Denis Tillinac: «Mai- était inauthentique ! »
L’écrivain avait vingt ans à l’époque des « événements ». Il les a vécus à Sciences po Bordeaux. Dans son dernier livre, il dénonce « une arnaque », qui n’aura fait que renforcer le capitalisme
Le titre est sans ambiguïté ni aménité : Mai-68, l’arnaque du siècle (1). Cette arnaque, selon Denis Tillinac, est celle « d’une contestation du capitalisme qui n’aura servi qu’à le rendre plus oppressant. Plus arrogant ». Rien ne trouve grâce à ses yeux dans ce mouvement où il n’a vu que conformisme et embrigadement, quand «un barbouillage devenait un tableau, un cri un poème ». Alors âgé de vingt ans et étudiant à Sciences po Bordeaux, l’écrivain, gaulliste de coeur, raconte comment il a traversé cette période, cette « hystérie », en oscillant « entre hébétude et consternation ». Ça déménage !
Vous êtes féroce avec vos condisciples grévistes de l’époque, dont vous stigmatisez l’embrigadement totalitaire et l’absence d’esprit critique… Embrigadement totalitaire, n’exagérons rien, mais en tout cas conformiste. Et l’absence d’esprit critique était, en effet, effrayante ! C’était le règne de la pensée unique, des formules toutes faites récitées comme au caté. Il y avait quelque chose de l’ordre de la bigoterie, que ce soit chez les trotskistes, les maoïstes, mais aussi chez les anars. Plus le temps passait, plus l’étau du conformisme se resserrait. C’était irrespirable et surtout ennuyeux, ennuyeux…
Ce mouvement, dites-vous, manquait beaucoup de recul et d’humour. Il était si triste ? Tout cela manquait d’allégresse. Ce n’était pas ludique du tout. Les manifestants ont pris dix ans en un mois. J’avais moi-même vingt ans, j’étais prêt à m’exalter pour quelque chose qui aurait été de l’ordre de l’idéal. J’étais ennemi du capitalisme, de la société de consommation et du spectacle, anar bien plus que certains. Hélas… Mitterrand a ensuite fait prospérer les enfants de Mai- et leurs petits-enfants sont les bobos au pouvoir aujourd’hui.
Le seul que vous épargnez est Daniel Cohn-Bendit… Il a prouvé par la suite qu’il avait plus de talent et d’intelligence que les autres. On voyait bien que lui jouait, il y avait du ludisme dans sa démarche, sans qu’elle soit exempte de lucidité. Il a su jusqu’où ne pas aller trop loin. Il est le bel arbre qui cache une forêt d’arbustes rabougris. A vous lire, Mai- a enfanté la société de consommation à tous crins et le fric décomplexé des années quatre-vingt. Le raccourci est brutal… Mai- a été inventé dans les années soixante-dix et quatrevingt. C’est une glose qui a accompagné la propagation de la philosophie des déconstructeurs, de Derrida, de Morin, de Foucault. Le mythe s’est propagé à mesure que la glose se renforçait. Et la genèse de tout cela, c’est ce besoin proprement français, même lorsqu’on réclame la transgression, qu’elle soit estampillée par un coup de tampon de l’Etat. Les gamins voulaient aller sauter les filles à la cité U de Gentilly, mais en demandant à papa - maman l’autorisation de braver un interdit. Les jeunes de Mai- voulaient faire la révolution, mais que les flics les transportent sur les lieux des manifs. Ça ne pouvait de toute façon durer longtemps, car personne ne voulait louper les vacances à Saint-Trop’. C’était inauthentique. Ils n’ont pas changé la vie. Ils n’ont pas changé euxmêmes. Mai- n’a rien changé et pour le lyrisme, on repassera. Quand on relit les slogans soixante-huitards, on est loin de Lautréamont et de Rimbaud !
Vous regrettez même que Mai- ait tué le romantisme du rugby. Vous lui mettez tout sur le dos ! Là, je suis dans la symbolique. Le discours techno-psy des profs de gym marqués par Mai- a
pris le pouvoir. On est arrivé petit à petit à un rugby millimétré qui a préfiguré l’arrivée du professionnalisme et l’apologie du fric, des communicants, des sophrologues, de toutes ces conneries… Enfin, de tout ce que je n’aime pas ! Ceux qui ont fait Mai- étaient censés nous faire respirer un peu contre les forces de l’argent, de la pub et du consumérisme. Or, jamais ces forces n’ont été si puissantes ni arrogantes que depuis. Jamais le cynisme des communicants n’a été si prégnant. Mitterrand est l’homme de gauche qui a conduit la génération de Mai- au pouvoir, mais jamais la bourse ne s’est aussi bien portée. Le personnage le plus symptomatique des années quatre-vingt est Bernard Tapie.
Vous ne surjouez pas vous-même un peu trop vos agacements ? Je n’aime pas beaucoup la société moderne. Je n’aime pas ce monde trop mécanique, trop technique, trop mercantile, sans place pour l’idéal. Il n’est pas juvénile. Mai- a fabriqué des petits fauves, avides de consommer et brutaux. Je ne vois pas ce qu’on a gagné, mais on a beaucoup perdu. Cela aura fait le jeu des populismes et, surtout, du capital. La classe ouvrière des années soixante se rapprochait tranquillement du niveau de vie de la classe moyenne, ce n’était plus la classe
ouvrière du Front populaire. Les grévistes ont mimé les communards et les spartakistes, mais dès l’automne la société de consommation a gagné : on trouvait des t-shirts de Guevara au drugstore de Saint-Germain. Beaucoup des grands pubards des années suivantes étaient en des maoïstes. Ils ont été des traîtres à eux-mêmes. Vous regrettez que l’idéologie libertaire de Mai- nous ait éloignés des vraies valeurs. Le sacrifice du colonel Beltrame a dû vous réconcilier un peu avec notre société ? Effectivement. En , le seul fait de porter un uniforme lui aurait valu d’être lynché dans les manifs. Et les valeurs qu’il a revendiquées jusqu’au sacrifice étaient considérées comme bourgeoises, décadentes et devant être éradiquées.
Quel regard portez-vous sur les mouvements sociaux actuels ? On assiste à une révolte confuse et brouillonne qui préfigure une lutte des classes nouvelle à l’échelon mondial. Elle aurait plutôt ma sympathie, si elle ne s’appuyait pas sur une vieille idéologie. Je crois qu’il faut sortir du capitalisme, mais la recette inventée au XIXe siècle, celle du socialisme, n’est pas la bonne. Mélenchon a beaucoup de talent, mais il a été sénateur socialiste et ça s’entend. On voit bien qu’il n’y a pas un idéal transcendant. Cela manque de teneur en idéal, toute comme en . «Jouir sans entrave » n’est pas un idéal. Ces revendications étaient moches, petites-bourgeoises. Cela a engendré le bobo hédoniste, sceptique et jouisseur d’aujourd’hui. Emmanuel Macron ? Il a indéniablement resacralisé la fonction présidentielle, il lui a redonné du lustre, en comprenant bien ce que de Gaulle avait déjà perçu, à savoir que le chef de l’exécutif endosse quinze siècles d’inconscient monarchique. La France repose sur un trépied : la nostalgie de l’unité perdue, la tripe républicaine et le lyrisme napoléonien qui a bâti notre sensibilité moderne. De ce point de vue-là, Macron incarne bien la fonction, dans une perspective bonapartiste qui exaspère les corps intermédiaires. Moi qui suis gaulliste, ça me va plutôt. Pour le reste, ses recettes sont banalement libérales. Il a beaucoup d’espace politique personnel, il y a encore une petite chance qu’il soit un grand Président, j’ai envie de lui accorder crédit. Mais je crois peu, en revanche, en l’avenir de La République en marche, c’est un mouvement hétéroclite qui va se dissoudre comme un sucre dans un verre d’eau et on verra réapparaître des courants plus classiques. Cet espace central, Giscard avait également essayé de l’occuper, ça lui a coûté sa place.
Mai- vous a-t-il vraiment vacciné contre la politique, comme vous le dites, alors que vous avez toujours baigné dedans ? Oui, mais en voyeur, en lecteur de Balzac, en romancier, un peu comme on regarde sous les jupes des filles. Ça m’a amusé, mais je n’ai jamais voulu être député ou appartenir à un parti. J’ai eu une amitié privée avec Jacques Chirac, un seigneur, un type formidable, auquel j’ai donné un coup de main, même si on n’était pas forcément d’accord sur grand-chose. C’était un truc de mec à mec, comme dans un roman de Blondin.
Jamais les forces de l’argent n’ont été si puissantes que depuis .... Avec Chirac, c’était un truc de mec à mec”