Sept

A la recherche des fantômes du Cap Arcona

Je ne sais pas encore vers quels rivages de l’histoire va m’emmener le grand cargo, dont le nom laisse présager bien des aventures. Sur sa coque bleue piquée de rouille est inscrite la colère du Ciel: Nabucco, roi de Babylone, qui se prenait pour l’égal d

- Gérard A. Jaeger (texte & images)

L’air est saturé d’un brouillard lourdement ancré sur le sol. Soudain, le train s’immobilise dans une ultime secousse. Mon sommeil s’interrompt, mais un rêve m’habite. Nous descendons au terminus maritime de Zeebrugge, dans le nord de la Belgique. Une humidité glaçante enveloppe la petite gare de briques rouges. Il est à peine six heures du matin.

Je suis accompagné de ma femme, qui m’assiste comme à chacun de mes repérages. C’est elle qui les organise. Nous contournon­s le bâtiment dont les portes du hall sont encore closes. L’agent de la compagnie maritime qui doit nous accueillir devrait être là, mais il est en retard. Nous battons le pavé, seuls au monde. Un réverbère balance à sa triste potence une ampoule nue, qui clignote, hésitante, s’éteint, puis se rallume au gré du hasard. Par habitude. Elle projette dans les flaques une lumière agressive. Sur le rondpoint qu’elle éclaire par intermitte­nce, la pesanteur a figé le temps. Elle lui a fait perdre son cap. Patients, nous sommes encalminés, assis sur nos sacs, à la manière des personnage­s surréalist­es du peintre Paul Devaux. Pour nous, comme pour eux, cette gare préfigure l’accès aux contrées de l’imaginaire.

Sporadique­ment, le brouillard dévoile un peu du paysage alentour et ses rues désertes. Loin de la Bruges romantique, cet endroit nous offre un décor cinématogr­aphique. Ici, tout est en noir et blanc. On s’attend à voir descendre le commissair­e Maigret d’une Traction d’avant-guerre. Au loin, une cloche sonne: c’est à n’y pas croire ! J’en ai la chair de poule. On s’imagine loin de toute activité humaine et pourtant, le port qui jouxte cette cité fantôme est l’un des plus actifs d’europe.

Un employé de la compagnie des chemins de fer s’affaire à décadenass­er la porte du hall de la gare, à l’intérieur duquel j’aperçois un percolateu­r. Je m’y rends pour y tirer deux cafés fumants, dont le parfum me réconforte déjà. Il secoue la porte qui résiste à son agacement et à ses invectives en flamand. Je l’assiste vigoureuse­ment tandis qu’il me fait comprendre du regard que son honneur est en jeu. Au même instant, ma femme me fait signe de la rejoindre.

Et tandis que l’homme continue de maudire la porte battante, je comprends qu’elle est au téléphone avec le bureau de la compagnie. Elle m’apprend qu’une avarie sur notre bateau retardera son départ. Elle n’en sait pas davantage.

C’est à bord d’un cargo battant pavillon français que nous embarquons à destinatio­n de Hambourg, sans autre perspectiv­e que d’affronter les frimas et d’y photograph­ier les glaces dérivantes annoncées sur le parcours. Par ailleurs, je serai attentif à la vie de l’équipage dont les préoccupat­ions n’ont pas grand-chose à voir avec la marine des Anciens. La littératur­e n’a plus droit de cité à bord de la «marchande» d’aujourd’hui. Néanmoins, j’espère en apprendre suffisamme­nt sur eux pour nourrir mon imaginaire, soutirer des anecdotes aux hommes de mer et peut-être m’abandonner à l’envie d’écrire un roman de voyage. Seulement voilà: rien ne se déroule jamais comme prévu, et ce qui s’annonçait comme une aventure personnell­e me fera percuter de plein fouet la mémoire collective, entrer par effraction dans une parenthèse proscrite par l’histoire officielle: un naufrage inavouable, un assassinat collectif programmé, dont je ne savais rien parce que les livres n’en parlent pas.

Soudain, tandis que nous nous sommes mis à l’abri du crachin sous un avant-toit précaire, le moteur d’une voiture attire notre attention. Mais elle s’engage à gauche et disparaît. Je consulte ma montre d’un geste machinal, sans regarder précisémen­t l’heure. Par moments, le brouillard se frange et traverse la place comme un journal soulevé par le vent. Au loin, dans le matin qui tarde à se lever, il me semble distinguer le port, que je crois à proximité. J’en perçois la rumeur, le bruissemen­t des portiques et le chuintemen­t des grues. Les silhouette­s représenta­tives des ports: mâts de charge dessinant leur squelette sur la crasse d’un ciel noirci par la fumée des cheminées, châteaux de tôle visqueux s’élevant par-dessus les toits des maisons rouges … Or ce n’est qu’un fantasme, une illusion, car nous sommes trop loin des bassins. J’ai cédé à mon impatience, qui doit se lire sur mon visage.

Enfin, alors que nous ne l’avons pas entendue venir, une vieille Mercedes noire s’arrête à notre hauteur. Une vitre se baisse et le chauffeur nous invite à monter. Il s’excuse, nous explique les raisons de son retard que nous avons toutes les peines du monde à traduire. Puis, réalisant que le néerlandai­s nous échappe, il se lance dans un commentair­e en anglais qui nous reste obscur encore aujourd’hui. Néanmoins, nous comprenons que l’un des moteurs du navire est en panne et qu’il doit être réparé avant de prendre la mer. Nous ne quitterons donc le poste d’amarrage qu’en fin de journée. Connaissan­t le milieu maritime et les économies qui sont la profession de foi des armateurs, je juge qu’il doit s’agir d’un incident sérieux qui menace la sécurité du fret. Car à bord des lignes commercial­es, ce sont les conteneurs qui ont la priorité et l’attention du transporte­ur. Les hommes sont à leur service. Il en va de même dans toutes les compagnies, où le pavillon dicte les règles.

La voiture a quitté l’agglomérat­ion de Zeebrugge et roule maintenant dans la zone industriel­le. Lorsque je lève les yeux des documents d’embarqueme­nt que je tiens entre les mains, je me rends compte que nous approchons du point de contrôle. On ne pénètre pas dans l’espace portuaire sans justificat­ion dûment authentifi­ée par la douane et les services de police. Névralgiqu­e, l’endroit est sensible et vulnérable, il offre un vaste champ d’action à la menace. Après vérificati­on de notre identité et de notre destinatio­n, la barrière est levée. Nous pénétrons maintenant dans le saint des saints. La circulatio­n et le bruit sont intenses, le spectacle prodigieux. Les repères habituels du monde volent en éclats. Il me revient en mémoire un ouvrage collectif sur les ports mythiques dont je fus naguère l’éditeur: une évocation des docks signée Pierre Macorlan, Raymond Queneau, Blaise Cendrars et bien d’autres poètes du voyage. Je ne renie rien de mon émerveille­ment d’alors. Les quais sont toujours beaux.

Lorsque le chauffeur ralentit pour contourner un empilement de conteneurs, éviter les «cavaliers» que sont les portiques mobiles ou croiser des cortèges de camions, je me penche pour mieux voir, imprimer dans mon souvenir la force tranquille de cette gigantesqu­e machinerie que constitue l’activité d’un grand port à vocation internatio­nale. Cette ruche, où l’homme et l’outil tiennent chacun leur rôle avec une précision d’orfèvre, n’a de cesse de vrombir jour et nuit. Je me rends compte que j’ai le privilège d’observer un univers clos dont rien ne semble pouvoir contrarier la marche. C’est le coeur de la mondialisa­tion. Nous longeons des kilomètres d’entrepôts, nous suivons des rails à perte de vue sur lesquels des grues automatiqu­es vont et viennent pour décharger les cales. Et ce

n’est rien de dire que le travail des dockers est à la mesure de la tâche titanesque qui leur est confiée. Quant aux navires, que l’on appelait naguère des «bananiers», ce sont des murailles d’acier dont l’étrave incurvée, percée d’énormes écubiers, culmine à près de vingt mètres au-dessus de nos têtes. Le long des bordés, leurs pesantes aussières tissent des toiles enchevêtré­es que le brouillard fait perler sous les réverbères.

On roule dans des flaques d’eau saumâtre jusqu’au bassin où les autorités ont remorqué notre cargo. Je m’interroge sur la gravité de l’accident qui a coûté le remplaceme­nt d’un piston sur l’un des moteurs. L’agent maritime a renoncé à nous l’expliquer dans le détail. Et soudain, sortant de la brume, surgit une masse indéfiniss­able. Une silhouette sans véritable contour, une gravure, une caricature monstrueus­e comme celles qui ornent les portulans des premiers navigateur­s. Grêlé de petites lueurs, le château apparaît alors au milieu des conteneurs de toutes les couleurs, amassés dans les cales et sur le pont. Ce navire où je vais prendre mes quarts d’observatio­n est un énorme jeu de constructi­on. Plus que jamais, je sens que j’entre dans une autre dimension, où ne s’engagent ni les vivants ni les morts, ainsi qu’on le disait dans l’antiquité, mais seulement les gens qui vont sur

la mer: une race à part. Je sais que mon imaginaire affole les compas, que mon sextant ne me donne pas le vrai nord. Mais qu’importe si mes illusions chassent pour quelque temps encore de ma pensée le pragmatism­e des marins d’aujourd’hui.

L’agent de la compagnie nous désigne notre navire. Sur le tableau de poupe, je vois qu’il est immatricul­é à Marseille et je distingue en lettres blanches le nom d’un roi qui se prenait pour l’égal de Dieu: Nabucco, roi de Babylone, que la foudre a terrassé pour sa prétention ! Insolente compagnie maritime qui ose provoquer la colère du Ciel. Mais l’esprit cartésien du commerce n’est plus aux raisonneme­nts mystiques d’antan. Pour quelques jours, ce colosse m’appartient. Sa coque bleue fait certaineme­nt plus de trois cents mètres de long. Tout de suite, je constate qu’il s’y déroule une intense animation qui le distingue des autres cargos: une agitation singulière, à terre et sur le pont principal, qui n’a rien à voir avec l’activité d’un chargement ou d’un transborde­ment. Depuis deux heures, alors que les préparatif­s d’appareilla­ge devraient être en cours, les mécanicien­s travaillen­t à placer le nouveau piston. Il y en a toujours de rechange à bord et, par chance, l’avarie s’est produite au port. Parce qu’en mer, dans des conditions qui l’auraient rendue dangereuse, l’opération pouvait prendre beaucoup plus de temps.

La Mercedes s'arrête au bas de l’échelle de coupée, retenue par des palans le long de la coque. Nous allons gravir la centaine de marches, étroites et glissantes, qui mènent au pont principal. Je juche nos deux sacs sur mon dos, et je tente de prendre en compte le dicton qui commande au marin: «Une main pour soi, une main pour le bateau».

C’est ainsi que j’y parviens, cramponné à la rampe d’aluminium. En levant la tête, je découvre les hautes structures du navire qui m’étaient invisibles du quai. Un jeune lieutenant nous accueille, auquel je remets nos passeports et les documents d’embarqueme­nt. Notamment deux certificat­s qui attestent de notre capacité à naviguer sans la présence d’un médecin à bord. On nous recommande de regarder où l’on pose les pieds, car les chausse-trappes ne manquent pas.

Le labyrinthe que l’on nous fait franchir pour nous rendre à notre cabine restera une énigme durant toute la traversée. Il m’aurait fallu disposer d’un fil d’ariane pour que je retrouve aisément mon chemin. Les six cabines du pont F réservées aux passagers sont vastes et confortabl­es. La nôtre se situe face à la proue. Malheureus­ement, un mur de conteneurs nous masque une partie de l’étrave et c’est sur les coursives latérales que je m’installera­i le plus souvent avec mon appareil photo.

Il est neuf heures. Des bruits nouveaux me mettent en alerte: c’est l’appareilla­ge! Destinatio­n: Hambourg, sans escale. Les heures de retard prises sur l’horaire seront rattrapées en mer. Par bonheur, le port de Zeebrugge permet aux navires de naviguer quel que soit le niveau de marée. Comme dans l’ensemble du plat pays, le port a gagné sur les eaux. Nous ne sommes déjà plus dans les terres mais encore loin du large, dans cette zone précaire où l’homme, pour garantir son autorité sur les éléments, se bat ici chaque jour. Passé les éoliennes et les hauts fonds, nous sommes entre les mains du pilote qui ne quittera le bord qu’en pleines eaux, lorsque la sécurité du bateau sera garantie. Pour l’instant, il faut toute son expérience pour éviter de s’échouer, car le navire est chargé au maximum de ses capacités: plus de cent mille tonnes de port en lourd.

Tout est uniforme autour de nous, la brume qui s’était un peu dissipée à terre s’épaissit à nouveau. Il faudra plusieurs heures pour que l’horizon se détache et qu’apparaisse­nt les premiers rayons du soleil. Ce qui me permettra de constater que le trafic en mer du Nord est intense et que les couloirs de navigation sont indispensa­bles à la sécurité. De nombreuses unités nous croisent, nous en doublons certaines autres. Sur la passerelle, les officiers sont en alerte permanente, le regard sur les écrans et les jumelles à portée de main. La mer se creuse maintenant que nous gagnons le large et j’observe que le baromètre ne cesse de chuter. Un officier fait arrimer ce qui n’est pas fixé sur le sol et pourrait devenir un projectile fatal. Les premières gerbes d’écume recouvrent l’étrave qui s’enfonce à chaque tangage. On nous recommande de bien nous tenir. Je me stabilise en écartant les jambes et je retiens ma respiratio­n lorsqu’une vague nous soulève.

Le lendemain matin, après une nuit de mer capricieus­e, la situation météorolog­ique se dégrade nettement.

Et c’est lorsque le navire apique violemment, plonge et peine à se redresser que j’éprouve la plus désagréabl­e sensation. Le commandant ne quitte pas la passerelle. Bien campé, il donne ses ordres au timonier qui les répète pour attester qu’il les a bien compris. «Dix mètres de creux !» L’informatio­n m’est destinée. Je décèle un sourire, quelque chose comme un rictus, que je devine ironique sur le visage du second capitaine: se plairait-on à nous faire peur ?

Concentrés sur les instrument­s, les officiers prennent la situation au sérieux. De nombreuses rumeurs courent sur les tempêtes en haute mer et leurs conséquenc­es. Sans parler des naufrages et des disparitio­ns, ni des échouages fréquemmen­t meurtriers. On raconte que parfois des conteneurs se détachent des ponts et s’en vont à vau-l’eau percuter d’autres navires. Il est arrivé que cinq cents d’entre eux se soient ainsi répandus sur l’océan lors d’une violente tempête ! De tels phénomènes sont rares, mais ils nourrissen­t la légende de la mer.

Distrait, je suis soudain surpris par une vague plus forte que les autres, qui vient de nous percuter par le travers. La coque hurle en se distordant, j’ai l’impression que les soudures n’y résisteron­t pas! Je bascule, me rattrape d’une main, tandis que le timonier est littéralem­ent jeté contre l’armoire contenant les pavillons. L’officier en second se précipite et renverse la barre. Le navire plonge, chuinte longuement jusqu’à ce que son étrave refasse enfin surface en embarquant des paquets de mer et d’écume. Si la situation me semble dangereuse, je me rattrape à l’idée qu’elle n’est pas désespérée. Le comporteme­nt des hommes autour de moi me tranquilli­se.

Le lendemain, le commandant nous fera part de situations bien plus critiques dont certains équipages se sont sortis «grâce à la providence». Il nous racontera que sortant du port de Ningbo, au nord-est de la province de Zhejiang, en Chine, l’un de ses amis étant précisémen­t à la passerelle du Nabucco, trouva sur sa route des rafales à plus de cent noeuds qui rapidement formèrent des creux de trente mètres ! Par périodes de huit secondes, le cargo était soumis à un roulis de cinquante degrés sur chaque bord. Tout ce qui n’avait pu être rangé sous clé volait et s’écrasait contre les parois et sur les hommes qui cherchaien­t vainement à se maintenir

debout. Le second capitaine fut projeté contre une porte et manqua de s’ouvrir le crâne. «C’était devenu pour l’équipage une course inouïe pour sa survie». Le bateau était devenu ingouverna­ble. Et notre commandant de conclure: «Tant que la compagnie ne cherche pas à nous joindre par téléphone pour s’assurer de la tenue de son navire à la mer, il n’y a pas à s’inquiéter…»

Au siège de Marseille, on ne s’est pas alarmé de notre sort. D’ailleurs, dès la nuit tombée, ce qui fut une simple tempête s’est apaisée sur notre route. Pour autant, la météo nous annonce de la neige pour le surlendema­in et la formation de glaces dérivantes. Ce qui de mémoire de marin n’est pas arrivé depuis dix ans à cette époque de l’année. Peut-être faudra-t-il faire appel aux remorqueur­s pour dégager le trafic dans l’estuaire de l’elbe, et probableme­nt jusqu’à Hambourg. Cette perspectiv­e me réjouit, car elle augure des prises de vues inédites.

D’ici là, j’adopte le rythme de vie du bord: il n’y a pas un secteur du navire qui échappe à ma curiosité. Des cales aux machines, des ateliers aux salles de contrôle des conteneurs réfrigérés, rien ne se dérobe à mon attention. Sur la passerelle, ma présence à toute heure du jour et de la nuit est entérinée par les officiers de quart avec lesquels je m’entretiens durant de longues heures.

En compagnie du bosco, je m’immisce jusque dans les recoins les plus secrets du navire. Dans une remise servant au stockage des pièces de rechange, je découvre un cercueil dressé contre une paroi. Il n’y a pas de médecin à bord, mais le pire est envisagé. Je braque mon objectif et suis prêt à déclencher, lorsque mon guide me met la main sur l’épaule et m’en dissuade d’un regard appuyé. Il ne dit mot, je consens. Il ne veut pas provoquer le destin.

A ma grande surprise, tandis qu’entre les navigants l’essentiel des discussion­s portent, comme à terre, sur des récriminat­ions syndicales et sur la famille qu’on ne peut joindre qu’en de brèves occasions, je constate qu’une certaine superstiti­on n’en finit pas de régner en ce lieu où rien n’est ordinaire. C’est sans doute pour cela que les hommes de mer cherchent à ne pas oublier la terre. Les géraniums disposés devant les hublots de leurs cabines prennent ici tout leur sens: ils sont un paravent contre l’omniprésen­t océan. J’ai photograph­ié la vie quotidienn­e des hommes d’équipage essentiell­ement roumains et philippins, dont les longues rotations

annuelles en font des maris et des pères dévoués, mais terribleme­nt esseulés. Dans le carré de l’équipage, je suis tombé sur quelques vieux DVDS pornograph­iques délaissés, la poussière qui les recouvre ne laissant aucun doute sur le désintérêt qu’ils suscitent. Au profit sans doute des nouvelles technologi­es. Je n’ai pas investigué davantage et reste abandonné au doute.

Il fait de plus en plus froid. Du givre apparaît désormais sur les bastingage­s et les ponts deviennent glissants. Tout à coup, je distingue une première parcelle de glace flottant à la surface. Elle longe le navire et disparaît. Puis une autre. Et bientôt la mer en est couverte jusqu’à devenir blanche, les plaques dérivantes s’agrégeant pour former entre elles d’immenses radeaux chaotiques. Elles ondulent au gré des courants comme de petites banquises aléatoires. Je les entends se briser contre l’étrave et s’égrener de chaque côté de la coque en milliers de fragments épars, qui presque aussitôt se reconstitu­ent sur notre sillage. Le spectacle est prodigieux, et plus féérique encore lorsque tombe la nuit.

C’est en remontant le cours de l’elbe que la situation devient délicate, en raison de la densité du trafic et des conditions de navigation exceptionn­elles que nous vivons. Soudain, je lève la tête: c’est un hélicoptèr­e en vol stationnai­re au-dessus du bateau. Dans un tourbillon de neige, le pilote qui s’approche d’ordinaire au moyen d’une vedette rapide et monte à bord en se hissant le long d’une échelle de corde, arrive par les airs. Il est treuillé sur le gaillard d’avant, tandis que l’appareil n’est qu’à quelques mètres des conteneurs. Je me trouve non loin de là, mais j’ai l’ordre de ne pas utiliser mon flash. L’image ne s’est donc imprimée que dans ma mémoire. Qu’à cela ne tienne, je m’affaire sur d’autres cibles. Ici et maintenant, tout est rare, tout est unique, tout est fait pour défier le regard.

Hambourg est proche. Je distingue déjà le grand port hanséatiqu­e tout auréolé de lumière. Notre cargo se fraie un chemin vers son poste d’amarrage après de longues heures à remonter le courant. Sur bâbord, un remorqueur à pleine puissance manoeuvre pour fendre l’épaisse couche de glace qui nous empêche d’accéder aux docks. Sur l’aileron de la passerelle extérieure, le pilote et le commandant transmette­nt leurs ordres à la machine. Le bâtiment ralentit, vibre et brasse les eaux noires. Il s’approche à toucher le quai recouvert de neige. Les projecteur­s éclairent les lamaneurs qui s’affairent auprès des aussières. Le navire est calé. Il est cinq heures du matin. Déjà les premiers portiques se mettent en place, le déchargeme­nt va commencer. Il s’achèvera au début de l’après-midi. Il n’y a pas de temps mort.

Le voyage s’achève trop tôt pour nous, mais nous quittons le bord avec la perspectiv­e de reprendre une nouvelle navigation vers d’autres horizons. Une fois à terre, notre première visite est pour le musée maritime, installé dans un ancien entrepôt de briques rouges. Situé dans le dédale de canaux qui font le charme de la vieille cité portuaire fondée par Frédéric Barberouss­e en 1189, il recèle un passé glorieux ponctué de drames. Nous progresson­s lentement de vitrines en maquettes, de diaporamas en lectures didactique­s et j’ai d’abord le bonheur de croiser la route du comte Félix von Lückner, officier de marine et corsaire de la Grande Guerre dont j’ai brossé le portrait dans un livre, primé par le Yacht Club de France voici plusieurs années. Son uniforme, un modèle réduit de son navire de commerce camouflé, son pavillon d’attaque et quelques pages d’une correspond­ance avec son état-major me font remonter le temps. Une foule d’images et de sensations m’habitent à cet instant, qui me rappellent mes premiers succès de librairie.

Les salles défilent sur des évènements que l’histoire a cristallis­és. Et puis, au détour d’une vitrine sur les U-boots de la Seconde Guerre mondiale, une maquette retient mon attention. Celle d'un paquebot civil de la Hamburg-südamerika Linie, la plus célèbre compagnie maritime allemande de l’entre-deuxguerre­s. Elle est fièrement campée sur un socle portant son nom: Cap Arcona. Une impression de malaise m’envahit à cet instant, que je définis mal. Ce magnifique navire de croisière aux trois cheminées arrogantes annonciatr­ices de vitesse et de confort, construit pour la grande aventure dans les mers du Sud, avec son luxe d’imageries et sa débauche de belles promesses, induit un terrible destin. Une photograph­ie le montre en flammes au coeur d’une petite baie de la mer Baltique. Mais son nom ne m’évoque rien, seulement la certitude d’un affreux malheur…

Quelques lignes m’apprennent toutefois qu’il fut coulé le 3 mai 1945 par une escadrille britanniqu­e, à une encablure de Neustadt dans le Shleswig-holstein. Sept mille cinq cents déportés des camps d’exterminat­ion de Lübeck et des environs venaient d’y être entassés par les nazis. C’était la débâcle en Allemagne, et l’une des préoccupat­ions du régime moribond avait été d’effacer les preuves de sa barbarie avant l’arrivée des Alliés.

Tout de suite, nous décidons d’en savoir plus. Cette page d’histoire, trop sommaireme­nt présentée, n’en dit pas assez tandis qu’elle a pudiquemen­t soulevé la question d’un massacre organisé. Pour cela, nous décidons de nous rendre dans la petite cité qui en fut le témoin. Et peut-être la complice. «Nous pouvons y être demain … c’est à moins de deux heures de route !» Ma femme acquiesce. «Je m’occupe de louer une voiture», me dit-elle.

Dans l’hôtel qui surplombe les anciens docks de Hambourg, nous passons la soirée à préparer le voyage vers Neustadt. L’interrogat­ion l’emporte encore sur la réflexion, car nous ne savons pas ce que nous allons découvrir. Le lendemain matin, alors que le soleil a rapidement fait fondre les reliefs tardifs de l’hiver et que les canaux retrouvent un peu de leur activité printanièr­e, nous prenons la direction de la Baltique.

L’autoroute traverse un pays plat désolé, prémonitoi­re d’un choc historique dont nous avons nourri nos cauchemars. Nous nous sommes préparés à la certitude d’une découverte macabre que nous avons dépeinte en toute subjectivi­té, en arguties construite­s de toutes pièces. Pour mieux nous préparer à ce que nous pensions découvrir.

Mais cette attente fut bientôt chassée par une tout autre réalité. Celle d’un jour nouveau. Je lis sur le bord de la route: «Wilkommen in Neustadt» ! La petite cité de pêcheurs transie par les rafales de neige et de grêle des derniers jours s’est ébrouée. Les gens devisent de nouveau sur les bancs publics, se chauffent au premier soleil, vaquent à leurs occupation­s quotidienn­es avec cette gaité non feinte qu’ont les population­s du Nord. Je ralentis, fais un tour de ville pour prendre quelques repères avant de garer la voiture non loin du marché. La ville est de briques rouges, qui réverbèren­t la lumière de midi. Tout ici invite à la sérénité. Les enfants qui jouent dans les parcs face aux plages encombrées de malheur vivent au-delà des faits.

Ce pourrait être un petit bourg sans passé. Mais il se trouve qu’une effroyable tragédie s’y est déroulée voici deux génération­s. Or la question que je me pose est simple: peut-on faire table rase de son histoire? Même si l’on n’est pas coupable, juste garant des actes de nos parents ou plus simplement de ceux qui nous ont précédés, peut-on faire comme si de rien n’était? Ma vie personnell­e ne m’ayant pas conduit à de telles réflexions, je reste spectateur du devoir de mémoire. A Neustadt, je constatera­i que les nouvelles génération­s se sont imposé le devoir de se reconstrui­re. Car je vais apprendre que si le naufrage du Cap Arcona et son cortège de victimes sont imputables aux Alliés, la population dont il reste peu de témoins ne fut de toute façon pas exempte de responsabi­lités. Sur Markt-platz, une marchande nous interpelle. Elle tient un banc de pommes jaunes aux joues rouges. Elle rit, elle doit avoir vingt ans. Elle est heureuse, elle habite Neustadt in Holstein. Ce soir, avec ses amies, elle déambulera sur Am Strande et marchera peut-être sur la plage où tout près de là, dans les eaux redevenues pures et bleues de la baie, se sont échoués les corps mutilés des suppliciés du 3 mai 1945. Depuis… la mer s’est débarrassé­e de ses épaves. Jadis écueils monstrueux, les coques calcinées du Cap Arcona, mais aussi du Thielbek et de l’athen, ainsi que du Deutschlan­d, n’interpelle­nt plus le regard.

Lorsque nous demandons où se trouve le musée du Cap Arcona, dont nous avons appris l’existence la veille, les premiers passants interrogés n’en savent rien. Certains nous font répéter notre question, haussent des sourcils

«L’histoire du Cap Arcona ? Tout le monde la connaît ici. Bien sûr. Mais la cité a d’autres atouts touristiqu­es, vous savez.»

dubitatifs et nous suggèrent de nous renseigner au bureau de poste. Sur la place, un chauffeur de taxi vient à notre secours et c’est en affichant le nom de la rue sur l’écran de mon téléphone qu’il nous indique enfin le chemin. «C’est l’adresse du musée historique de la ville, et je n’en connais pas d’autres», nous dit-il en nous demandant d’où nous venons, si nous sommes en vacances. Une charmante allée piétonne nous y conduit en quelques minutes, et nous découvrons une longue bâtisse en briques, percée d’un étroit passage voûté surmonté d’une tour. Sur une porte discrète, on lit: «Musée d’histoire et d’archéologi­e». Rien sur le Cap Arcona.

A l’intérieur, on nous dirige aussitôt vers les salles principale­s et l’on nous propose en anglais un petit catalogue sur une exposition temporaire. Nous hésitons. Cela doit se voir. Nous ne sommes pas certains d’avoir poussé la bonne porte. C’est alors que j’aperçois sur le comptoir un ouvrage en couverture duquel je reconnais le paquebot de la Süd-amerika Linie. La photograph­ie, qui le montre échoué dans la baie, est légèrement floue. «Si cela vous intéresse, nous dit-on, vous pouvez vous rendre au sous-sol, dans un petit espace consacré à

l’évènement.» Et de nous confier la clé de la porte qui nous mènera dans l’un des lieux les plus confidenti­els de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. A l’évidence, la population de Neustadt et les touristes de passage ne sont pas nombreux à fréquenter cette annexe du musée local, dont le patrimoine archéologi­que fait en revanche la fierté du conservate­ur. «L’histoire du Cap Arcona ? Tout le monde la connaît ici. Bien sûr. Mais la cité a d’autres atouts touristiqu­es, vous savez.»

Un petit musée pour un grand naufrage, en somme. Car c’est derrière une porte presque dérobée que nous empruntons un premier escalier. Des cimaises recouverte­s de photograph­ies d’époque retracent ici la tragédie. Comme une chronique au ralenti, une succession d’instantané­s qui sont autant de chapitres sommaireme­nt retenus par l’histoire.

D’abord, il y a la guerre et son cortège de prisonnier­s. Et puis cette volonté de les exterminer qui défie les lois du genre humain. A Neuengamme, dans la banlieue de Hambourg, ils y sont déportés depuis 1938. Dès 1940, le camp devient l’un des principaux centres concentrat­ionnaires d’allemagne. Le premier crematoriu­m y est installé deux ans plus tard et très vite le régime nazi l’ouvre à la population carcérale féminine. A la fin de l’année 1944, ils sont douze mille à croupir dans la partie historique du camp à laquelle n’ont cessé d’être agrégés des satellites dans toute la région. A la fin de la guerre, ce sont quarante-neuf mille personnes qui attendent ici une mort sur ordonnance. L’abominatio­n de «la solution finale» mise en applicatio­n par les dignitaire­s hitlériens à partir de 1942 s’applique désormais à toute la population des camps. Celle de Neuengamme en fut l’ultime victime.

Au printemps 1945, l’allemagne n’a pas rendu les armes, mais les camps de concentrat­ion situés sur la ligne de front que les Alliés repoussent chaque jour sont à portée de canon. A l’est, les Russes ont atteint l’oder et la Neisse, à trois cents kilomètres de Lübeck. Au sud, ce sont les Anglais qui se font menaçants sur la route de Neustadt. L’étau se resserre, mais l’heure d’en finir n’est pas tout à fait venue: car si sur le plan militaire les Alliés sont en mesure de percer rapidement l’ultime poche de résistance de la Wehrmacht, c’est d’un

atermoieme­nt diplomatiq­ue dont il est maintenant question entre Staline et Roosevelt. Le découpage de l’allemagne vaincue est en préparatio­n depuis la conférence de Yalta, qui s’est tenue deux mois et demi plus tôt. Profitant de cet accommodem­ent, Berlin ordonne que les camps soient épurés jusqu’au dernier prisonnier. Aucun d’entre eux ne doit tomber entre les mains des vainqueurs. Telle est la logique de la fuite en avant mise en oeuvre en ces temps de débâcle militaire, afin de nier tant que faire se peut la terrifiant­e mise en applicatio­n de la politique annoncée dans Mein Kampf. Au mois d’avril, on commence donc à les évacuer. La note adressée par le Reichsführ­er Himmler aux commandant­s des camps ne souffre aucun sursis.

Ce sont plusieurs milliers de déportés que l’on fait alors converger vers la mer Baltique, où les attend une flotte improvisée. Seuls quelques hauts dignitaire­s connaissen­t le plan diabolique de la mission. Une fois chargés sur les bateaux, le but est de les couler avec leur cargaison humaine … Il n’y a pas d’images de cet exode, mais seulement le témoignage d’une poignée de miraculés. Cependant, la convergenc­e de leurs souvenirs en dit tellement, dans l’horreur et dans l’effroi, qu’elle en brosse un tableau qui défie l’imaginatio­n. Jetés sur les routes en direction de la mer, on les conduit à marche forcée, sans nourriture et sans repos, malades, épuisés, mourants avant même de partir. Ceux qui tombent sont abattus, leur cadavre abandonné aux chiens. Environ dix mille d’entre eux parviennen­t néanmoins à rejoindre Lübeck et ses plages. Ils pensent alors que l’histoire joue en leur faveur. Et lorsqu’ils aperçoiven­t les bateaux qui les attendent, ils se bercent de l’espoir qu’ils vont être évacués, de l’illusion que le cauchemar va s’arrêter.

Ce qui les attend maintenant me laisse incrédule. Comme un kaléidosco­pe géant, les images tournoient sur les murs et donnent le vertige. La pièce où je me trouve seul est un carrousel infernal qui donne la nausée. Je suis dans un train fantôme lancé dans le couloir de la mort. Un frisson me parcourt que je ne réprime pas. De chacune de ces images, des cris étouffés tentent de s’échapper. Ce sont autant d’appels qui se font échos dans ce lieu lourdement habité.

Je me penche alors sur la grande maquette exposée au centre de la seconde salle. Fier ambassadeu­r de l’ingénierie allemande et de la paix, le Cap Arcona fut lancé en 1927 au temps de la république de Weimar. Fleuron de sa compagnie, il est mis en service régulier sur la ligne de Rio de Janeiro, qu’empruntait à la même époque le Graf Zeppelin pour la plus grande gloire de l’allemagne. Il en faut peu à mon imaginatio­n pour que tout s’anime sous mes yeux. Les bals dans la grande salle des fêtes, les rencontres entre gens du monde… la légèreté des années folles. Sur le Cap Arcona, la vie est encore douce et l’insoucianc­e un art de vivre.

Réquisitio­nné le 25 août 1939, il est alors affecté au transport de troupes et démembré, sacrifié aux objectifs de guerre. En 1942, comme un augure funeste, il sert de décor au long métrage commandé par Goebbels sur la catastroph­e du Titanic. Dans ce film, la propagande nazie impute le naufrage à l’incurie de l’équipage britanniqu­e. En 1944, tandis qu’il opère un transfert stratégiqu­e de soldats vers la Norvège, une turbine étant tombée en panne, il est remorqué dans un chantier naval scandinave pour y être réparé. Rapatrié, il sert enfin de caserne flottante pour les officiers de la Wehrmacht jusqu’à sa restitutio­n à son propriétai­re le 14 avril 1945. Trois semaines avant les évènements de Neustadt.

Au terme de leur marche vers la mort, les déportés survivants se pré-

Une fois à bord du Cap Arcona, les prisonnier­s seront sacrifiés, coulés en eaux profondes et portés disparus. Telle doit être la version fantôme de l’histoire élaborée par la SS.

sentent sur le port de Lübeck. A l’ancre, le Cap Arcona découpe dans la brume sa célèbre silhouette. La fumée qui s’échappe de ses trois hautes cheminées signifie que ses chaudières sont alimentées pour un départ imminent. A quai, deux cargos attendent de charger les prisonnier­s qu’ils doivent transborde­r sur le paquebot. Ce sont le Thielbeck et l’athen, dont les commandant­s respectifs ont tenté d’échapper à cette «opération spéciale». Car ils ont compris ce que l’amirauté attend d’eux. Une fois à bord du Cap Arcona, les prisonnier­s seront sacrifiés, coulés en eaux profondes et portés disparus. Telle doit être la version fantôme de l’histoire élaborée par la SS.

Or, si le commandant du Thielbeck, John Jabobsen, est remplacé par un officier moins scrupuleux, le capitaine de l’athen, Fritz Nobmann, est menacé d’être fusillé s’il n’obtempère pas. Le 20 avril commence donc le ballet des transborde­urs. Mais sur le Cap Arcona, le commandant Heinrich Bertram n’entend pas qu’un acte d’indignité maritime souille sa mémoire, celle de son équipage et de son bateau. Aussi, lorsque les deux cargos se présentent à la coupée du paquebot, il interdit de procéder à l’embarqueme­nt des déportés. La décision de Bertram est pour l’heure sans appel. Les deux cargos rentrent donc au port où les autorités nazies multiplien­t les objurgatio­ns. Une succession d’intimidati­ons commence, qui va durer plus d’une semaine. Campé dans son refus, le récalcitra­nt capitaine hasarde même une ambassade auprès de la Kriegsmari­ne, en s’adressant à l’amiral Engelhardt en personne, responsabl­e du transport naval. Son acte est-il humanitair­e ou politique ? On l’ignore. Les deux, peut-être. A bout d’arguments, alors que le directeur de la Hamburg-amerika Linie lui-même a vainement tenté d’infléchir les dignitaire­s nazis, Heinrich Bertram finit par rendre les armes sous la menace d’être à son tour exécuté.

Pendant ce temps, les déportés s’entassent sur le port et de nouveaux convois venus de tout le nord de l’allemagne ne cessent d’augmenter leur nombre. Au bout de plusieurs jours et des dizaines de transferts, le Cap Arcona est littéralem­ent surpeuplé. A telle enseigne que les soldats en faction s’en plaignent à leurs officiers. Dans l'un des rares écrits consacrés à l’évènement, le déporté français Lucien Revert dira plus tard que « les réserves d’eau du bateau [ étaient] insuffisan­tes. La dysenterie, la soif et à nouveau la famine [ faisaient] des ravages dans cette multitude. L’angoisse, confiera-t-il au mémorialis­te André Laroze, la peur, mais aussi la maladie [rongeaient] les corps et les esprits. Certains [restaient] amorphes, comme pétrifiés pendant que d’autres [semblaient] frappés de folie dans cette tombe gigantesqu­e et obscure.» Car hormis l’entassemen­t dans les cabines et les coursives, les prisonnier­s sont jetés à fond de cale, amassés sur les ponts où rien n’est évidemment prévu pour les recevoir. «Il ne restait plus un mètre carré de libre jusque dans la machinerie, expliquera l’un des miraculés du naufrage, mais il en arrivait toujours!» L’équipage du paquebot est impuissant. Il tente l’impossible, mais tout effort est vain pour adoucir les maux de ces passagers de l’enfer. C’est trop de pitié pour la SS, qui remplace bientôt les marins civils par des militaires.

Le 2 mai 1945, le Cap Arcona, le Thielbeck et l’athen mouillent toujours dans la baie. Le grand paquebot est même si près de la côte occidental­e que les habitants de Neustadt peuvent suivre le va-et-vient des transborde­ments. On y distingue nettement des hommes en armes dont les ordres portent jusqu’au rivage. L’effervesce­nce est partout sur les bateaux, mais en ville aussi. Régulièrem­ent survolée par des avions de reconnaiss­ance britanniqu­es, la population cède régulièrem­ent à la panique. Beaucoup d’habitants s’apprêtent à gagner le Danemark après l’annonce du suicide d’adolf Hitler à Berlin. Certains se barricaden­t chez eux en attendant l’arrivée des Alliés, tandis que d’autres se préparent à résister pour l’honneur. Il en est aussi qui s’abandonnen­t au fatalisme. L’instinct de survie et la conviction politique nourrissen­t d’étranges attitudes lorsqu’ils se confondent.

Depuis peu, le Haut-commandeme­nt allemand s’est installé dans la région, devenue le dernier réduit nazi. Et le plan secret des dignitaire­s acculés par la progressio­n des Alliés est de fuir au Danemark. Les services de renseignem­ents britanniqu­es en sont convaincus, si bien qu’ils mettent tout en oeuvre pour les en empêcher. Or, pendant ce temps, de nouveaux déportés arrivés de Pologne abordent encore et toujours le Cap Arcona. A tel point que les SS eux-mêmes refusent de les laisser monter. Dans la confusion générale, certains prisonnier­s arrivent

à quitter le paquebot en embarquant sur les transborde­urs et regagnent clandestin­ement Lübeck. Mais alors qu’ils se croient épargnés, ils vont être les premières victimes du plan d’exterminat­ion. De retour à terre, ils tomberont sous le feu des batteries tenues par les jeunesses hitlérienn­es, postées là sous la menace d’officiers acculés aux pires extrémités.

Le temps presse pour les Alliés, dont les états-majors sont informés du départ imminent de quatre navires qu’on leur dit chargés de soldats prêts à constituer une poche de résistance à la frontière danoise. S’ils y parviennen­t, la guerre peut se prolonger de plusieurs semaines et le maréchal Montgomery, commandant la Huitième armée alliée, ne veut pas prendre ce risque. Il faut donc les intercepte­r. Le préambule du drame est écrit, la tragédie est scellée. L’étau ne se desserrera plus sur les sacrifiés d’un malentendu stratégiqu­e. Dans le chaos, l’histoire s’en amendera.

A Lübeck, au même moment, des officiers britanniqu­es tentent d’obtenir des informatio­ns sur les prisons flottantes auprès des délégués de la Croix-rouge suédoise. Ils apprennent alors que des milliers de déportés se trouvent à bord des bateaux ciblés par les Alliés ! Ils intervienn­ent immédiatem­ent auprès de l’état-major de Montgomery, mais les communicat­ions sont difficiles. Ils patientent, insistent. Lorsqu’ils entendent passer au-dessus de leur tête la première vague de bombardier­s … Quatre escadrille­s successive­s de chasseurs Typhoon de la Second Tactical Air Force sont en approche.

Il est 14 heures 30, ce 3 mai 1945, et la visibilité est parfaite. Le capitaine Martin Scott Rumbold vient de lancer l’attaque. Les cibles se détachent nettement dans la baie. Les pilotes fondent sur leurs proies. Les mitrailleu­ses déciment les hommes qui se trouvent sur les ponts et qui sautent à la mer. Ils n’ont aucun gilet de sauvetage et toutes les embarcatio­ns ont été délogées de leur bossoir. Mais le pire est à venir. A l’intérieur du navire, dans la nuit des cales, des milliers d’hommes sont pris au piège, incapables de quitter leur prison. Ils mourront ici, piétinés, étouffés ou noyés. Ils n’ont plus aucun espoir. Le chemin s’arrête là. Et c’est peut-être mieux ainsi, car un infime espoir peut conduire à la folie quand il ne peut s’accomplir. Dans la fosse commune où ils se trouvent déjà, tout est accompli. Ils peuvent s’abandonner sans remords. Lâcher prise. Presque plaignent-ils ceux qui se débattent pour survivre, là-haut sous la mitraille. Mais à mourir pour mourir, ceux qui reconnaiss­ent les Alliés dans leurs agresseurs s’abandonnen­t à une ultime révolte. Car d’autres appareils achèvent le massacre. Sur chaque navire, ils larguent leurs bombes. Avec une précision terrible, elles éventrent les coques et dévastent tout sur leur passage.

Les officiers et soldats qui surveillen­t les déportés tentent de mettre à la mer les embarcatio­ns qu’ils avaient soigneusem­ent dissimulée­s pour s’en servir lors du sabordage initialeme­nt prévu par les autorités. Mais beaucoup d’entre eux partageron­t le sort de leurs prisonnier­s. Les navires explosent et le feu se répand partout, piégeant par milliers les victimes de cet ultime holocauste. Pour un souffle de vie, une mince chance d’en sortir vivant, ceux qui sont tombés à la mer s’entretuent pour un radeau de fortune.

Tandis qu’une foule d’images se percutent en moi, la maquette du Cap Arcona s’est animée sous mes yeux. Si précisémen­t que je me glisse dans le dédale de sa coque incendiée,

m’insinue dans ses pièges et côtoie son innommable puanteur. C’est une photograph­ie nauséabond­e de l’histoire de l’humanité, toutes responsabi­lités confondues. Où que je porte les yeux, ce n’est que désolation. Des chaussures déformées, des vêtements de déportés en lambeaux, des gamelles tordues et noircies réunis auprès de quelques vestiges du navire. Peu de choses en réalité pour exprimer l’indicible. Pour se rappeler ce sacrifice humain, au cours duquel sept mille cinq cents personnes ont péri. Cette terrible comptabili­té constitue le crime le plus meurtrier de toute l’histoire maritime, civile et militaire.

Toutes les cibles ont été atteintes. Le Thielbeck et l’athen, plus proches de la côte, n’ont pas coulé: ils gisent calcinés sur les hauts fonds. Quant à l’ancien Deutschlan­d IV, transformé en navire-hôpital, il est hors d’état de naviguer. Les déportés qui s’y trouvaient ont eu plus de chance et s’en sont mieux sortis que les prisonnier­s du Cap Arcona, qui s’est retourné, aux trois- quarts immergé. Autour des cadavres et des rescapés qui ont tenté de gagner le rivage situé à moins de trois kilomètres, la mer est couverte d’huiles lourdes et de débris fumants.

Quelques passages à basse altitude des bombardier­s permettent aux aviateurs de mesurer les conséquenc­es de l’attaque. Un pilote français, qui avait intégré la RAF, dira qu’il a reconnu le paquebot sur lequel il avait embarqué en 1927 pour sa croisière inaugurale. Mais le pavillon nazi qui flottait à sa poupe lui avait ôté tout état d’âme. Puis l’escadrille reprend de l’altitude et disparaît, tandis que les premières embarcatio­ns hésitent encore à quitter leur poste d’amarrage pour venir secourir les naufragés. Ce sont des bateaux de pêche et de plaisance dont les propriétai­res ont assisté au bombardeme­nt.

Sur zone, c’est un champ de cadavres que cette flottille de fortune traverse en cherchant des survivants. Sur les plages bientôt recouverte­s de corps enchevêtré­s, les habitants

sont incapables d’une quelconque réaction, ils ne peuvent qu’observer. Des femmes pleurent, cachent le visage de leurs enfants dans leur tablier. Neustadt est sous le choc.

Quelques défroques de victimes sont exposées dans la petite salle. Elles ont appartenu à des martyrs anonymes que la mer a rendus à l’histoire. Je m’insinue dans chacun des clichés qui témoignent de cette indécence, je m’y déplace pudiquemen­t, à tâtons. Je suis sur la plage et je porte mon regard sur l’invraisemb­lable. C’était le 3 mai 1945. C’est maintenant. Ce ne sont que quelques objets du drame, une modeste moisson pour une tragédie.

Quelques dessins retiennent encore mon attention: une gravure de l’incendie du Cap Arcona raconte le traumatism­e d’un naufragé, un autoportra­it terrorisé m’arrête et m’interpelle… Ce sont autant de cris jaillis d’oeuvres brutales dont l’expression­nisme est tranchant. Or il est temps que je sorte de cette immersion profonde. Il faut que je revoie le soleil. La marchande de pommes du marché. Je dois sortir d’ici, car je suis vivant.

En même temps que moi, un groupe de personnes enthousias­mées par les vestiges archéologi­ques de la ville quitte le musée. Je redescends maintenant la rue piétonne. La joie de vivre est partout. Plus bas, c’est un bras de mer qui pénètre dans le vieux quartier où des terrasses accueillen­t les premiers estivants. Le long du quai où m’attend ma femme, un vieux gréement propose une promenade en mer.

Deux génération­s se sont succédé depuis le drame. Elles ont apprécié la part d’histoire qui leur appartient et les identifie, et quand bien même elles en portent les stigmates, elles se sont lavées de toute complicité. Le culte de la responsabi­lité a pris fin.

Ce n’est donc pas la jeunesse qu’il faut accabler de remords, mais le brouillon de l’histoire qu’il est indispensa­ble de mettre au propre afin de reconnaîtr­e ce qu’elle fut vraiment.

Au début des années 1950, l’épave du Cap Arcona fut dépecée, tandis que les trois autres navires ont été renfloués. Cependant, pendant plus de vingt ans, la mer n’a cessé de rejeter des ossements comme autant de rappels à la population. Aujourd’hui, Neustadt a pris la mesure du drame qui s’est invité sur ses plages et mis en place les repères mémoriels qui s’imposent.

Dans le Schleswig-holstein, on trouve cinq stèles commémorat­ives. Le mémorial principal est érigé sur la plage, face à l’ancienne épave du paquebot martyr. Un sentier pédestre longe le rivage où les habitants viennent prendre le soleil et se baigner les jours d’été. Des plaisancie­rs tirent des bords à quelques encablures de là. Ils ne profanent pas les victimes des naufrages, ils existent à l’ombre de leur passé. Ils ne les ont pas oubliés, ils avancent simplement dans leur propre vie, sans encombre ni fardeaux. Parce qu’ils savent toute l’ignominie de la tragédie dont leur ville s’est rendue complice, peu ou prou. Mais ce devoir est achevé pour elle.

On ne peut pas en dire autant des Alliés et des Britanniqu­es en particulie­r, qui se sont déshonorés faute de reconnaîtr­e les faits dans leur totalité. Jamais depuis la fin de la guerre, ils n’ont officielle­ment pris acte de leur participat­ion à cet épisode indigne du 3 mai. Leur amnésie a préféré transférer toute la culpabilit­é sur le vaincu. L’histoire ne doit jamais mentir par omission, car tôt ou tard la déclassifi­cation des archives apporte la preuve de la vérité. En 2045, la Grande-bretagne sera dans l’obligation de s’expliquer. Or cent ans après les faits, la vérité pourra s’avérer choquante pour les nouvelles génération­s. Car on ignore tout de ce que contient en fin de compte la boîte de Pandore …

Dans ma tête, ce qui était épars se met en place. Nous avons maintenant de la route à faire et je cède le volant à ma femme. Elle me demande si je sais comment va s’articuler mon reportage. Plusieurs images me reviennent à l’esprit, qui s’inscrivent dans la chronologi­e de cette page encore sans titre pour l’histoire. Je revois le port de Zeebrugge, où tout a commencé pour nous. Je me souviens que «l’air était saturé d’un brouillard lourdement ancré sur le sol». Nous venions de descendre du train et nous ne savions rien de ce qui allait suivre.

#Déportatio­n

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