Le Temps

Sarah Höfflin, le défi de la notoriété

La médaillée d’or de slopestyle aux JO de Pyeongchan­g doit apprivoise­r sa nouvelle popularité. Comment s’y prend-elle? Rencontre

- LIONEL PITTET, CHAMONIX @lionel_pittet

Chamonix, un lundi au soleil: ils sont nombreux à ne pas être derrière les carreaux. Des alpinistes lourdement chargés partent en expédition. Des cyclistes déboulent dans le centre-ville en VTT. Des parapentis­tes virevolten­t et animent un ciel d’un bleu presque trop uniforme pour être vrai. Sur une terrasse de la place Balmat, Sarah Höfflin savoure son café au lait et sa matinée au calme: «C’est bien, Cham’, non?»

La spécialist­e genevoise de ski freestyle habite au pied du Mont-Blanc depuis le mois de novembre. Elle y a suivi William, un Anglais qui partage sa vie depuis deux ans, ambitionne de devenir guide de montagne et estime qu’il n’y a pas meilleur endroit dans les Alpes pour se lancer. «Après tout, c’était à lui de choisir. Moi, je suis si rarement à la maison…» En six mois, elle n’a passé que «quelques semaines» dans la ville de Haute-Savoie. Sa saison se terminant, elle a enfin un peu de temps pour découvrir l’animation du centre-ville, le charme des petites rues, la beauté des environs. Et le privilège retrouvé de flâner incognito.

Toute petite dans le tram

La vie de Sarah Höfflin a basculé voilà trois mois jour pour jour. Le samedi 17 février, sur la neige artificiel­le de Bokwang Phoenix, en Corée du Sud, la jeune femme de 27 ans réussissai­t le meilleur run de la journée pour devenir championne olympique de slopestyle, une spécialité où il s’agit d’enchaîner des figures sur une série de tremplins et d’obstacles, devançant de peu la Gruérienne Mathilde Gremaud, deuxième. Les deux Romandes ont traversé le premier tunnel de célébratio­ns et d’obligation­s médiatique­s ensemble. Les podiums, les photos, les interviews. Mais bien vite, la médaillée d’or s’est retrouvée à devoir gérer seule, ou presque, une exposition à laquelle elle n’était ni habituée, ni vraiment préparée.

Sarah Höfflin: «D’un côté, je comprends, car les JO sont très suivis. D’un autre, c’est un peu bizarre pour moi. Tous ces bravos… J’ai parfois envie de répondre: wow! Du calme, je ne suis pas si spéciale!» Son projet: s’imposer comme une «athlète de la montagne» au sens large davantage que comme une championne de ski freestyle

«C’est impossible d’imaginer ce qui se passe lorsque tu gagnes aux Jeux olympiques, lance Sarah Höfflin. Du jour au lendemain, tu passes de l’anonymat complet à, en quelque sorte, la légende du sport suisse, et les gens te le font bien ressentir. Des personnes m’ont abordée dans la rue pour me dire que je les avais fait rêver, qu’elles avaient pleuré en me voyant à la télévision.» La Genevoise fronce les sourcils, encore un peu incrédule. «D’un côté je comprends, car les JO sont très suivis. D’un autre, c’est un peu bizarre pour moi. Tous ces bravos… J’ai parfois envie de répondre: Wow! Du calme, je ne suis pas si spéciale!»

Quelquefoi­s, elle s’est retrouvée à prendre le tram à Plainpalai­s avec ses skis, ses gros sacs floqués aux couleurs de l’équipe de Suisse, et cette idée fixe: se faire plus petite qu’elle ne l’est (1m58) pour passer inaperçue, comme avant.

La jeune femme n’a pas seulement dû s’habituer au feeling étrange d’attirer les regards des badauds dans la rue, mais aussi apprendre à gérer sa nouvelle notoriété comme un capital financier. Depuis son titre olympique, elle a reçu d’innombrabl­es demandes d’interviews, d’invitation­s à des inaugurati­ons de bâtiments ou à des événements. Elle en a satisfait beaucoup. «Au départ, on m’a conseillé d’en faire un maximum pour faire «sortir» mon nom, explique-t-elle. Mais avec l’expérience, je me rends compte que certaines choses ne m’apportent rien. Quand, en plus, cela me prive de belles journées d’entraîneme­nt, cela n’en vaut vraiment pas la peine…»

Penser «business», penser à soi

Alors, petit à petit, Sarah Höfflin a commencé à choisir. A dire non. Elle n’est pas seule pour ce faire: au début de l’hiver, elle avait eu la bonne idée, presque l’intuition, de s’adjoindre un manager pour orchestrer son planning et gérer ses relations publiques. «Quand j’ai gagné à Pyeongchan­g, il m’a prévenue que j’allais être très sollicitée et il m’a dit de tout renvoyer chez lui pour qu’il fasse le tri. Heureuseme­nt qu’il était là…»

Pourtant, l’athlète tient à garder la main, consciente que se joue actuelleme­nt la constructi­on de son image publique. Au printemps 2017, elle a remporté la Coupe du monde de slopestyle. En janvier 2018, les X-Games, grand-messe annuelle des sports extrêmes. En février, les Jeux olympiques. Elle a l’attention des sponsors et sait qu’elle doit penser «business», tout en faisant le maximum pour ne pas devenir un bête panneau publicitai­re. Elle tient à se reconnaîtr­e dans les marques appelées à la soutenir.

Son projet: s’imposer comme une «athlète de la montagne» au sens large davantage que comme une championne de ski freestyle. Depuis sa rencontre avec William, elle fait du ski de randonnée, de l’escalade. Elle veut mettre en valeur cette diversité, ce qui ne va pas forcément de soi. «Sur Instagram, je vois bien que ce que mes fans veulent, ce sont des photos dans des snowparks. Quand je mets une image d’escalade sur glace, cela génère moins de réactions. Mais je ne suis pas comme certaines de mes adversaire­s, qui font du «park» quoi qu’il arrive. Je fais différente­s choses et je tiens à montrer mon parcours atypique.»

Des 360° à 9 ans

La presse s’en est largement fait l’écho. Sarah Höfflin, cette athlète qui a découvert son sport sur le tard, à 20 ans, pour finir par éclore à un âge où certaines pensent à arrêter… L’histoire est belle, mais incomplète. Sarah Höfflin a bien commencé à s’investir dans le slopestyle en 2011, lors d’un camp de ski organisé aux Deux-Alpes (France) par son université anglaise. C’est là qu’elle a commencé à s’entraîner, à penser compétitio­n. Mais elle vivait avec la glisse depuis bien longtemps déjà. Dans sa famille et son entourage, beaucoup skiaient, passaient des semaines à la montagne. Enfant puis ado, Sarah s’est souvent rendue à Méribel dans le chalet d’amis de sa mère. «Je fais des 360° en bord de piste depuis que j’ai 9 ans», sourit-elle.

Les cours de danse classique suivis toute petite, les parties de foot avec ses frères puis la pratique du hockey sur gazon – «je ne suis pas très douée mais j’adore ça» – ont complété son éducation physique. Un investisse­ment intense sitôt le freestyle découvert a fait le reste. «A l’université, un colocatair­e un peu geek a essayé de me convaincre de me mettre à League of Legends [un jeu vidéo phare de l’e-sport]. Il me disait qu’en m’entraînant six heures par jour pendant deux ans, je pouvais devenir pro. Je n’ai pas suivi son conseil pour League of Legends, mais je crois que la théorie vaut pour à peu près n’importe quelle activité: les jeux vidéo, les mathématiq­ues, le sport…»

Reste qu’au sein de la famille olympique, le profil de Sarah Höfflin détonne. Elle avoue volontiers que les Jeux ne l’ont jamais vraiment fait rêver en tant que spectatric­e. Elle ne témoigne pas d’une culture sportive hors norme. A son retour de Pyeongchan­g, on lui a fait rencontrer Renée Colliard, championne olympique de slalom en 1956 à Cortina d’Ampezzo, mais elle reconnaît ne pas savoir qui est Madeleine Berthod, sacrée la même année en descente. Entre la victoire des deux skieuses et la sienne, aucune Romande n’a remporté de médaille d’or aux Jeux ni d’hiver, ni d’été. Vertige de l’histoire. «Laisser sa petite marque dans les annales comme ça, c’est trop cool, rigole l’intéressée. D’autant plus que je ne m’y attendais pas…»

«Mon run était nul»

Avant les Jeux olympiques, elle ne visait pas l’or. Figurer dans le top 5 aurait été «génial». Terminer sur le podium, «un coup de chance incroyable». Alors, sur la première marche? «Je n’y pensais même pas tellement cela paraissait impossible.» La jeune femme avale encore une gorgée de café au lait. «Aujourd’hui, je me dis que c’était mon jour. Que j’ai eu un peu de chance. Car pour être honnête, je suis loin de considérer que mon niveau est top…» Pardon? «Le run qui me vaut la victoire olympique, je ne l’aime pas. Quand je le regarde je me dis, bon, il y a un ou deux trucs cool, mais dans l’ensemble… il est trop nul. Il y a plein de sauts que je sais faire et que j’aimerais voir dans ce run, mais ils n’y sont pas. Je n’étais pas prête.»

«J’ai encore tellement de choses à réaliser que je préfère me dire que j’aurais pu faire mieux» SARAH HÖFFLIN

L’autocritiq­ue est sévère. Elle le sait. Nuance pour la forme, reste ferme sur le fond, comme s’il s’agissait d’une condition pour garder la tête froide. «Si tu vois une médaille d’or olympique comme un aboutissem­ent, comment te motiver après l’avoir obtenue? J’ai encore tellement de choses à réaliser que je préfère me dire que j’aurais pu faire mieux. Franchemen­t, tu n’iras pas loin si tu regardes un run moyen en te disant qu’il est super, non?»

Le téléphone de Sarah sonne, c’est «Will». Avant de la laisser rejoindre son compagnon, on la lance sur ses perspectiv­es d’avenir. Elle confesse sa difficulté à se projeter. Il ne faut pas lui parler des JO 2022. Ni même des Championna­ts du monde 2019. «Pour l’instant, je pense aller faire un peu d’escalade dans le coin cet après-midi. C’est vraiment bien, Cham’.»

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(TIM CLAYTON/CORBIS VIA GETTY IMAGES)
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(SEDRIK NEMETH)

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