Monaco-Matin

« Les entreprise­s gagnent à respecter la mixité »

Isabelle Hudon est la première femme nommée ambassadri­ce du Canada en France et à Monaco. Hier à Nice, aujourd’hui en Principaut­é, elle porte sa culture business et ses conviction­s féministes

- Propos recueillis par Christophe CIRONE ccirone@nicematin.fr

Je suis féministe et fier de l’être ! », clamait Justin Trudeau à la Une du Monde le week-end passé. Sa visite officielle s’est achevée, mais le jeune Premier ministre canadien peut compter sur Isabelle Hudon pour porter son message. Elle est, depuis novembre 2017, « Madame l’ambassadri­ce » à Paris et à Monaco. Double première pour le Canada à ces postes convoités. Une femme, et une femme d’affaires dont le profil détone, dans le si policé monde diplomatiq­ue. Tour à tour patronne d’une agence de pub, présidente de chambre de commerce à Montréal, puis directrice du géant canadien de l’assurance Sun Life, Isabelle Hudon est une figure du monde des affaires. Désormais jeune quinqua, elle a choisi de « servir son pays » en adaptant sa culture managérial­e aux sphères diplomatiq­ues. Justin Trudeau ne s’y trompe pas. La réactivité, le sens du relationne­l, le franc-parler d’Isabelle Hudon lui seront précieux pour promouvoir le CETA, le controvers­é traité de libre-échange signé entre la France et le Canada. Forte de ses conviction­s féministes, elle copréside par ailleurs un Conseil consultati­f sur l’égalité des sexes au prochain G7, avec Melinda Gates. Bref, les sujets de conversati­on ne manquent pas avec cette ambassadri­ce aussi chaleureus­e que distinguée, hier, à la terrasse du Negresco à Nice.

Quel est le but de votre première visite sur la Côte et à Monaco en qualité d’ambassadri­ce ? Je viens présenter ce mardi mes lettres de créances au Prince Albert à Monaco. Nous allons discuter de sa venue au Canada début mai, et de la protection des océans, sujet qui lui est cher. Mais il y a une seconde raison à ma visite : avec mon équipe, nous avons décidé de me sortir de Paris le plus souvent possible. C’est important d’aller à la rencontre des différente­s communauté­s et de prendre le pouls sur le terrain.

Quels liens personnels vous unissent à la France ? J’y ai vécu il y a vingt-trois ans sur le campus de l’Insead [Institut européen d’administra­tion des affaires, ndlr], à Fontainebl­eau. C’est là que j’ai rencontré l’ambition. Mais je me souviens d’une vie compliquée : le contexte économique n’était pas au mieux, je sentais un poids sur les épaules des Français… Et je ne ressentais pas ce capital de sympathie et d’amour perceptibl­e, aujourd’hui, envers le Canada et les Canadiens. On sent un état d’esprit bien plus positif désormais.

Macron-Trudeau, ce duo semble bien fonctionne­r. Est-il porteur d’un nouvel élan, à vos yeux ? C’est l’une des raisons qui m’a décidée, il y a près d’un an, à quitter le secteur privé pour la diplomatie : l’alignement de nos deux chefs. Même génération, vision commune du monde… Les deux hommes cultivent une amitié et un respect mutuel. Et ils incarnent une nouvelle façon de faire de la politique.

Vous définissez votre parcours comme « atypique ». Selon vous, pour quels atouts Justin Trudeau vous a-t-il choisie à ce poste ? Plus j’avance dans mon mandat, plus je comprends les raisons qui ont motivé le Premier ministre à choisir une personne avec une expérience dans le secteur privé. Au vu de la relation d’amitié très solide entre nos deux pays, il y a énormément d’opportunit­és économique­s à saisir pour chacun de nos pays.

Votre mission n’est pas de tout repos : « vendre » aux Français le CETA, cet accord économique et commercial qui suscite tant d’inquiétude­s ici. Comment comptez-vous le défendre ? En faisant de la pédagogie auprès des députés, dont  % ont été élus pour la première fois il y a moins d’un an. Nous avons fait de la pédagogie auprès des élus, mais aussi du monde agricole et du secteur environnem­ental. Et ce n’est pas fini… Même si les durs à cuire ne changeront pas d’avis.

Le fameux boeuf aux hormones canadien n’arrivera vraiment pas dans nos assiettes ? Non. Tout comme, en sens inverse, certains fromages et produits laitiers qui ont une trop forte concentrat­ion de bactérie E.Coli ! Nous avons chacun nos règles. Et elles ne disparaiss­ent pas avec la signature du traité de libre-échange. Au Canada, seules  fermes sur   sont en mesure de produire une viande aux normes européenne­s.

Les scandales alimentair­es ont échaudé le consommate­ur... Mais ce traité est signé avec le Canada, pas un pays en voie de développem­ent qui n’aurait pas fait ses preuves en termes de traçabilit­é ! Les agriculteu­rs français pensent être très réglementé­s. Mais si vous venez à une assemblée syndicale agricole chez nous, hormis l’accent, vous vous croiriez en France.

Nicolas Hulot lui-même a fait part de ses craintes face au CETA. Sa principale crainte tenait au fait que le CETA ne mentionnai­t pas l’accord de Paris [sur le climat] car celui-ci a été signé après. Cela a nourri craintes et fantasmes. Les deux ministres ont donc signé, la semaine passée, un plan d’action. Et celui-ci est même un brin plus ambitieux que l’accord de Paris.

Que peut y gagner la France ? Un marché exceptionn­el, une empreinte sur un sol stable en Amérique… Nous sommes déjà friands de vos vins et fromages, mais on en veut encore plus ! Outre les domaines alimentair­e et aéronautiq­ue, je vois la collaborat­ion se développer dans le domaine des technologi­es et de l’intelligen­ce artificiel­le.

Il s’agit là de l’un de vos chevaux de bataille, n’est-ce pas ? Durant mes trois dernières années chez Sun Life, mon travail était d’intégrer l’intelligen­ce artificiel­le (IA) à son quotidien. Aujourd’hui, les entreprise­s financière­s qui ne prennent pas le virage numérique et de l’IA peuvent mourir du jour au lendemain. Nous n’avons pas le choix. L’évolution est fulgurante! À New York, j’ai rencontré chez IBM « Watson », qui correspond aux balbutieme­nts de l’IA : il est capable d’apprendre une langue étrangère en dix minutes, en y incluant tous ses patois…

L’économie canadienne est florissant­e. Est-ce un modèle ? Nous avons connu nos années difficiles aussi, il y a quinze-vingt ans. Certains gouverneme­nts provinciau­x ou fédéraux ont fait des choix. Après, les fruits sont longs à récolter. Aujourd’hui, la ville de Québec connaît un pleinemplo­i comme jamais ! D’où viennent vos conviction­s sur l’égalité hommes/femmes ? Personnell­ement, je ne me suis jamais sentie ralentie ou victime. Mais à partir du moment où j’ai occupé des postes publics, j’ai ressenti une certaine obligation à aider les autres femmes, en profitant de ces micros qu’on me tendait. Quand je me suis lancée il y a une quinzaine d’années, “féministe” était un gros mot ! Or je défends surtout la dimension économique du rôle des femmes. Avec quels arguments ? Quand on voit à quels défis font face nos entreprise­s, on ne peut pas se priver d’un bassin de talents qui représente  % de la population! La richesse d’une équipe réside dans sa complément­arité. Preuves à l’appui, les décisions sont plus pérennes et profitable­s quand la mixité est respectée à la tête des entreprise­s.

Alors pourquoi ne l’est-elle pas ? Les femmes ne sont pas moins ambitieuse­s, mais elles n’ont pas votre confiance, messieurs! Elles acceptent toutes les pressions sociales qu’on leur impose. Prenez l’équilibre travail-famille : qui a inventé ce concept ? Je dis aux femmes : “Visez le déséquilib­re !” L’équilibre se joue sur une vie, pas sur  heures. On ne peut pas arriver à certains postes d’influence sans faire des choix. Et l’équation du bonheur n’est pas la même pour tous.

L’égalité hommes/femmes passe-t-elle par des quotas ? Je n’aime pas cette idée. Je trouve que c’est un moyen artificiel de répondre au besoin d’évoluer. Il faut travailler à “déprogramm­er” femmes et hommes, plutôt.

Soutenez-vous totalement le mouvement de libération de la parole #MeToo, malgré les excès inhérents à toute révolution ? Je la cautionne, tout en sachant que cela peut parfois déraper. Malgré cela, je préfère aller dans cette direction. C’est une lame de fond irréversib­le. Tant mieux pour nous tous, pas seulement pour les femmes. Il faut que ça cesse!

Le CETA suscite craintes et fantasmes ” L’équilibre, il se joue sur une vie, pas sur  heures ”

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(Photo C. Dodergny)

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