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ÉCRANS OMNIPRÉSENTS, DÉMATÉRIALISATION DES RELATIONS, INTRUSION DES ALGORITHMES… PLUS LES NOUVELLES TECHNOLOGIES COLONISENT LE QUOTIDIEN, PLUS LA CONNEXION EST MAUVAISE. LES INTERACTIONS HUMAINES SERAIENTELLES DEVENUES LE NOUVEAU LUXE ?
SAVEZ-VOUS QUE LE TOUCHER STIMULE LA SYNTHÈSE DE L’OCYTOCINE, qu’on appelle aussi hormone du bonheur? Que les massages diminuent notre anxiété ? Et que les caresses réduisent le sentiment de solitude ? », nous interroge, intarissable, Rebekka Mikkola, 25 ans, qui a fondé à Londres en août 2018 Nordic Cuddle (câlin nordique), une entreprise spécialisée dans le toucher thérapeutique : déjà dix praticiens et cinquante stagiaires en cours de formation. Victime de son succès, son studio situé dans le quartier de Fulham ne désemplit pas. « Il y a de moins en moins de place dans notre société pour les interactions humaines ; les écrans ont envahi notre quotidien et modifié notre rapport au réel. Nos clients sont à la recherche de connexions authentiques et empathiques », souligne la thérapeute, qui a lancé son entreprise quelques mois après la décision de ¢eresa May de nommer une ministre de la Solitude
(Tracey Crouch, Minister for Loneliness) pour lutter contre l’isolement social, qui toucherait 9 millions de personnes au Royaume-Uni. Face à une dématérialisation des contacts humains (le triptyque Instagram-Tinder-chatbots), le réel n’a jamais été aussi désirable. Recherche d’authenticité, réaction à l’intrusion des algorithmes dans la formation de nos goûts ou critique des forêts de smartphones dans les concerts et les musées : l’humain et les relations humaines de qualité apparaissent aujourd’hui comme une aspiration galopante des citoyens et des consommateurs. « Remettre l’humain au centre du projet », en politique comme en communication, cette formule est le nouveau mantra. Milton Pedraza, fondateur de ¢e Luxury Institute, cabinet de conseil qui place l’empathie et le bien-être émotionnel au coeur de sa stratégie, va même plus loin : « De plus en plus recherché, le contact humain devient un produit de luxe. » Car le luxe n’est-il pas justement la jouissance de la rareté ? Bernard Andrieu, philosophe spécialiste du corps, le souligne : « Une haptophobie – peur du contact physique – se développe avec l’importance accordée au monde virtuel, où la vue et la voix sont privilégiées, mais avec une sensorialité par simulation. Par exemple, avec les casques de réalité virtuelle, on touche le cerveau et on déclenche une sensation, mais cela reste une empreinte neuronale, il n’y a pas d’impact émotionnel sur la peau. C’est précisément parce que cela ne remplace pas la vraie expérience du contact physique que cette dernière sera paradoxalement de plus en plus recherchée. » Ainsi, l’auteur de Sentir son corps vivant (Éd. Vrin) est-il à l’origine du concept nouveau « d’émersiologie », une philosophie du corps liant le vivant et le vécu, une reconquête tactile pour redynamiser nos sensations profondes. Menacé lui aussi, l’espace de conversation : il se voit de plus en plus remplacé par des échanges individuels (podcasts ou WhatsApp, par exemple). Chantal ¢omas, romancière et essayiste, en a fait le constat dès 2011 (L’Esprit de conversation, Éd. Rivages): « Il n’y a plus de salons littéraires; les gens ne sont même pas capables, alors qu’ils dînent ensemble, d’éteindre leur téléphone portable. » Or, pour cette brillante spécialiste du XVIIIe siècle notamment, la conversation est aussi un espace vital, érotique au sens où l’on offre quelque chose de son corps à l’autre.
SÉQUENCE IMMERSION
Mais voilà qu’aujourd’hui, telle une prise de conscience de cette perte d’humain, des remparts au virtuel se constituent. Espaces protégés, les salles de théâtre font ainsi partie des derniers lieux de loisirs où l’on ne filme pas ce qui se déroule sous nous yeux. Il y a d’ailleurs beaucoup de monde dans les salles, comme en témoigne la fréquentation du ¢éâtre de l’Odéon à Paris par exemple, qui affiche un taux de remplissage de 96 % cette saison, avec 30% de public jeune. Cette recherche d’espace pour faire société s’incarne avec encore plus d’intensité dans le théâtre dit immersif. À mi-chemin entre le théâtre participatif et la performance artistique, il permet aux spectateurs de partager la scène avec les comédiens et de modifier le cours de l’histoire comme bon leur semble. « Depuis un an et demi, on assiste
à un véritable engouement autour de ce type de théâtre qui attire d’abord des trentenaires », explique le fondateur de la Compagnie du Libre Acteur, Sébastien Bonnabel. «Face aux réseaux sociaux, ce théâtre apporte des pistes de réflexion: à partir de quand devient-on actif en tant que spectateur, à partir de quand mon action a-t-elle un impact tangible?», interroge Sébastien Bonnabel, qui a mis en scène deux spectacles du genre cette année, à Paris : Smoke Rings au éâtre Michel et Cyrano ostinato fantaisies au éâtre Lepic, rejoués en septembre prochain.
L’HUMAIN REPREND LA MAIN
Au-delà de ces expériences immersives, Milton Pedraza voit, lui, un changement profond de paradigme se mettre en place. « Nous sommes en train de vivre une révolution de l’intelligence émotionnelle, assure-t-il. Chacun doit prendre conscience qu’il peut contribuer à des interactions humaines plus qualitatives. De nouveaux métiers se développent pour pallier la solitude. Les ressorts psychologiques de nos interactions vont être de plus en plus analysés. » Le spécialiste prend pour exemple le boom des family offices, ou sociétés de conseil spécialisées dans la gestion des affaires, chargées de préserver le patrimoine d’une famille. Ces partenaires de réflexion prennent souvent les allures de confidents. C’est le cas de la trentenaire Clémence Mellerio, psychologue qui officie dans le cabinet de conseil aux entreprises familiales Gautier-Mellerio. Sa mission? Développer « des modes de pensée et d’action pour toutes les situations humaines complexes de pouvoir, de gouvernance et de recherche de sens ». Dans un autre secteur, celui de la mode, la consultante et coach Patricia Lerat se présente comme fashion therapist. « La complexification du marché entraîne beaucoup d’anxiété chez les créateurs, qui recherchent un soutien mais aussi des solutions sur mesure pour construire une stratégie de développement adaptée à leur profil. Le facteur humain a trop longtemps été mis entre parenthèses dans la mode », souligne-t-elle. C’est ce que Milton Pedraza appelle « une luxification des rapports humains ». Autre signe venu cette fois de la Silicon Valley, ces parents qui redoutent les effets néfastes des écrans sur le comportement de leurs enfants. Aux ÉtatsUnis, les écoles maternelles traditionnelles, qui proposent un apprentissage fondé sur la créativité et les exercices pratiques, sont prises d’assaut par les classes sociales supérieures. La Waldorf School of the Peninsula, une école privée cotée chez les cadres et les startuppeurs, interdit les écrans. Un changement de point de vue aussi perceptible dans la communication des marques de luxe. « Le mot purpose (dessein, ou raison d’être) est aujourd’hui sur toutes les lèvres: les entreprises sont invitées à définir leur utilité et leur contribution positive à la société. Avec ce purpose, cette recherche de sens, elles se positionnent autrement que par leur rentabilité et valorisent le capital humain », indique Clarisse Reille, directrice générale de DEFI, comité de promotion et de développement de l’habillement, citant l’exemple de Patagonia, qui investit dans l’agriculture biologique régénérative. Dans cette logique, « le site français Moralscore, lancé en 2019, permet à ses utilisateurs de classer de grandes entreprises en fonction de leurs propres valeurs environnementales, sociales et fiscales », poursuit la spécialiste. Une sorte de Yuka des entreprises. À l’échelle individuelle ou collective, via des expériences immersives ou des actes de philanthropie, l’humain redevient soudain un préalable.