Hommage à Pierre Hassner
«Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les peuples ne se mêlaient point de philosopher, mais où les Platon, les Thalès et les Pythagore épris d’un ardent désir de savoir entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour s’instruire, et allaient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connaître les hommes par leurs conformités et par leurs différences et acquérir ces connaissances universelles qui ne sont point celles d’un siècle ou d’un pays exclusivement mais qui, étant de tous les temps et de tous les lieux, sont pour ainsi dire la science commune des sages?» (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, note X).
Pierre Hassner était ce philosophe-là, voyageur par excellence, d’aucune tribu, épris de liberté, fraternité et solidarité — mots qui rythmaient tant ses textes que sa vie au quotidien.
Né à Bucarest (1933) et émigré à Paris (1948), agrégé de philosophie (1955) et expert des relations internationales, élève de Raymond Aron et proche de Michel Rocard, collaborateur des revues Commentaire et Esprit, fréquentant à la fois des néoconservateurs américains et la gauche antitotalitaire, Pierre Hassner ne cessera de se jouer des frontières, y compris idéologiques. Il s’agit «non pas de supprimer les frontières, mais de les relativiser, les différencier, les libéraliser, pour permettre des appartenances multiples», se plaisait-il à souligner au Forum Philo (Le Mans, novembre 2013).
Directeur de recherche (19642003) puis professeur émérite au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris ainsi qu’à la Johns Hopkins University à Bologne, Pierre Hassner était professeur invité de nombreuses universités (Chicago, Harvard, Genève et Montréal). Son enseignement était indissociable de son engagement en faveur des libertés à l’Est (dans les années 1970), puis des comités Kosovo et Vukovar-Sarajevo (dans les années 1990). Toujours contre tout totalitarisme et en faveur d’une ingérence morale dans les relations internationales.
Son oeuvre relève d’un montage d’essais écrits sur le vif et publiés dans les revues qu’il affectionnait; textes ensuite recueillis en volumes qui forment un imposant triptyque: La violence et la paix (1995), La terreur et l’empire (2003) et La revanche des passions (2015). Un dénominateur commun: penser l’événement sans concession, prendre la mesure de la crise du politique et fournir des balises pour la compréhension d’un monde en mutation. Mais point de discours «hors sol», l’actualité est chaque fois au centre de sa réflexion.
La lucidité de ses analyses fait chaque fois mouche, à commencer par son constat que la fin du communisme n’implique en rien l’émergence d’un monde démocratique pacifié, bien au contraire. L’un de ses célèbres articles démontre que l’on est passé du monde de Locke («La liberté comme propriété, le libéralisme de l’après-guerre froide») au monde de Hobbes, c’est-à-dire à la guerre de tous contre tous, et à la recherche de la sécurité maximale. Mais pas seulement. Le propos s’éclaire si l’on prend la peine de lire Hobbes jusqu’au bout: «Il ne fait aucun doute que les deux formules sont vraies: l’homme est un dieu pour l’homme, et l’homme est un loup pour l’homme. La première, si nous comparons les citoyens entre eux, la seconde, si nous comparons les Etats entre eux.» (Du citoyen ou les fondements de la politique, 1642). La première phrase, ici Hobbes cite Symmaque (Epistoloe, IX, 114), s’applique à la personne de Pierre Hassner, la deuxième à sa passion: la philosophie politique.
Un algorithme sous-tend la réflexion de Pierre Hassner: dépasser les faux dilemmes et contradictions, esquisser une perspective synthétique: «Le premier art du politique, c’est celui de la médiation, de l’arbitrage et de la synthèse. Si la politique est en peine, c’est parce que notre époque connaît, justement, une grande crise des médiations, et une prévalence des contradictions sans synthèse» (La revanche des passions, 2015). Cette même quête est déjà présente dans l’un de ses premiers textes, Vers un universalisme pluriel (Esprit, 1992).