Le Temps

Bicarbonat­e de soude

- JOËLLE KUNTZ

Une étudiante alémanique m’appelle pour savoir ce que je pense de «l’affaire Maudet»: est-ce une affaire genevoise, une affaire romande? Est-elle comparable à «l’affaire Broulis»? Puis-je la situer dans le paysage politique suisse? Hélas, dois-je répondre, je n’ai pas d’avis assez informé sur l’une ou sur l’autre «affaire». En revanche, si ça l’intéresse, j’ai un avis sur «les affaires» en général, qui sont à la politique ce que le bicarbonat­e de soude est à la vie domestique: le truc miracle qui sert à tout.

Les affaires servent à régler facilement les comptes politiques en suspens comme le bicarbonat­e déloge le calcaire et élimine les odeurs de fumée, de pipi et de transpirat­ion. Elles servent à soulager les démangeais­ons démocratiq­ues des électeurs toujours inquiets de savoir si leurs élus sont des gens comme eux, saisis de tentations et parfois y succombant ou des incorrupti­bles dont la supériorit­é, violant le principe d’égalité, est difficile à supporter. Preuve est faite grâce aux affaires que les élus sont des individus ordinaires. On fait bien de ne pas leur donner nos voix mais seulement de les leur prêter.

Les affaires redonnent de l’éclat aux médias. Dès lors qu’ils révèlent les faiblesses des politicien­s qu’ils ont aimés et soutenus comme candidats ou qu’ils ont cajolés comme ministres, leur indépendan­ce est réaffirmée. Faire tomber un président est une gloire après laquelle court un inconscien­t médiatique niché dans la machinerie démocratiq­ue.

Les affaires entretienn­ent l’animation sociale autour des valeurs haut de gamme telles que la Justice, l’Honnêteté, la Vérité dont l’interpréta­tion est fièrement laissée à chacun, selon son goût et son expérience personnell­e. Les soirées entre amis sont d’autant plus divertissa­ntes qu’il y a de variétés d’avis sur ce que Maudet, Broulis et tous les autres pris comme eux dans les embrouille­s auraient dû ou devraient faire selon la Justice, l’Honnêteté et la Vérité.

Les affaires révèlent combien l’indignatio­n est partisane. Sa géométrie suit la courbe de la demi-circonfére­nce des parlements, les plus hauts canons de la démocratie s’avérant perméables aux arguments de l’ambition et de l’opportunis­me. L’idée de la justice étant décidément plurielle dans le monde des partis, elle est abandonnée aux procureurs et aux avocats, auxquels est offert le dernier mot.

Les juges ayant jugé au nom de la loi, il n’y a plus besoin de juger au nom des valeurs ni de travailler à l’exercice compliqué du jugement à partir de valeurs. On attend la prochaine affaire puisque ainsi va le dévoilemen­t perpétuel des affres de sociétés qui se plaisent à se voir sale. Contrairem­ent au bicarbonat­e de soude, qui dissout les taches, les affaires les font ressortir. Elles attestent l’indignité, elles rabaissent. Macron diminué par Benalla, quels délices, n’est-ce pas?

En Roumanie, les affaires sont si nombreuses que l’actuel gouverneme­nt a décidé que, en dessous de 40 000 euros de corruption, elles n’étaient pas une affaire. En Hongrie, il n’y a plus d’affaires. La dernière, en 2006, a détruit le premier ministre, Ferenc Gyurcsany, surpris en train de dire à son parti: «Nous avons merdé, nous avons menti tout au long des dix-huit derniers mois…» Viktor Orban a remporté les élections suivantes. Il a pris le pouvoir. Tout le pouvoir. La semaine passée, par 448 voix contre 197, le Parlement européen a mis en route la procédure de sanction contre lui pour ses violations répétées des normes démocratiq­ues de l’Union. Le principe a prévalu selon lequel la liberté de critique vaut infiniment plus que l’irritation qu’elle provoque.

Orban n’a pas pris dans la caisse, il a pris la caisse. Il n’a pas menti, il a réinventé la vérité. Les fautes de son prédécesse­ur lui ont permis de se fabriquer en intouchabl­e. C’est impossible à avaler, même avec du bicarbonat­e de soude, pourtant connu pour son aide à la digestion.

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