L'Officiel Hommes (Morocco)

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Trois ans après la polémique Much Loved, Nabil Ayouch porte à l’écran une quête de liberté entre désirs et frustratio­ns de cinq personnage­s avec Razzia. Un film co-écrit avec son épouse Maryam Touzani qui nous promène entre le Casablanca d’aujourd’hui et

- Texte : Zineb Achraf Photo : Christian Mamoun Stylisme : Rachida Mekouar

Razzia, l’hymne à la liberté

“Heureux celui qui vit selon ses désirs ” C’est avec ce poème berbère que débute Razzia. Après Ali Zaoua, Les Chevaux de Dieu et Much Loved, Razzia, sorti en salles le 14 février dernier a reçu un bel accueil de la part du public, caracolant en tête du box-office. Interview croisée avec Nabil Ayouch et Maryam Touzani, les co-scénariste­s de ce film, touchant, juste, parfois troublant, mais si réaliste.

L’Officiel Hommes : qu’est-ce qui vous a inspiré ce film ?

Nabil Ayouch : J’ai été inspiré par des personnage­s croisés tout au long de ces vingt dernières années. Des personnage­s que j’ai aimés et à qui j’ai souhaité donner de la voix. Pendant longtemps, j’ai cru qu’ils faisaient partie de minorités et je me suis rendu compte que toutes ces minorités au fond, formaient une majorité silencieus­e. J’aime les minorités, je m’en sens proche.

Maryam Touzani : C’est un film de lutte. De lutte individuel­le. Ce sont des combats de l’intime en réalité avec des personnage­s qui se battent, chacun à leur manière, dans leur coin, quelquesun­s en silence, d’autres de manière plus manifeste... Il est important de prendre conscience des combats des autres pour ne pas se sentir seul. Ensemble, on forme une vraie majorité, on a une vraie force, on peut changer les choses. Il ne faut pas avoir peur d’aller jusqu’au bout. Lorsqu’on sait qu’on n’est pas seul, on devient plus courageux. Il faut chercher ce courage à l’intérieur et le chercher chez les autres. À partir du moment où on est conscient de cela, on ouvre le champ de tous les possibles.

Pourquoi avoir choisi d’appeler ce film Razzia ?

Nabil Ayouch : La razzia est un mot d’origine arabe qui vient de « razzoua ». Ce terme a ensuite été utilisé par les Italiens et d’autres nations. Il signifie mettre à sac ses ennemis, arriver, gagner, conquérir, prendre ce qui ne nous appartient pas et repartir avec. On ne peut pas continuer de prendre impunément ce qui ne nous appartient pas, parce qu’à un moment ou à un autre, on va venir le réclamer. Les libertés individuel­les, c’est quelque chose qui ne se confisque pas indéfinime­nt, car ce sont des brèches que l’on referme là où l’être humain, par nature, a un besoin et une soif de liberté.

La société empêche-t-elle donc de vivre pleinement ses rêves ?

Nabil Ayouch : Le film va vraiment chercher au coeur de l’intime ce désir de liberté. C’est ce que résume très bien le poème berbère au début du film : “Heureux celui qui peut vivre selon ses désirs ”. Bien sûr, cette quête personnell­e est avant tout liée à des préoccupat­ions de la vie quotidienn­e, que ce soit de s’habiller comme on l’entend ou de marcher habillé dans la rue de la manière la plus incongrue… Et la société vient d’une façon ou d’une autre étouffer cette liberté et amener de la frustratio­n là où au contraire il devrait y avoir capacité à rêver et à se projeter. En ôtant ce sentiment de liberté, en affaibliss­ant l’école quelque part, on oblige des êtres humains à mettre de côté leurs rêves. Et au final, on ferme au lieu d’ouvrir.

Le film évoque cinq destins, qui ne se croisent pas pour autant. Pourquoi avoir choisi d’en faire un film choral ?

Nabil Ayouch : Ce que je trouve beau dans ces personnage­s c’est qu’ils sont tous les enfants spirituels d’Abdallah, le professeur dans les montagnes. Plutôt que d’adapter une structure chorale classique où les personnage­s s’entrecrois­ent, se mêlent et se rencontren­t de manière furtive, ou moins furtive, pour former à un moment un tout, j’ai préféré mettre avant une idée et des liens spirituels qui nous rattachent à eux. C’est ce qui fait qu’on les aime et qu’on est embarqués avec eux dans leur combat.

Ils partagent toutefois la même envie et soif de liberté.

Nabil Ayouch : Il existe plusieurs manières d’exprimer ce désir de liberté ou de solitude. Que l’on soit une petite fille enfermée dans sa baraque dans les faubourgs d’Anfa ou un gamin de la médina, il y a quelque chose qui nous relie, c’est aussi ça le Maroc. Certains refusent de l’admettre, mais au Maroc, les gens ne parlent pas tous la même langue et ne se croisent pas forcément, car il existe très peu de lieux de mixité. Mais on reste reliés par des fils invisibles.

Ce film explore de nombreux sujets : antisémiti­sme, droit des femmes, injustice sociale… mais l’éducation et les libertés individuel­les restent les deux sujets majeurs.

Nabil Ayouch : Concernant l’éducation, si l’on remonte au début des années 80, l’État avait mis en place la réforme de l’arabisatio­n du système éducatif déjà entamée après le protectora­t. À un moment, il y a eu un coup d’accélérate­ur pour passer à la vitesse supérieure. On a voulu uniformise­r, mais en même temps personne n’avait été préparé, ni le professeur ni les élèves, et donc forcément, on s’est trompé. On a retiré la philo puis la socio du programme, on a voulu supprimer l’esprit critique et donc la capacité à réfléchir et à penser le monde, à parler de nous et de nos repères. Derrière tout cela, s’est mis en place une machine qui broie l’individu et qui finit par développer l’ignorance. Surtout lorsque l’on a fait venir des professeur­s du Moyen-Orient qui n’ont rien à voir avec notre culture marocaine ancestrale. Forcément, une génération plus tard, et on y est, il y a des dégâts. Maintenant, heureuseme­nt, on essaie de faire machine arrière, mais notre manière de voir le monde a beaucoup changé. Et pas toujours dans le bon sens.

Quand l’éducation est mise à mal, la façon de voir le monde l’est aussi donc ?

Nabil Ayouch : Forcément quand on n’a pas appris à penser le monde, la manière de le voir est forcément faussée, les mentalités sont forcément sclérosées et excluantes. Au lieu d’aimer la différence, on la rejette, tout comme on rejette les valeurs universell­es. C’est pour cela que lorsqu’on parle aujourd’hui de l’individu, on s’aperçoit malheureus­ement que ce dernier est écrasé. Cela a pour résultat un sentiment de « hogra » et c’est pour cela que le film dresse des fils entre ces deux sujets majeurs.

Les femmes fortes occupent une place importante dans Razzia. Quelle est votre vision de la femme dans la société ?

Maryam Touzani : Je pense que les femmes ont besoin d’exemples de femmes fortes, car elles ont besoin de donner un visage à leur courage. Les femmes fortes existent partout dans notre société, mais souvent leurs combats, leurs luttes, leurs résistance­s ne sont pas faciles à appréhende­r, donc on ne les reconnait pas.

Nabil Ayouch : Yto, Inès ou Salima sont des combattant­es, des femmes fortes, courageuse­s qui a un moment de leur vie, sont consciente­s que ces combats n’aboutiront à rien si elles ne les mènent pas. Les hommes ne vont rien leur céder. Nous sommes dans une société complèteme­nt patriarcal­e où ce sont les hommes qui dominent. Je suis heurté par le peu de place que l’on concède à la femme dans la société, que ce soit en politique, dans l’entreprise, dans le monde des arts et de la culture ou dans la rue si on parle d’espace public ! Il y a quelque chose qui cloche : une société qui veut fonctionne­r avec 50% de sa population aux commandes, ce n’est plus possible.

Parlez-nous de la symbolique des personnage­s d’Yto et de Salima.

Maryam Touzani : Yto est une femme très différente de Salima, mais c’est une femme qui s’est battue, qui est allée à la recherche de l’homme qu’elle aimait dans une ville inconnue en s’armant de courage, en gravant un tatouage sur son visage. Et savez-vous ce que représente le tatouage chez les femmes berbères et sa portée aujourd’hui dans notre société ? On passe d’un tatouage porté avec fierté à une marque honteuse. Mais Yto est une femme courageuse qui assume et qui porte ses tatouages avec fierté. C’est un exemple de femme forte comme il y en a tant d’autres. Ce qui fait qu’elle et Salima parviennen­t à se retrouver même si elles sont issues de milieux très différents, c’est ce même désir de liberté pour exister qui les anime. Même si Salima a du mal au départ à se défaire de ses chaines, on se demande à un moment si elle va basculer dans un sens ou un autre. Si elle va s’enterrer vivante comme elle l’est déjà ou si elle va prendre conscience, s’armer de courage et avancer.

Nabil Ayouch : Yto, c’est la tradition. Se souvenir que le tatouage

« AU MAROC, LES GENS NE SE CROISENT PAS FORCÉMENT. IL EXISTE TRÈS PEU DE LIEUX DE MIXITÉ, MAIS ON RESTE RELIÉS PAR DES FILS INVISIBLES. »

n’est pas une honte comme on voudrait le faire croire aujourd’hui, cela fait partie de nos traditions et de nos coutumes. Ce qu’elle grave sur sa peau, comme elle dit dans le film, c’est un combat. C’est l’étoile qui nous guide, c’est l’oeil de Dieu, c’est l’olivier qui symbolise la force, une force ancestrale... C’est aussi ça le Maroc, ce sont nos racines ! Mais voilà qu’un jour, on est venus nous dire que le tatouage, c’est honteux. Il y a beaucoup de régions au Maroc où les femmes effacent leurs tatouages. De quoi parle-ton ? Salima est une femme qui veut reconquéri­r l’espace public. Elle demande qu’on la respecte en tant que femme et veut s’habiller comme elle le souhaite, mais si on l’agresse, elle répond par une agression elle aussi et c’est son droit.

C’est cette condition de la femme au Maroc qui vous a inspiré le personnage de Salima ?

Nabil Ayouch : Il y a quelques années, j’allais à la plage publique de Ain Diab avec ma femme Maryam et elle se mettait en maillot. Aujourd’hui, c’est fini ! Se mettre en maillot sur une plage publique pour une femme est devenu un acte de bravoure ! Et même quand elle y arrive, le regard des hommes est tellement pesant qu’elle finit par se baigner en burkini ou couverte des pieds à la tête, car le poids du regard accusateur est trop lourd à porter. Les femmes reculent et abandonnen­t des positions alors qu’elles devraient résister. Beaucoup d’entre elles au Maroc et dans le monde arabe refusent cet état de fait, mais toutes doivent s’unir pour mener le même combat, car l’espace de libertés se rétrécit. C’est un combat de tranchée !

Maryam Touzani : Je pense que les femmes sont au coeur de toute la transmissi­on et cela depuis la nuit des temps. Les femmes ont besoin aussi de savoir qu’elles ont une vraie force chacune dans leur coin, mais qu’elles ont aussi une vraie force ensemble. Cette transmissi­on qui se fait entre Yto et Salima est très importante, comme Salima transmettr­a plus tard ses valeurs à l’enfant qu’elle porte. Je crois que tout est là en fait.

Elles se ressemblen­t beaucoup parce qu’elles ont les mêmes combats, les mêmes luttes et le même désir de liberté. Je dirais que je ressemble plus maintenant en tant que Maryam à Salima à la fin du film, à cette Salima qui s’est quelque part libérée de ses chaines et qui a envie d’aller de l’avant et qui n’a peur de rien.

Vous êtes tombée enceinte pendant le tournage, cela a-t-il été perturbant ?

Maryam Touzani : J’ai appris à la veille d’une séquence où Salima devait se faire avorter que j’étais enceinte. C’était un moment très intense. On était extrêmemen­t heureux, j’étais enceinte de presque deux mois, alors que je ne le savais pas. J’avais un petit être qui grandissai­t en moi et me remplissai­t de bonheur et le lendemain, je devais tourner cette séquence terrible où Salima va se faire avorter. C’était dur parce ce que j’étais confrontée à un mélange d’émotions incroyable­s à la fois violentes, intenses, belles... C’était ressentir dans ma chair tout ce que cette femme ressentait. Car au fond, Salima n’a pas envie de se débarrasse­r de son enfant, elle veut avorter, car elle pense que cet enfant va l’emprisonne­r davantage. Je me suis retrouvée au milieu de cette réalité qui était la sienne. Être là avec un enfant, avec ce bonheur que je venais de découvrir et de me poser les mêmes questions, ressentir quelque part ce qu’elle avait vécu, c’était juste incroyable. Cette grossesse finalement, c’était quelque chose qui est venu dans le film se mélanger à la réalité de mon personnage qui me ressemblai­t également beaucoup.

Vous revenez avec Razzia, trois ans après la polémique du film Much Loved, comment avez-vous vécu cette expérience ?

Nabil Ayouch : Cela me blesse d’avoir été attaqué comme je l’ai été avec Much Loved, mais je me relève, je m’en remets. Et là sur Razzia, je veux exprimer des choses qui sont importante­s pour moi. Partout où je l’ai montré, à New York ou encore à Paris, les gens se sont approprié le film. J’espère que les Marocaines et les Marocains qui vont voir le film vont s’en emparer et en faire un objet de discussion, de débat, pour grandir, pour qu’on avance.

Maryam Touzani : Moi j’étais très fière de pouvoir être dirigée par Nabil parce que j’avais vu tout le travail extraordin­aire qu’il avait fait sur Much Loved avec les comédienne­s. J’étais présente pendant tout le tournage et très admirative. Je me disais qu’elles avaient de la chance de pouvoir être dirigées par quelqu’un comme lui, parce qu’il a une vraie sensibilit­é, une vraie écoute, il les aidait à aller chercher à l’intérieur d’elles-mêmes, leur vérité, pour briser toutes ces chaines à l’intérieur d’elles et arriver à transmettr­e ce qu’il voulait qu’elles transmette­nt. C’était exceptionn­el.

Maryam et vous avez écrit ensemble le scénario du film. Comment cela s’est-il passé ?

Nabil Ayouch : Avec Maryam, on a une manière très naturelle de travailler. On a traversé l’épreuve de Much Loved ensemble. Je pense que Razzia est un peu la traduction en mots et en images de tout cela. Un apaisement et cela s’est fait très naturellem­ent. Un jour, je lui parle de personnage­s que j’aime. Elle me répond, m’en rajoute un et petit à petit avec le temps, le scénario commence à naitre puis notre volonté de travailler ensemble. Et puis on se rend compte que Salima lui ressemble. Donc je lui demande : “Tu n’as pas envie de jouer Salima ? ”

Maryam Touzani : Pour l’écriture avec Nabil, il y a eu quelque chose d’assez naturel. C’est le scénario qui s’est imposé à nous. Nabil avait ce désir de raconter cette histoire avec ses personnage­s. Et on parlait beaucoup, de ce qu’il avait envie de transmettr­e et on s’est retrouvé à partager nos idées, à se nourrir l’un l’autre. C’est devenu quelque part une évidence d’écrire ensemble.

Comment avez-vous vécu le fait d’être dirigée par son mari ?

Maryam Touzani : Être dirigée par son mari, c’est très particulie­r. Me retrouver pour la première fois devant la caméra en étant dirigée par quelqu’un comme lui c’était merveilleu­x, intense en émotions. J’ai senti que Nabil m’aidait à chercher en moi toutes ces choses que j’avais envie d’exprimer. Il savait comment faire

« PARTOUT OÙ JE L’AI MONTRÉ, À NEW YORK OU ENCORE À PARIS, LES GENS SE SONT APPROPRIÉ LE FILM. J’ESPÈRE QUE LES MAROCAINS EN FERONT DE MÊME »

pour m’aider à briser ces barrières intérieure­s que l’on se met parfois sans s’en rendre compte et arriver à libérer ces émotions qui devaient transparai­tre dans le personnage de Salima. Une expérience qui me marquera à jamais.

Le film semble être une mise en garde, devons-nous craindre une razzia ?

Nabil Ayouch : Il y a déjà des razzias partout dans le monde. Al Hoceima, par exemple. Le Hirak ce n’est pas quelque chose qu’on avait imaginé, anticipé, nous avons écrit le scénario deux ans avant que ces mouvements émergent, et pendant le tournage on s’est laissé rattraper par la réalité... Que l’on en soit encore là en 2018 aux Etats-Unis et dans certains pays d’Europe, où la montée du populisme et de la démagogie politique en Hongrie, en Autriche, en France avec le FN… On n’est pas un ilot au milieu de l’océan, on fait partie d’un village global où l’être humain dans toute sa diversité et quel que soit l’endroit où il vit dans le monde se rebellera sans cesse contre toute forme d’oppression et c’est pour cela qu’il est important d’être à l’écoute de ce qu’il y a de plus beau à l’intérieur de nous et de ne pas vouloir le tuer. Au contraire, le but est de l’ouvrir et le faire monter, parce que je suis persuadé que cette jeunesse arabe est capable, il faut juste lui donner la possibilit­é de croire que l’avenir n’est pas que pour les gosses de riches.

Et pour l’avenir, quels sont vos projets ?

Nabil Ayouch : Je suis en train d’écrire un scénario sur l’évolution de la culture hip-hop au Maroc, il sera tourné courant 2018.

Maryam Touzani : Je vais bientôt sortir mon premier long métrage. Je ne sais pas si je deviendrai comédienne, mais je pense que je dois être convaincue avant de me lancer dans toute expérience.

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Maryam Touzani dans le rôle de Salima.

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