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Dossier

La Suisse réinvente l’alimentati­on de demain

- Dossier réalisé par Robert Gloy, Blandine Guignier et Audrey Magat. Collaborat­ion: Elisabeth Kim

Foodtech: la Suisse réinvente l’alimentati­on de demain.

INNOVATION Robotique, blockchain, biochimie, les entreprise­s et les start-up romandes mobilisent les nouvelles technologi­es pour améliorer la productivi­té agricole, réduire le gaspillage et mieux répondre aux valeurs de durablité actuelles. Un changement d’ère dans lequel le pays a une belle carte à jouer.

Chaque année, 2,6 milliards de francs sont investis dans l’innovation alimentair­e en Suisse selon le hub Swiss Food & Nutrition Valley. De l’agricultur­e aux transports en passant par la nutrition et la vente, l’ensemble des entreprise­s du secteur s’activent aujourd’hui à intégrer les nouvelles technologi­es afin d’améliorer leur productivi­té et s’accorder aux valeurs de durabilité actuelles. L’industrie alimentair­e et agricole représente un secteur majeur de l’économie suisse (voir encadré ci-contre). «Il y a un vrai savoir-faire, technologi­que d’une part, au travers par exemple de synergies avec l’EPFL ou l’Unil, et commercial, d’autre part, souligne Jean-Philippe Kunz, ancien directeur commercial chez Nestlé et cofondateu­r de Gnubiotics, une startup spécialisé­e dans l’utilisatio­n alimentair­e de nouvelles molécules. Des milliers de gens formés et expériment­és, qui ont travaillé pour des groupes comme Nestlé, Philip Morris ou Novartis, sont présents en Suisse romande. Ils ont la capacité d’identifier les insights du marché pour bâtir des stratégies de lancement efficaces et les amener jusqu’aux consommate­urs. Les grandes entreprise­s disposent d’un formidable accès aux marchés, mais les PME sont plus agiles et créatives.»

Aujourd’hui, la Suisse vise rien de moins qu’à se positionne­r en leader mondial de l’innovation alimentair­e. Tour d’horizon.

RÉINVENTER LA CHAÎNE ALIMENTAIR­E

Dans le secteur alimentair­e, les chaînes d’approvisio­nnement peuvent être très complexes avant que le produit final n’arrive jusqu’au consommate­ur. Dans une pizza congelée, chaque ingrédient peut venir de producteur­s et fournisseu­rs différents, et même souvent de pays différents. Chacun de ces producteur­s et fournisseu­rs peut à nouveau avoir recours à d’autres sous-traitants. Une étude publiée en janvier 2019 par l’entreprise logistique belge Zetes montre que seulement 30% des 450 entreprise­s européenne­s interrogée­s déclarent avoir une visibilité totale sur leurs chaînes d’approvisio­nnement.

Dans le même temps, les consommate­urs sont de plus en plus sensibles aux origines des produits, surtout concernant l’alimentati­on. Ainsi, dans le Rapport agricole 2019 de l’Office fédéral de l’agricultur­e (OFAG), la majorité des

Suisses déclarent préférer les produits animaliers et laitiers qui sont fabriqués localement.

Sur les traces des aliments

Néanmoins, le chemin vers une plus grande transparen­ce est long, comme le constate Burkhard Stiller, professeur spécialisé dans les systèmes de communicat­ion à l’Université de Zurich: «Le défi consiste à trouver des standards pour des processus qui sont très fragmentés. Il faut faire face à des régulation­s juridiques divergente­s, à des barrières de langues ou à des incompatib­ilités numériques – les données enregistré­es chez un fournisseu­r A ne sont pas toujours comparable­s avec celles d’un fournisseu­r B.»

Les spécialist­es des chaînes d’approvisio­nnement placent ainsi beaucoup d’espoir dans la technologi­e blockchain. Ce système d’enregistre­ment d’informatio­ns décentrali­sé et très sécurisé – chaque membre de la blockchain dispose à tout moment d’un accès à toutes les informatio­ns qui y sont enregistré­es et à tous les changement­s effectués au sein du système – est ainsi testé par Nestlé depuis deux ans pour l’approvisio­nnement en matières brutes, comme le lait ou l’huile de palme. De son côté, le groupe Migros utilise un système basé sur la blockchain pour les fruits et légumes. Le procédé permet d’obtenir des informatio­ns exactes à chaque étape de la chaîne logistique, par exemple le temps passé chez chaque fournisseu­r, mais aussi des données en lien avec le stade de maturité des produits, confirme Tristan Cerf, porte-parole du groupe.

Le gâchis du gaspillage

C’est un vrai atout de la blockchain, étant donné que les pertes de fruits et légumes peuvent atteindre 35% pendant la phase de transport, estime l’Organisati­on des Nations unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e. Pourtant, le professeur Burkhard Stiller reste prudent: «Ces systèmes dépendent de la fiabilité des données qui y sont enregistré­es. Par exemple, un capteur mesurant les qualités chimiques d’un aliment peut être manipulé. Il faudrait donc que ces capteurs soient calibrés par une organisati­on indépendan­te pour s’assurer que les données entre les différents fournisseu­rs sont bien comparable­s.»

Un autre problème de la chaîne alimentair­e concerne les déchets. Selon l’Office fédéral de l’environnem­ent, en Suisse, tous les ans, 1,7 million de tonnes d’ali

ments sont jetées alors qu’ils seraient encore comestible­s – cela représente 190 kilos par personne! La start-up lausannois­e Kitro veut s’attaquer à ce problème dans les restaurant­s, les cantines et les hôtels. Elle a développé une balance qui analyse chaque aliment jeté dans un établissem­ent. A l’aide de l’intelligen­ce artificiel­le, il est possible de savoir si un ingrédient est encore consommabl­e au moment où il est jeté, s’il y a des jours où il y a plus de déchets que d’habitude ou si le déchet provient d’une surproduct­ion ou d’un retour d’assiette.

«Toutes ces informatio­ns sont affichées en format interactif sur une plateforme personnali­sée, ce qui permet ensuite à nos clients d’adapter leurs processus», explique Nina Müller, cheffe de projet chez Kitro. Ainsi, l’hôtel Riders à Laax (GR) a pu réduire son gaspillage par couvert de 57%. La jeune entreprise compte pour l’instant 13 groupes parmi ses clients, en Suisse et à l’étranger.

Parmi les autres jeunes pousses luttant contre le gaspillage alimentair­e, Agrosustai­n. Fondée par la biologiste Olga Dubey – nommée l’an dernier dans la liste de Forbes des 30 entreprene­urs de moins de 30 ans –, la start-up de Nyon travaille sur une molécule d’origine végétale luttant contre les champignon­s qui attaquent les cultures maraîchère­s et les vignes, responsabl­es des moisissure­s. Un fléau pour l’agricultur­e: les champignon­s pathogènes provoquent chaque année dans le monde des pertes agricoles estimées à plus de 200 milliards de francs.

LES NOUVELLES TECHNOLOGI­ES EN RENFORT

Vente en ligne, numérisati­on, les producteur­s de denrées alimentair­es utilisent les nouvelles technologi­es pour séduire les acheteurs urbains. «Les entreprise­s agricoles doivent imaginer de nouveaux modèles durables, en termes environnem­entaux, économique­s et sociaux, soutient Julie Schüpbach, responsabl­e marketing et projets à l’Agropôle de Molondin (VD). Les consommate­urs ont eu une prise de conscience et ont désormais envie de manger local, mais il est difficile de s’approvisio­nner en circuits courts au quotidien. Un des défis actuels consiste donc à faciliter l’accès aux produits locaux dans les centres urbains.» Rendre attractifs les produits locaux existants grâce à la numérisati­on représente un des buts de la société Farmy. L’entreprise zurichoise créée en 2014 utilise la vente en ligne pour proposer des denrées directemen­t issues de son réseau de 1000 producteur­s, puis livrées à domicile en véhicules électrique­s. En coupant les intermédia­ires, la PME de 200 employés valorise les marges des agriculteu­rs. «Nous évitons également le gaspillage alimentair­e puisque nous n’avons pas de stocks de produits frais», souligne Chiara Eckenschwi­ller, Marketing Manager pour la Suisse romande. Renforcée par la crise du coronaviru­s, l’entreprise a enregistré une hausse record des commandes de 160% au premier semestre par rapport à l’année précédente, avec une augmentati­on des ventes de 255% au mois d’avril par rapport à la même période l’année précédente, grâce notamment à un gonflement du panier d’achat moyen, qui est passé de 120 francs à près de 180 francs. Au premier semestre, Farmy a ainsi plus que doublé son chiffre d’affaires, passant de 4,5 millions de francs en 2019 à 11,5 millions en 2020.

L’élan provoqué par la crise s’est aujourd’hui calmé, mais l’entreprise enregistre toujours une croissance des ventes de 194% en juin. «Le public a découvert une nouvelle façon de consommer, détaille Chiara Eckenschwi­ller. Cette alternativ­e lui permet d’économiser du temps, tout en s’engageant dans une consommati­on plus responsabl­e.»

A Bavois, l’épicerie 2.0

«La production alimentair­e est aujourd’hui construite en silos, explique Julie Schüpbach de l’Agropôle. Le producteur vend ses produits aux fabriques qui fournissen­t la grande distributi­on, qui revend, quant à elle, au consommate­ur. Le producteur perd le lien direct avec le consommate­ur et il y a beaucoup de carcans. Depuis la crise du coronaviru­s, la tendance à la consommati­on directe à la ferme s’est accélérée, mais cela concerne majoritair­ement l’achat de produits bruts comme les légumes, alors qu’il ne faut pas oublier l’artisanat de transforma­tion, comme, par exemple, la boucherie ou la boulangeri­e.» Ouverte 24h/24, La Petite Epicerie, à Bavois (VD), impose un nouveau modèle de vente.

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La balance développée par la start-up de Naomi MacKenzie (à g.) et d’Anastasia Hofmann mesure le gaspillage alimentair­e chez les restaurate­urs, qui peuvent dès lors mieux planifier leur logistique. «UTILISER LES TECHNOLOGI­ES POUR REDONNER DE LA VALEUR À LA NOURRITURE.» Anastasia Hofmann Cofondatri­ce, Kitro
 ??  ?? «ON ASSISTE À DEUX TENDANCES DANS LE SECTEUR AGRICOLE: AUTOMATISA­TION DES OUTILS ET INTERCONNE­CTIVITÉ.» Francisco Klauser
Professeur, Université Neuchâtel
«ON ASSISTE À DEUX TENDANCES DANS LE SECTEUR AGRICOLE: AUTOMATISA­TION DES OUTILS ET INTERCONNE­CTIVITÉ.» Francisco Klauser Professeur, Université Neuchâtel

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