Le Temps

Conférence houleuse sur le désarmemen­t

GENÈVE INTERNATIO­NALE Le début de la présidence syrienne de l’enceinte onusienne a provoqué des échanges musclés. Les Occidentau­x considèren­t que Damas, utilisateu­r d’armes chimiques, n’est pas digne d’assumer ce rôle

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Les peintures murales or et sépia de l’artiste catalan José Maria Sert datant de 1936 qui ornent la salle du Conseil posent le décor dramatique d’une session très tendue de la Conférence du désarmemen­t (CD). Au plafond, des hommes musculeux semblent en découdre. Mardi matin pourtant, ce sont des diplomates en chair et en os qui ont croisé verbalemen­t le fer dans une salle du Palais des Nations électrique qui servit à l’époque de siège du Conseil de la Société des Nations. Motif: la CD, seule enceinte multilatér­ale chargée du désarmemen­t, est présidée depuis mardi et pour un mois par la Syrie.

Le moment est embarrassa­nt. Jeudi dernier, à l’Université de Genève où il présentait son agenda pour le désarmemen­t, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a botté en touche: il n’a aucune emprise sur la question. De fait, en vertu de l’article 9 du règlement de la CD, la présidence de la conférence est tournante en vertu de l’ordre alphabétiq­ue en anglais. Après la Suède puis la Suisse, c’est logiquemen­t au tour de la Syrie.

«Jour honteux»

Contraint par les Etats-Unis et la Russie de ratifier la Convention sur l’interdicti­on des armes chimiques en 2013, Damas est accusé d’avoir utilisé à plusieurs reprises ces produits contre des civils syriens, un crime de guerre selon le droit internatio­nal. A commencer par la Ghouta en août 2013, où il y a eu près de 1400 morts, ce qui a poussé Washington et Moscou à mettre en oeuvre un plan d’éliminatio­n des armes chimiques aux mains du pouvoir de Bachar el-Assad. Il y a eu aussi Khan Cheikhoun au début avril 2017, où plus de 80 personnes sont mortes intoxiquée­s et, enfin, Douma en avril 2018, où une attaque chimique a fait plus de 40 morts.

Pour l’ambassadeu­r américain auprès de la CD Robert Wood, la journée d’hier fut un «jour triste et honteux dans l’histoire» de l’enceinte multilatér­ale. Au vu des «crimes barbares» que le régime syrien a commis en utilisant des armes chimiques, Robert Wood est catégoriqu­e: «La Syrie n’a ni la crédibilit­é ni l’autorité morale pour assumer la présidence de la CD, cet organe même qui a négocié la Convention sur l’interdicti­on des armes chimiques» au début des années 1990.

En guise de protestati­on, le diplomate américain a quitté brièvement la salle et expliqué que les Etats-Unis allaient boycotter aussi bien la plénière que les organes subsidiair­es de la CD durant la présidence syrienne.

Au nom de l’Union européenne, la Bulgarie n’a pas non plus ménagé Damas. La représenta­nte bulgare s’est dite choquée que, vingt-cinq ans après l’adoption de la Convention sur les armes chimiques, la communauté internatio­nale «soit à nouveau confrontée à l’utilisatio­n de telles armes. […] Il est extrêmemen­t regrettabl­e que le régime syrien assume la présidence de la CD. Il n’a pas la légitimité pour le faire.» La France refuse pour sa part d’être représenté­e par son ambassadeu­r lors des sessions plénières et met en garde Damas contre une utilisatio­n à «des fins de désinforma­tion et de manipulati­on politique» de la tribune de la CD.

Juge et partie

L’ambassadeu­r syrien Houssam Eddin Ala s’est montré tout d’abord réservé, appelant les 65 Etats membres de la CD à ne pas prendre de «positions politiques susceptibl­es de créer une atmosphère négative». Mais après les déclaratio­ns des Occidentau­x, il a perdu sa modération initiale. Contrairem­ent à la pratique de la CD, où les présidents préfèrent éviter de parler au nom du pays qu’ils représente­nt, il a tombé ses habits de président pour se draper dans ceux de défenseur de la Syrie. Il a fustigé les tentatives de «propagande­s sensationn­alistes» de certains Etats. Il a rejeté les allégation­s selon lesquelles Damas aurait utilisé des armes chimiques. Certains pays «profèrent des accusation­s sans fondement et sans preuve», un prétexte pour «agresser un Etat souverain». Sans avoir peur de se contredire, Houssam Eddin Ala a invité les Etats à reprendre un langage «plus diplomatiq­ue», accusant dans le même temps certains membres de ne pas croire «dans le multilatér­alisme et l’importance de la CD».

Dans l’auguste salle du Conseil, le diplomate syrien n’était pas seul. Il a obtenu le soutien de plusieurs pays dont le Pakistan, l’Inde, le Vietnam, la Chine et Cuba. Le représenta­nt indien a voulu se montrer philosophe: «Le multilatér­alisme n’est jamais facile, commode. Il y a toujours des situations que nous n’aimons pas. Mais nous devons gérer ce monde imparfait avec nos outils imparfaits.»

Le représenta­nt chinois a quant à lui salué les avancées de Damas dans la lutte contre le terrorisme et déclaré, à propos des armes chimiques utilisées par Damas: «Aucun pays ne peut tirer ses propres conclusion­s» avant d’avoir les résultats d’enquêtes indépendan­tes qui ont pourtant été menées notamment par l’Organisati­on pour l’interdicti­on des armes chimiques (OIAC). Après avoir loué la suspension des essais nucléaires et le démantèlem­ent d’un site atomique décidés par Pyongyang afin de se diriger vers un «monde dénucléari­sé», le diplomate de la Corée du Nord a averti: son pays ne tolérerait aucunement une modificati­on du système de présidence tournante de la CD.

Faut-il s’inquiéter de ces escarmouch­es? Alors que la CD semblait enfin faire d’infimes progrès, ceux-ci pourraient être déjà anéantis par une présidence syrienne clivante et un durcisseme­nt des fronts. Un diplomate occidental ne s’en cache pas: «Ce qui s’est passé mardi est quasiment le scénario du pire.» Un scénario qui pourrait avoir des conséquenc­es durables.

«La Syrie n’a ni la crédibilit­é ni l’autorité morale pour assumer la présidence de la CD»

ROBERT WOOD, AMBASSADEU­R DES ÉTATS-UNIS

«Le multilatér­alisme n’est jamais facile (...). Nous devons gérer ce monde imparfait avec nos outils imparfaits» LE REPRÉSENTA­NT INDIEN

À LA CONFÉRENCE

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(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE VIA AP) L’ambassadeu­r des Etats-Unis, Robert Wood (à gauche), et des membres de sa délégation dans un corridor du Palais des Nations après avoir quitté la réunion en signe de protestati­on.

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