Syrie, la reculade
Depuis une semaine, l’intervention militaire turque, sur la terre massacrée de Syrie, ajoute la guerre à la guerre. Alors que la ville d’alep connaît un martyre pire que celui, combien plus médiatisé, de Sarajevo dans les années 1990, s’ajoute maintenant un nouveau protagoniste direct, sur un terrain déjà fort encombré. Après cinq ans de guerre, et trois ans après une historique reculade américaine, la Syrie est le miroir tragique des nouvelles tendances géopolitiques, d’un chaos multipolaire où les intérêts des uns et des autres tirent à hue et à dia. Tout d’abord, il y a le retour en force de la Russie. Depuis août 2013, lorsque les États-unis étaient passés à un cheveu d’intervenir contre Bachar al-assad, c’est Moscou qui tire les ficelles en Syrie. À l’époque, juste après une meurtrière attaque chimique contre un quartier rebelle de la banlieue damascène (des centaines de civils tués au gaz sarin), Poutine avait pris Bachar par la main et lui avait indiqué la voie de la survie.
Il s’agissait de faire un grand théâtre autour de l’abolition des armes chimiques en Syrie, avec la collaboration, soigneusement mise en scène, des autorités de Damas. Geste qui, à l’époque, permettait également à Barack Obama de sauver la face, lui qui n’avait pas bougé après le franchissement de la supposée « ligne rouge » que devait représenter l’utilisation d’armes chimiques.
Pari tenu : ce geste avait été couronné, tout de suite après (octobre 2013), par un prix Nobel à l’agence onusienne responsable des armes chimiques. Les opposants démocrates à Bachar al-assad ne se sont jamais remis de ce choc, de cet épisode qu’ils appellent encore aujourd’hui, avec amertume, « la grande trahison de Washington », un lâchage qui allait redonner l’initiative à Moscou et à Damas, et dont l’opposition ne se remettrait jamais. La triste reddition, la semaine dernière, d’une des premières localités qui s’étaient soulevées il y a cinq ans aux cris de « Démocratie ! », Daraya en banlieue sudouest de la capitale, est un nouveau symbole de cette défaite. Les opposants modérés à Damas se souviennent encore, amèrement, du revirement décisif d’il y a trois ans. Les États-unis ont eu beau intervenir par la suite, du haut des airs et en changeant de cible (uniquement les djihadistes ; jamais Bachar), un des grands tournants de cette guerre, du point de vue de l’opposition, reste la non- intervention occidentale de cette fin d’été 2013.
D’autres, par contre, ne sont pas privés d’intervenir, avec beaucoup moins de retenue. Moscou, qui devient véritablement le tuteur de Damas à l’automne 2013, et puis Téhéran, avec une présence massive au sol sur plusieurs théâtres d’opérations en 2014 et 2015, par l’entremise (notamment, mais pas exclusivement) du Hezbollah, proche allié libanais. La Turquie et les pays du Golfe, du côté de certains insurgés islamistes — mais d’une façon indirecte, avec pour l’essentiel du financement. C’est ce qui donne aujourd’hui toute son importance à cette escalade, dans les airs et au sol, de l’armée turque en territoire syrien. Avec deux cibles : les djihadistes qui, depuis l’an dernier, font couler le sang sur le territoire turc, et les combattants kurdes. Une apparente bizarrerie, puisque les guerriers les plus efficaces contre les djihadistes depuis deux ans… ce sont précisément les Kurdes de Syrie ! Qu’à cela ne tienne : pour le président Erdogan, en plein virage autoritaire et en pleine guerre antikurde… les ennemis de mes ennemis ne sont pas mes amis. Il frappe donc tous azimuts, sur des groupes qui déjà se combattaient mutuellement. Notamment pour bloquer les espaces de souveraineté kurde. Où mènera cette offensive ? Après la réconciliation théâtrale de Poutine et d’erdogan, mise en scène cet été à Saint-pétersbourg, les intérêts de Moscou (pro-bachar) et d’ankara (anti-bachar) restent divergents, en Syrie comme ailleurs.
Malgré tous les affronts et les reculades des trois dernières années, les États-unis font des sourires à la Turquie (Joe Biden à Ankara, mercredi dernier) et l’europe prie pour qu’erdogan tienne promesse en retenant les réfugiés de Syrie. L’ancien conseiller américain à la sécurité Zbigniew Brzezinski l’écrivait en avril dans The American Interest : l’ère des États-unis comme seule superpuissance mondiale tire à sa fin. La crise syrienne le montre : plus que jamais, l’occident est à la merci de forces qui le dépassent.