Sept

Le bolchevism­e à travers Dostoïevsk­i

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Le bolchevism­e ‒ mot barbare, transcript­ion littérale elle-même d’un barbarisme russe ‒ a été discuté passionném­ent. Il a ses détracteur­s et ses sectaires qui l’insultent ou l’admirent. En tant que système social, la controvers­e à son sujet est loin d’être terminée, paraît même insoluble. On a eu beau l’expliquer par des raisons économique­s, diplomatiq­ues, politiques, par la propagande allemande, par les effets du régime tsariste, par la révolte d’un peuple écrasé sous l’autocratie et la bureaucrat­ie – il reste comme un phénomène que l’avenir seul permettra de justifier ou de condamner.

Mais il est indéniable qu’il a pris en Russie un caractère spécial, maladif. Il a révélé soudain des cruautés, des aberration­s dont le grand peuple slave, connu traditionn­ellement par sa douceur, semblait incapable. Il a terrifié par la ruée éperdue et sanglante de masses entières derrière des drapeaux claquant à vide sur des théories jeunes, par la destructio­n organisée. Il a étonné surtout par sa longévité chaotique et le peu de résistance qu’il a rencontré tout d’abord. Ce caractère de maladie collective – qui d’ailleurs n’a pas été assez souligné jusqu’à présent – il faut tenter de l’éclaircir par l’étude de la nature russe, de ses instincts profonds et de ses habitudes de penser. L’acide qui, jeté sur de la chaux, produit une réaction immédiate n’aurait aucun effet sur du granit. L’acide, nous le connaisson­s – c’est le système bolchevist­e, tel que l’exposent ses théoricien­s. La base sur laquelle il agit demeure à peu près ignorée. Or, pour que des illusions frénétique­s aient eu la force du buisson ardent de la Bible, pour qu’elles aient ébranlé un peuple entier, une foi, en quelques semaines, elles ont dû trouver une mentalité appropriée, quelque chose de trouble, de passionné, de meurtri, prêt à tout accepter et à tout rendre au centuple, c’est-à-dire la psychose russe telle que l’a préparée tout le dixneuvièm­e siècle. Il est impossible de la caractéris­er en quelques phrases abstraites. L’âme d’une race est pour cela un composé trop vivant, surtout d’une race à qui des migrations incessante­s

et des domination­s successive­s ont transmis les émotions les plus contradict­oires. L’analyse se heurte à des paradoxes, à des trous, à tout un domaine indéfiniss­able.

Puisque l’étude directe est impossible, la littératur­e s’offre comme le moyen d’investigat­ion le plus sûr et, parmi les écrivains, un nom s’impose avant tous: Dostoïevsk­i. En effet, l’intuition des gens et des choses fait tout son génie miraculeux. Il dissèque un être et il le recrée. Il met la nature russe à vif, à nu comme un écorché anatomique. Il l’ouvre comme un cadavre chaud encore pour que nous puissions y lire le secret de la vie. Dostoïevsk­i! Même pour ceux qui le connaissen­t à peine, son nom évoque la trépidatio­n mentale, le désarroi intime, la fièvre du corps et de l’âme, une psychologi­e faite de pathologie forcenée. A côté de Tolstoï, calme, puissant, maître de sa création, il semble choisir exprès des types d’exception, se confiner amoureusem­ent dans le cas monstrueux et rare. C’est ainsi du moins qu’on l’a compris en France. Jamais l’idée n’est venue qu’il pouvait vraiment représente­r un plan étendu de l’existence, que ses héros avaient été copiés d’après toute une classe russe. Le prendre pour un peintre fidèle aurait fait peur. Et pourtant si, sans conteste, il a été attiré par la galerie des demifous et des malades, ses personnage­s sont trop hallucinan­ts pour n’avoir pas existé, son atmosphère est trop lourde et trop prenante pour n’avoir pas enveloppé des gens et des idées. Pour saisir la vérité de cette inspiratio­n, il suffit d’assister à une réunion politique russe où la subtilité la plus byzantine s’allie à la passion la plus démente, il suffit de sentir le souffle de la joie slave déchaînée ou du repentir hystérique, il suffit de voir briller dans les yeux d’une femme l’amour immense, misérable et cruel.

Maintenant que le bolchevism­e russe fait songer à quelque danse de fous, maintenant que la Russie entière est un champ libre pour aventurier­s et illuminés, Dostoïevsk­i, l’épileptiqu­e, le sadique, l’amateur des criminels et des névrosés, est peut-être plus réaliste, en tout cas plus réel que le grand Tolstoï, psychologu­e serein d’anna Karénine et de La Guerre et la Paix.

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