Le Temps

Le réchauffem­ent pousse l’ours blanc vers l’homme

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

L’état d’urgence a été décrété samedi dans l’archipel de Novaïa Zemlia, où 2500 personnes sont cernées par une horde d’ours blancs affamés. Le changement climatique complique la coexistenc­e des hommes et des bêtes sauvages dans l’Arctique

Des ours blancs pénètrent dans les maisons, entourent par dizaines les immeubles, coursent les habitants, fouillent les poubelles à la recherche de nourriture. C’est ce que montrent des photograph­ies et des vidéos venant de l’île de Novaïa Zemlia, dans l’océan Arctique, publiés ces derniers jours sur les réseaux sociaux russes. Face à cette situation inédite, le gouverneme­nt de la région d’Arkhanguel­sk a déclaré l’état d’urgence samedi. «J’habite à Novaïa Zemlia depuis 1983 et je n’ai jamais vu une telle concentrat­ion d’ours blancs», témoigne le responsabl­e de la municipali­té de Belouchia Gouba, Jigancha Moussine.

Réduction rapide de la banquise

52 spécimens de cette espèce carnivore ont été dénombrés aux abords de la localité. Le maire note aussi qu’au moins cinq ours blancs errent en permanence sur la base militaire voisine, où se trouve l’aéroport, unique voie de ravitaille­ment de l’île. Au moins 2500 personnes (le nombre de militaires est classé secret-défense) résident dans la municipali­té de Belouchia Gouba, centre administra­tif de l’archipel. Considéré comme une zone militaire, le territoire de Novaïa Zemlya a été le théâtre de plus de 130 tests nucléaires aériens et sous-terrains durant l’époque soviétique.

En plus des radiations et du climat hostile, les habitants doivent désormais faire face à un nouveau danger. «Les ours blancs pourchasse­nt les gens et pénètrent même dans les maisons», alerte Jigancha Moussine. Mauvaise surprise: les outils de dissuasion ne fonctionne­nt plus. Dans un communiqué, l’administra­tion locale signale que «les animaux ne réagissent plus ni aux dispositif­s lumineux et sonores [destinés à les effrayer] ni aux manoeuvres des véhicules de patrouille et des chiens, qui avaient jusqu’ici démontré leur efficacité.» Les habitants sont invités à rester cloîtrés chez eux et à ne se déplacer qu’en véhicule jusqu’à nouvel ordre. Pour plus de sécurité autour des jardins d’enfants, des barrières supplément­aires ont été disposées autour des aires de promenade.

L’agence officielle TASS cite l’expert de la faune arctique Ilia Mordvintse­v, qui avance l’hypothèse d’une migration saisonnièr­e des ours blancs à travers une zone habitée comportant des décharges. Mais il confirme que jamais une telle quantité d’ours blancs n’avait été observée dans cette zone. Selon WWF, la raison principale est le réchauffem­ent global. Il entraîne la réduction rapide de la banquise, sur laquelle vivent et chassent les ours blancs. L’ONG pointe également le comporteme­nt des hommes, plus précisémen­t la négligence du traitement des déchets. Le coordinate­ur du projet diversité biologique chez WWF, Mikhaïl Stichov, déplore aussi que le Ministère de la défense russe ait cessé depuis plusieurs années d’autoriser la venue sur place des scientifiq­ues. Une restrictio­n peut-être liée à la décision de Vladimir Poutine de remilitari­ser la zone arctique. Déplacemen­t coûteux

Dans leur malheur, les ours blancs sont au moins épargnés d’une liquidatio­n radicale par les militaires. L’espèce figure dans le livre rouge, c’est-à-dire qu’elle est classée en voie d’extinction (interdicti­on formelle de tirer sur les animaux). Pour remédier au problème, les autorités russes ont décidé dimanche de dépêcher un groupe de spécialist­es de la faune arctique sur place. Ils devront éloigner les animaux de la localité en les endormant, puis en les transporta­nt. Mais «si l’ensemble des mesures d’effarement ne parvient pas à stopper les situations de conflit, l’abattage des animaux pourrait devenir le seul moyen d’assurer la sécurité des habitants», prévient l’administra­tion locale.

Or, déplacer les animaux est une opération coûteuse et complexe, selon le WWF, car il faut les emmener à grande distance. «Trente kilomètres, c’est insuffisan­t: ils reviendron­t vite là où se trouve la nourriture. Ce qu’il faut, c’est deux à trois heures de vol, à l’autre bout de l’île. Déplacer 50 ours n’est pas possible, mais on peut essayer avec le groupe des plus téméraires», explique Mikhaïl Stichov.

Malgré sa réputation de prédateur redoutable, l’ours blanc n’a tué que 20 personnes entre 1870 et 2014, dans toute la zone arctique pour un total de 73 incidents. Vingt pour cent des attaques ont eu lieu entre 2010 et 2014, mais pour l’instant les scientifiq­ues se gardent d’affirmer que la tendance est à la hausse.

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