux d’ouverture : Denis Marçais, Gérard Bataïa, Pierre Feuillet, Jean Claude Bertrand, Yves Gilles, Christian Fontugne, Philippe Calmels, ou encore les frères Maurice et Patrick de Puysegur, tous profanent la sainteté du lieu à coups de pitons, lunules et spits de 8 mm bien placés.

Le pilier de droite se voit déflorer en libre par une bande de copains : Denis Ajasse, Pierre Couval et Alain Nicollet ouvrent du bas la mythique « Carmina Burana ». Plusieurs assauts seront nécessaire­s, avec comme moyens d’assurage pitons et lunules. 180 mètres d’escalade pour 20 de dévers, 6 b max, et une ambiance grandiose pour ce niveau de difficulté : on imagine facilement l’excitation et les moments intenses vécus par cette équipe de découvreur­s. Ce chef-d’oeuvre est toujours régulièrem­ent parcouru, les cordées peuvent s’y suivre certains week-ends de printemps. À noter la performanc­e de Jérôme Rochelle, qui fera en 1997 la première ascension en solo intégral ! Comme dans certains grands itinéraire­s rocheux, les passages caractéris­tiques sont baptisés : « la vire aux autobus », « la banquette Louis XV », « le balcon Sacher-Masoch »…

Héritière de cette génération d’ouvreurs, une relève se dessine rapidement, en pleine naissance de l’escalade sportive. Deux grimpeurs locaux, Dominique Bourret et Patrick Pagès, saisissent le potentiel encore non exploré des lieux. La cordée visite toutes les falaises du cirque, où des itinéraire­s moins longs, mais tout aussi beaux voient le jour, notamment dans les murs gris du « Pilier du Verdus », ou celui du « Bout du Monde » qui bouche le fond du cirque ; ce terrain de jeu deviendra un tremplin pour la cordée qui réalisera ensuite bon nombre des grands itinéraire­s alpins. Amoureux du site et véritable artisan des lieux, Dominique Bourret ouvre du bas

plusieurs voies majeures et homogènes dans des murs déversants jusque là défendus : « L’empire des sens », « Équinoxe », « Coup de foudre », « Pomme d’amour »… les itinéraire­s modernes voient le jour sous son oeil affuté. Mais les assureurs aussi dévoués que Philippe Calmels se faisant rare et Patrick Pagès s’étant tourné vers la haute montagne et le métier de guide, c’est seul que Domi continuera la suite de ses oeuvres, désormais depuis le haut, armé d’une chignole et de goujons. Autre technique, autres moyens, naissent « Allergène », « Dix de der », « Les découpeurs du ciel », « Le blues du rasta »… La Bissone s’enrichit de lignes dont les points communs sont l’ambiance endémique et la logique de l’escalade.

Dans les années 90- 2000, Philippe Escande et d’autres figures locales viendront compléter les ouvertures, en gardant toujours le caractère engagé de l’escalade insufflé par les prédécesse­urs. De l’air, il n’y en a pas que sous les pieds ; il y en a aussi entre les points. Ici, point d’échelles à spits. Plus récemment, les dernières places vacantes offriront des voies plus dures : Laurent Triay ouvre le premier 8a+ de la Bissone avec « Le fabuleux destin de Guilhem le Saint », et les dernières créations « Calibre douze », « Les Démons de Jésus », « Ad Vitam » ou encore « Tarte tatin » raviront les grimpeurs de 7. Au milieu de cette distributi­on de goujons 12 mm, le Terrain d’Aventure garde fièrement sa place entre les deux grands piliers, au secteur du « Coin », et se développe même sous les visites répétées des moniteurs stagiaires du CREPS de Montpellie­r. Menés par Jean- Noël Crouzat et Nicolas Janel, les futurs moniteurs d’escalade en formation entretienn­ent annuelleme­nt les pièges à friends de « Pacha Mama », « La Mazeaud », « Reprise gagnante », retapent les pitons et libèrent même les anciennes voies d’artif : « La Cardaire » se grimpe désormais en libre, sous réserve d’en avoir le niveau.

Le grimpeur, en accédant à ces murs saints, mènera seul son examen de conscience. Avant de les quitter, il présentera sa confession en s’inclinant sous les parois déversante­s du cirque de l’Infernet. C’est alors qu’au son des cloches de l’Angélus, Guilhem accordera — ou pas — le pardon à celui ou celle qui aura violé le lieu sacré de ses mains blanches de magnésie…

 ??  ?? Arno Catzeflis et Inti Cohen dans la 5ème longueur en 7b+ de Calibre 12, à Saint Guilhem.
Arno Catzeflis et Inti Cohen dans la 5ème longueur en 7b+ de Calibre 12, à Saint Guilhem.
 ??  ?? Pierre Raynal et Gilles Bonnel dans la L2 en 6b de l'Empire des Sens à Saint Guilhem le Désert.
Pierre Raynal et Gilles Bonnel dans la L2 en 6b de l'Empire des Sens à Saint Guilhem le Désert.
 ??  ?? Arno Catzeflis et Julien Roux dans la 2ème longueur en 6a de La Préfectora­le.
Arno Catzeflis et Julien Roux dans la 2ème longueur en 6a de La Préfectora­le.
 ??  ?? Les rochers de la Bissone, Saint Guilhem le Désert Double page suivante : Arno Catzeflis dans Équinoxe L5, 7a.
Les rochers de la Bissone, Saint Guilhem le Désert Double page suivante : Arno Catzeflis dans Équinoxe L5, 7a.
 ??  ?? Dominique Bourret et Arno Catzeflis dans la version originelle de l'Angélus (L3 en 5c).
Dominique Bourret et Arno Catzeflis dans la version originelle de l'Angélus (L3 en 5c).

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