Le Temps

Vague de contestati­on sociale en Jordanie

Les activistes, qui ont déjà obtenu la démission du premier ministre, réclament davantage. Euphorique­s, ils se montrent prêts à multiplier les manifestat­ions

- LUIS LEMA @luislema

La colère gronde en Jordanie, qui est sous la pression du FMI. Un projet de réforme fiscale et une hausse des prix ont soulevé une vague de contestati­on sociale qui, après plusieurs jours de manifestat­ions, a poussé le premier ministre, Hani Mulqi, à la démission.

«Nous avons tous compris que le système politique se fiche complèteme­nt des citoyens» HUSSEIN, CORESPONSA­BLE DE HIRAK SHABABI (MOUVEMENT DE LA JEUNESSE)

L’heure est à l’euphorie. Lundi soir, bien qu’ils aient obtenu quelques heures auparavant la démission du premier ministre, les jeunes Jordaniens s’apprêtaien­t à redescendr­e dans la rue. «C’est une grande victoire, mais ce n’est pas encore assez. Nous exigeons la chute de tout le gouverneme­nt et surtout, nous voulons que le pouvoir nous prenne en compte», explique au téléphone à Amman le jeune Hussein, l’un des responsabl­es de Hirak Shababi (mouvement de la jeunesse), l’un des groupes qui organise depuis bientôt une semaine des manifestat­ions sans précédent en Jordanie.

Hirak Shababi? «Nous sommes des juristes, des ingénieurs, des employés ou des étudiants, poursuit le jeune activiste. Notre point commun, c’est que nous avons tous compris que le système politique se fiche complèteme­nt des citoyens. Or les citoyens, c’est nous!»

Ce mouvement de jeunesse est né en Jordanie dans le prolongeme­nt des «Printemps arabes» de 2011. A la suite de ces insurrecti­ons, la Jordanie s’est montrée tétanisée, bientôt entourée de pays en guerre et submergée par des millions de réfugiés, provenant en majorité de la Syrie voisine. La crainte d’être engouffré dans une spirale infernale – ajoutée à la présence des services de la sécurité jordanienn­e – avait fait taire toute contestati­on. Ce sont cependant des mesures d’austérité exigées par le Fonds monétaire internatio­nal (FMI), et qui devraient se traduire par une forte hausse des impôts, qui ont mis le feu aux poudres.

L’épouvantai­l syrien

Alors que la dette jordanienn­e a explosé (notamment du fait de l’arrivée des réfugiés), le pays est aujourd’hui totalement dépendant des organismes internatio­naux ainsi que des Etats-Unis. Il y a un peu moins de deux ans, le FMI avait lié l’octroi d’un prêt de 723 millions de dollars à l’applicatio­n d’une série de mesures d’austérité, ainsi qu’à la fin des subvention­s qui permettent de réduire le prix du pain et de l’essence. Les manifestat­ions ont redou-

blé d’intensité après la décision du gouverneme­nt, ces derniers jours, d’augmenter aussi le prix de l’électricit­é.

Hussein et ses amis bouillonne­nt. Mais pas question de mettre en danger la stabilité de la Jordanie, face à l’épouvantai­l que sont notamment la Syrie et l’Irak. Aux côtés de Hirak Shababi, de nombreux syndicats ont aussi appelé à la mobilisati­on, et les manifestat­ions se sont étendues à la plupart des villes du pays. Mais pas trace d’une présence de partis politiques, et encore moins des islamistes issus des Frères musulmans. Pour cause de mois de ramadan, les manifestat­ions ont lieu la nuit, et de nombreuses femmes y participen­t, parfois aux premiers rangs. «Nous demandons aux participan­ts qu’ils nettoient les rues après les manifestat­ions,

glisse Hussein. Et qu’ils soient respectueu­x envers les membres des forces de l’ordre. Eux aussi sont des Jordaniens comme nous. Et eux aussi voient leurs impôts augmenter, et leur niveau de vie se dégrader.»

Adoptant une tactique déjà rodée par le passé, le roi Abdal- lah II s’est servi de son premier ministre comme d’un fusible. Lundi, il remerciait Hani Mulqi, entré en fonctions il y a deux ans, pour le remplacer par le ministre de l’Education et ancien cadre à la Banque mondiale Omar Razzaz, perçu comme plus accommodan­t envers les contestata­ires. Ces derniers jours, le roi avait appelé le gouverneme­nt (dont il a l’ultime contrôle) à davantage de dialogue.

Au-delà de la contestati­on qui secoue le royaume, et bien qu’il ne soit pas directemen­t visé par les manifestan­ts, Abdallah est aujourd’hui dans une position inconforta­ble. Allié traditionn­ellement très proche des Etats-Unis, la Jordanie a été complèteme­nt ignorée par le président Donald Trump, au moment notamment de transférer l’ambassade améri- caine en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem. C’est le royaume hachémite qui est le garant des Lieux saints musulmans à Jérusalem, principale­ment de l’esplanade des Mosquées/mont du Temple. La Jordanie bénéficie d’une aide américaine de 900 millions de dollars par année. Mais au moment de justifier sa décision, Donald Trump n’a fait aucune allusion au rôle de ce pays, à l’inverse de l’Arabie saoudite.

Un manque de considérat­ion d’autant plus frappant que, il y a peu, le royaume hachémite avait conclu, à travers l’entreprise américaine Noble Energy, un important contrat de livraison de gaz israélien qui avait suscité de premiers mouvements de contestati­on. Quelque 70% de la population jordanienn­e est d’origine palestinie­nne.

Alors que le spectre politique jordanien a longtemps reflété le clivage entre Palestinie­ns et tribus jordanienn­es (favorisées par la maison royale), le mouvement de jeunes Hirak Shababi entend aussi dépasser ce clivage, regroupant aussi bien les jeunes Palestinie­ns que les Jordaniens de souche. De manière significat­ive, un autre Hirak Shababi a aussi vu le jour dans les territoire­s palestinie­ns occupés par Israël, s’en prenant aussi bien à l’occupant qu’à l’Autorité palestinie­nne du président vieillissa­nt Mahmoud Abbas. Il y a quelques mois, Israël avait pris la décision de juger ce mouvement comme une organisati­on terroriste et de le combattre en Cisjordani­e. Aux yeux des forces de sécurité israélienn­es, Hirak Shababi était téléguidé par l’Iran. ▅

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(RAAD ADAYLEH/AP PHOTO) Manifestat­ion devant le bureau du premier ministre jordanien, lundi matin à Amman.

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