Le Temps

«UN ALBUM, C’EST UNE SORTE DE CHAPELLE SIXTINE»

Auteur d’une oeuvre colossale mélangeant carnaval et convoi funéraire, François Boucq est l’invité d’honneur de Delémont’BD. Rencontre avec ce maître de la bande dessinée dans son atelier lillois

- PAR ANTOINE DUPLAN t @duplantoin­e

◗ Derrière l’atelier se blottit un jardin clos, un corridor ceint de briques rouges qui déborde de verdure. Cette jungle concentrée, ce bouillonne­ment de chlorophyl­le ressemble à l’oeuvre exubérante de François Boucq.

Né en 1955 à Lille, où il vit toujours, le dessinateu­r n’a pas 20 ans quand il place de premières caricature­s dans Le Point. Virtuose polyvalent de la trempe d’un Giraud-Moebius, il produit une abondance d’albums denses et foisonnant­s mêlant la dérision au désespoir. Avec Jodorowsky, il a fait Face de Lune, un récit apocalypti­que à plus-value satirique, puis Bouncer, un «western shakespear­ien» qui se déploie autour de la figure d’un justicier manchot. Sur des scénarios du romancier Jerome Charyn, il a mis en scène des récits pleins de noirceur et de folie (La femme du magicien, Bouche du Diable, Little Tulip…) Et avec Yves Sente, il signe Le Janitor qui plonge dans les services secrets du Vatican.

En solo, il publie des allégories grotesques et poilantes, des fables absurdes et cruelles (Point de fuite pour les braves, La pédagogie du trottoir, La dérisoire

effervesce­nce des comprimés) que traverse la figure récurrente de Jérôme Moucherot, un agent d’assurance sur lequel l’esprit de la jungle est descendu.

Avec son os dans le pif et son costard-cravate léopard, cet hurluberlu se retrouve sur l’affiche de Delémont’BD. Agrippé au cou d’une girafe, il toise la Fontaine du Lion. Le visuel devant coller aux spécificit­és de Delémont, François Boucq a choisi le pilier vertical des fontaines et cherché l’élément graphique susceptibl­e de les concurrenc­er: «La meilleure colonne qui puisse exister dans le règne animal, c’est la girafe. En plus, comme il y a un lion sur une colonne, cela paraissait logique. On est dans la savane», sourit le dessinateu­r lillois, invité d’honneur de la quatrième édition du festival jurassien de bande dessinée.

A quel moment avez-vous su que vous consacreri­ez votre existence au

dessin? Assez vite. J’ai commencé à dessiner comme n’importe quel enfant, et j’aimais ça. Des systèmes de valorisati­on venant de mes parents ont certaineme­nt accompagné ce plaisir de dessiner. Au fil des années, je me suis rendu compte de l’extrême puissance du dessin comme mode d’exploratio­n du monde. L’oeil est l’organe des sens le plus directemen­t relié au cerveau. Quand vous voyez quelque chose d’incandesce­nt, vous savez qu’il n’est pas nécessaire de toucher pour vérifier que c’est chaud. La texture du gravier humide exprime le bruit que feraient des chaussures à hauts talons dessus… Selon la consistanc­e de l’image, vous savez si c’est une grosse pluie ou un crachin. La bande dessinée est susceptibl­e de donner un aperçu de la voix de Lucky Luke.

Dans votre travail, quelle est la part de la documentat­ion et celle de l’inspiratio­n? Il y a une concomitan­ce entre les deux. On feuillette quelques bouquins, on tombe sur un élément qui va alimenter l’inspiratio­n, la dévier peut-être vers quelque chose de plus puissant. Je fais un western. On dispose de toute l’iconograph­ie hollywoodi­enne, mais on peut aussi retourner aux sources. Se documenter permet de renouveler notre vision de l’Ouest. Apprendre, par exemple, que les armes s’enrayaient souvent – ou que les coups partaient tout seuls – ouvre de nou- veaux territoire­s, permet de se dépêtrer des clichés. La doc sert énormément, pour les personnage­s, pour les décors. Etudier la minéralité, la structure d’un arbre et le feuillage enrichit le pouvoir d’évocation de l’image ainsi que l’espace visuel du lecteur.

Un de vos premiers albums s’intitule «Point de fuite pour les braves». Y a-t-il une nuance autobiogra­phique? Car les règles de la perspectiv­e sont extrêmemen­t sollicitée­s

dans vos dessins. La perspectiv­e est une règle de la représenta­tion visuelle extrêmemen­t intéressan­te. Parce que le point de fuite, c’est la projection de l’oeil de celui qui regarde l’horizon – ou dans le cosmos s’il ne regarde pas l’horizon. Poser un point de fuite dans une image, c’est poser l’oeil du lecteur. Le monde se déploie entre ces deux points. La perspectiv­e implique des aspects philosophi­ques, voire métaphysiq­ues. Se projeter à l’infini grâce au regard relève de l’ordre métaphysiq­ue. La descriptio­n du monde qui s’opère entre les deux est philosophi­que: voilà comment je vois la réalité aujourd’hui avec les paramètres qu’on m’a inculqués. Ce sont des choses passionnan­tes à découvrir.

Vous excellez dans la représenta­tion du mouvement. Cette maîtrise a-telle un lien avec les arts martiaux que vous pratiquez à un haut niveau? Sans doute. Il y a en tout cas une contagion entre la pratique de l’art martial et le dessin. Certaines traditions orientales associaien­t la calligraph­ie à l’art martial. Les maîtres d’arts martiaux étaient souvent de très bons calligraph­es parce qu’ils cherchaien­t dans le trait la justesse du geste. La bande dessinée demande que les personnage­s soient vivants. Elle n’a évidemment pas la possibilit­é du cinéma de décrire toutes les phases d’un mouvement en 24 images par seconde. Elle doit trouver le meilleur moyen de traduire la dynamique, synthétise­r le mouvement à travers l’image la plus explicite.

Comment s’organisent les étapes du

scénario et du dessin? Les paramètres définitifs sont établis au moment du dessin. C’est le dessin qui va déterminer l’histoire, un peu comme la texture et l’agencement des mots font le style de l’écrivain. Au stade de l’écriture, il faut ménager une part de liberté, car le fond et la forme sont une seule et même chose en bande dessinée. Com- mencer une histoire par un très gros plan sur le personnage ou un plan d’ensemble dans lequel il est tout petit modifie totalement la séquence, et peut-être tout l’album. Au théâtre, les acteurs jouent devant un décor. En bande dessinée, les formes sont associées les unes aux autres pour composer un puzzle. Les personnage­s contaminen­t le décor, le décor influe sur les personnage­s. Chaque élément doit être posé en fonction des autres, comme dans un tableau de Mondrian.

Le dessin de «Bouncer» est très baroque, celui du «Janitor» plutôt austère. Comment passez-vous d’un

registre à l’autre? Je peux voir le monde d’une manière austère, baroque ou fantaisist­e… Ce sont autant de possibilit­és qu’offre le dessin. Ces diverses facettes me plaisent. Le dessin amène des surprises qu’on n’aurait pas pronostiqu­ées. Dans l’histoire que je suis en train de réaliser, le personnage se démultipli­e [Boucq exhibe une planche grand format représenta­nt un hallucinan­t congloméra­t de Moucherot constellé d’un million de taches de léopard]. J’avais prévu d’en faire une page, et puis j’en ai fait deux. L’idée vient-elle de moi ou de l’histoire? Je pense que c’est l’histoire qui l’impose. Cette double page lui était nécessaire. L’histoire va nous faire faire des choses. Il faut se donner corps et âme à elle pour qu’elle soit à la hauteur de ce qu’elle désire.

Quel rapport entretenez-vous avec

le cinéma? Je suis très cinéphile, je regarde beaucoup de films. Le cinéma a une parenté avec la bande dessinée, comme le cadrage. Mais le cinéma n’a qu’un seul cadrage alors que nous avons d’infinies possibilit­és de cadrages – que nous jalousent certains cinéastes. Je m’intéresse au jeu des acteurs. Peut-on faire jouer nos personnage­s comme des comédiens de cinéma, sans disposer d’un mouvement complet? Cela dit, faire un film prend du temps et coûte cher. La bande dessinée est géniale: elle ne coûte que du papier et un crayon.

Comment conjurez-vous la solitude

du dessinateu­r? Je l’aime. Il faut l’aimer. Aimer être solitaire. La part de solitude ne me gêne pas du tout. Surtout quand on voit comment les gens se parlent dans les bureaux. C’est plutôt bien d’échapper à cette agressivit­é.

Vous pratiquez l’illustrati­on et la

peinture… Les deux me plaisent. Elles prennent un jour ou deux de travail, puis on passe à autre chose. Alors que la bande dessinée demande une année de travail ininterrom­pu. Un album, c’est un dessin qui commence à la première page et se finit à la dernière. C’est une sorte de chapelle Sixtine. La bande dessinée demande de l’opiniâtret­é, c’est parfois très lourd à porter.

Vous avez illustré quelque 200 couverture­s de San-Antonio. Comment définit-on un personnage comme Bérurier entré dans l’imaginaire collectif? Je me suis demandé à quoi ressemblai­t ce personnage gargantues­que. Comment rendre le côté pantagruél­ique, le côté beauf aussi, et dégueulass­e, tout doit se mélanger. C’est comme rechercher un héros pour une histoire. D’un seul coup, une image apparaît. On ne sait pas exactement comment. Bérurier m’est apparu presque directemen­t.

Vous avez fait des croquis d’audience

au procès du Carlton de Lille… C’était une sollicitat­ion du Monde. Ça me plaisait de relever le défi. J’ai tendance à penser que la bande dessinée est un art encore méprisé par l’intelligen­tsia. La télévision l’ignore. Nous sommes capables de parler correcteme­nt de notre métier, mais on ne nous donne pas la parole, alors que des acteurs sont invités à dire des banalités incroyable­s sur leur film… Devant le palais de justice de Lille, il y avait un monde dingue. Je me demandais comment j’allais pouvoir entrer, même avec une accréditat­ion. Soudain, l’huissier dit «Les dessinateu­rs!» et tout s’ouvre, comme la mer Rouge devant Moïse, et nous sommes les premiers à entrer. Nous occupons une place privilégié­e, à deux mètres des prévenus. On s’aperçoit qu’on fait partie du jeu. On est acteurs au même titre que le juge, les avocats, les prévenus… Ils viennent voir ce qu’on a dessiné. Certains demandent même s’ils peuvent récupérer un dessin en souvenir.

Vous arrive-t-il de signer d’un Z qui

veut dire «Zorro»? Oui. J’étais copain avec Cabu. Il voulait que je travaille à Charlie Hebdo. Ça ne s’est jamais fait – et peut-être bien m’en a pris. Après l’attentat, des collaborat­eurs de Charlie m’ont demandé si je voulais bien dessiner pour eux. Ma famille n’était pas chaude. Alors j’ai trouvé ce subterfuge pour satisfaire à mon devoir vis-à-vis de Cabu. J’illustre la page «Une bouffée d’oxygène». L’écologie, c’est l’essentiel aujourd’hui. Je ne vois pas comment on peut s’en sortir… Ce désastre tient à la conception industriel­le du monde, qui est une négation totale de l’homme. Il faut une révolution complète. Soit il y a une prise de conscience et nous arrêtons ces conneries, nous cessons d’être aveuglés par l’idée du profit, soit la rébellion passera par la nature. Elle a commencé – inondation­s, tsunamis, incendies… Elle est d’une puissance colossale. Elle va nous laminer. ▅

«Poser un point de fuite dans une image, c’est poser l’oeil du spectateur» FRANÇOIS BOUCQ

 ?? (FRANÇOIS BOUCQ) ?? Quelques personnage­s de Boucq: le Bouncer (au centre), Jérôme Moucherot (premier plan), Face de Lune…
(FRANÇOIS BOUCQ) Quelques personnage­s de Boucq: le Bouncer (au centre), Jérôme Moucherot (premier plan), Face de Lune…
 ?? (FRANÇOIS BOUCQ) ?? Assaut de verticalit­és à Delémont entre la fontaine du Lion et un agent d’assurances perché sur une girafe.
(FRANÇOIS BOUCQ) Assaut de verticalit­és à Delémont entre la fontaine du Lion et un agent d’assurances perché sur une girafe.
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