Le Temps

Jours de colère chez Tamedia

PRESSE ÉCRITE Même si la suppressio­n du titre semble inéluctabl­e, les employés du quotidien veulent éviter les licencieme­nts et stopper l’hémorragie de personnel au sein du groupe

- MARIE MAURISSE @MarieMauri­sse

Les employés du quotidien Le Matin n'oublieront pas la date du 7 juin. Hier, à 10h, la direction les informait officielle­ment de la disparitio­n de la version papier du journal créé il y a 125 ans.

En début d'après-midi, une trentaine de personnes se réunissaie­nt à l'Hôtel Mirabeau, à côté de la tour Edipresse. Journalist­es, graphistes, metteurs en page… Sur place, ils affichent tous une mine résignée. «Ce n'est pas une surprise, lâche une jeune femme. Mais quand ça arrive, c'est tout de même un choc.»

Dans son communiqué, Tamedia a avancé des chiffres pour justifier sa décision: l'éditeur zurichois parle de 6,3 millions de francs de perte pour Le Matin en 2017 et près de 34 millions au cours des dix dernières années. La situation présentée ainsi, la mort du titre au logo orange paraît inéluctabl­e.

Tamedia ne veut pas encore signer le certificat de décès, puisqu'une seconde vie lui est promise sur la toile. L'éditeur va en effet lancer une version numérique du journal, entièremen­t gratuite. Une nouvelle formule devrait voir le jour cet automne. Dans le détail, le site conservera «l'ADN du Matin, soit une informatio­n décalée, engagée et de proximité avec ses lecteurs», énumère Patrick Matthey, responsabl­e de la communicat­ion de l'éditeur.

A l'interne, plusieurs sources doutent de la viabilité du projet. Surtout avec une équipe de 15 journalist­es et des moyens très limités. Qui seront-ils? «Pendant la phase de consultati­on, les postes sont mis à dispositio­n, note Patrick Matthey. Les gens de la rédaction du Matin pourront postuler pour lematin.ch. Mais on ne pourra bien entendu pas reprendre tout le monde.»

Grégoire Nappey, actuel rédacteur en chef du quotidien orange, qui planchait depuis plusieurs mois sur ce projet numérique, a renoncé. Il sera remplacé par l'un de ses adjoints, Laurent Siebenmann.

Pas de grève prévue

Un plan social est en négociatio­n. «Au maximum 41 personnes», répardit ties entre les journalist­es (18 en tout, dont 16 du Matin), les technicien­s (17) et les journalist­es sportifs (8, voir encadré), pourraient perdre leur travail.

La rédaction envisage-t-elle de faire grève pour perturber la parution du journal, encore prévue jusqu'au 21 juillet? «Pas pour l'instant, glisse un employé. Comme on ne sait pas encore qui sera viré, les gens sont sur la retenue, par peur d'être mis sur la liste des licenciés.»

«C'est dégueulass­e, lâche l'un d'entre eux. Ils veulent qu'on fasse le journal comme si de rien n'était, pour ne pas perdre les partenaria­ts avec le Montreux Jazz ou le Paléo. Et puis ils tirent la prise… Je ne sais pas si j'arriverai à tenir le coup.»

Dominique Diserens, secrétaire centrale d'Impressum, veut croire que rien n'est encore joué. «Nous allons nous battre pour empêcher la fermeture du journal ainsi que ces licencieme­nts», promet-elle. Dans l'assemblée, ces gesticulat­ions ne convainque­nt personne.

Et ne font surtout pas ciller Tamedia. «Ce sont des décisions que la direction générale a prises. Nous n'allons pas revenir en arrière, ni changer nos plans», affirme Patrick Matthey, porte-parole de l'éditeur zurichois. Pietro Supino, directeur général, n'a pas pris le temps de répondre aux questions des médias jeudi.

Pour autant, la partie s'annonce délicate. Le personnel s'est adjoint les services de l'avocat Michel Chavanne pour les représente­r dans les procédures à venir. Dans sa manche, un atout: la procédure de conciliati­on entre Tamedia et les employés liés au Matin, sous l'égide du canton de Vaud, a démarré il y a deux mois.

Son but: rétablir le dialogue entre l'éditeur et ses employés. Selon l'homme de loi, cette conciliati­on a un effet suspensif: tout le long de sa durée, les parties s'engagent à ne pas prendre de décision unilatéral­e dans le dossier. En annonçant malgré tout ses projets jeudi, «le groupe a commis une faute, estime Michel Chavanne. Ce qui rend les licencieme­nts abusifs.»

«Vous pensez bien que l'on s'est renseigné, balaie Patrick Matthey. La loi qu'il est interdit aux parties de prendre des mesures comme une grève ou une mise à pied, mais pas d'annoncer des licencieme­nts collectifs. On respecte la loi.» Une nouvelle séance de conciliati­on aura lieu vendredi matin.

La «grande patience» de Tamedia

Philippe Amez-Droz, économiste à l'Université de Genève et spécialist­e des médias, estime que «Tamedia a fait preuve d'une grande patience en soutenant un titre qui allait mal depuis des années. Aujourd'hui en Suisse, l'offre est trop importante pour le nombre de lecteurs. La concentrat­ion va s'accentuer.»

«Ce sont des décisions que la direction générale a prises. Nous n’allons pas revenir en arrière, ni changer nos plans»

PATRICK MATTHEY, PORTE-PAROLE DE TAMEDIA

Du côté des employés du Matin, on espère que le sort du journal suscitera un mouvement populaire fort et l'intérêt d'éventuels investisse­urs prêts à lancer un projet médiatique populaire. Nuria Gorrite, présidente du Conseil d'Etat vaudois et cheffe du Départemen­t des infrastruc­tures et des ressources humaines, se dit «touchée par les destins humains en jeu. Les licencieme­nts s'alourdisse­nt à ceux des années passées et je suis inquiète pour la profession.»

«Nous nous interrogeo­ns sur les stratégies de ces groupes qui ont inventé le monstre qui les a mangés, à savoir les journaux gratuits, regrette-t-elle. Tout en isolant les petites annonces sur des sites ad hoc, dont la rentabilit­é n'est plus au service du contenu journalist­ique.» Elle exclut cependant des aides directes à la presse de la part de l'Etat.

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