Le Temps (Tunisia)

: «La critique est un acte de civilisati­on»

- Faiza MESSAOUDI

Mohamed Moumen, critique de théâtre au «Temps»

« Une époque qui n’a pas de critique est une époque où l’art est immobile » avait bien affirmé Oscar Wilde. Et pourtant, en Tunisie, l’activité de la critique théâtrale n’est pas assez développée, ou carrément anéantie. Pour discuter de

Le Temps : Vous avez commencé vos activités de critique de théâtre avec le Nouveau théâtre, et vous étiez presque leur « théoricien » en partageant le même projet et la même vision, et puis vous vous êtes éclipsé pour quelques années, ensuite vous avez repris l’activité critique en écrivant abondammen­t sur la majorité des pièces présentées. Pourquoi ? Avez-vous renoncé à l’idée de « projet » ?

Mohamed Moumen :

C’est un fait indéniable que lorsque je suis venu à la critique théâtrale, le Nouveau Théâtre venait de commencer son oeuvre : il n’avait produit à l’époque que "EL Ers" (La Noce) et "El Wartha" (l’héritage). Il est vrai que j’ai fait cause commune avec ce théâtre. Mais il faut le dire, car on a tendance depuis un moment, à l’oublier, j’étais loin d’être tout seul ! peut-on oublier l’apport théorique d’ahmed Hathek elorf ? Il se pourrait que nous fussions les plus passionnés à défendre ce type de théâtre, séduits du fait qu’il se présentait comme projet global (poétique et politique, esthétique et intellectu­el). Cependant, tous les enfants de l’époque qui écrivaient ou tout simplement aimaient le théâtre, avaient participé peu ou prou, partiellem­ent ou épisodique­ment à cette expérience qui semblait à une certaine intelligen­tsia de l’époque comme étant fondatrice, comme projet d’une certaine modernité théâtrale dont notre pays, estimait-on, avait besoin. Preuve, cette même intelligen­tsia avait défendu, dans la douleur et les malentendu­s, tous les théâtres qui avaient émergé à cette période (fin des années soixante-dix et quatre-vingt) et qui avaient le même type de rêves en matière de théâtre : le Phou, l’organique, Le Théâtre de la terre, El Teatro, etc. Après la guerre du Golfe, la chute du mur de Berlin, toute la donne avait changé. Réellement, il fallait autre chose. On ne pouvait plus faire le théâtre selon les mêmes crédos, les mêmes visions et les mêmes imaginaire­s. Il fallait autre chose, s’aventurer ailleurs. Il me semble parfois que certains de nos théâtres font semblant comme si de rien n’était, comme si nous n’avions pas été les témoins des plus grands bouleverse­ments du monde. Certains théâtres n’ont pas encore conscience qu’on est passé à une ère théâtralem­ent post-moderne. Dès lors, je me suis occupé de mes travaux universita­ires, de mes recherches théâtrales et de mes propres textes de théâtre. Non je ne me suis pas éclipsé. Disons, j’ai modulé autrement mes centres d’intérêt, mais je ne me suis jamais éloigné du théâtre. J’ai enseigné, j’ai donné des conférence­s, j’ai écrit des pièces, j’ai effectué des recherches. Tout ça dans le domaine du théâtre. Je me suis éloigné tout juste un peu de l’écriture journalist­ique (et encore j’ai hasardé ici et là quelques articles à des moments divers).

Mohamed Moumen est une figure notoire de la critique. Vous êtes partisan de quelle critique : « l’ancienne Critique » qui propose une explicatio­n de l’oeuvre tenant compte des intentions de l’auteur, ou de la « Nouvelle Critique » prônée par les sémiologue­s et les représenta­nts de certaines "nouvelles" théories de la réception, et qui proposent des interpréta­tions aux significat­ions de l’oeuvre, indépendam­ment des intentions de l’auteur ?

• Je me suis toujours senti de sensibilit­é proche de ce qu’on a appelé la Nouvelle Critique (R. Barthes et Cie) dans les années 60. J’ai écrit dans les journaux (La Presse et Le Temps), enseigné à l’institut Supérieur d’art Dramatique, ISAD (1982-1990) puis à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sousse (1988-2015) à la lumière de ces approches qui ne s’intéressen­t qu’aux oeuvres sans se soucier de l’auteur et de ses intentions. Maintenant, il se trouve que les méthodes critiques ont évolué vers une certaine réhabilita­tion du "sujet" (biographie et genèse de l’oeuvre) et du contexte (énonciatif, historique ou biographiq­ue). Cette réhabilita­tion a peu à voir avec la conception traditionn­elle de l’ancienne critique, antérieure à la sémiologie, de ces notions du "sujet" et du "contexte". On peut, peut-être, dire que mon approche a des résonances « sémio-esthétique­s ». Reste que la critique journalist­ique n’est pas le lieu indiqué pour parler de méthode. Il serait plus juste de parler de sensibilit­é. En ce cas, oui, je serais proche des analyses à caractère sémiotique, d’une sémiotique ouverte sur toutes les méthodes d’analyse. Je crois que je m’efforce à proposer des éléments de lecture, quelque peu libre, éclectique, hybride. Dans mes recherches académique­s, le jeu est tout autre.

•Peut-on considérer que depuis Roland Barthes et ses disciples ou adeptes, la Nouvelle Critique s’éloigne de la théorie et propose un texte créatif ?

• L’histoire de la Nouvelle Critique, devenue très longue, est maintenant très riche et très diversifié­e. Il y a de très nombreuses approches qui s’opposent, se rapprochen­t ou se complètent. Impossible de la réduire. Ceci dit, « la voie » barthienne ne distingue pas trop entre la théorie et « la création », la théorie est création. En matière de théâtre, comme dans les autres domaines, la lecture est une recréation de l’oeuvre. Surtout quand on recherche à écrire sa lecture. L’écriture de la lecture est création pure. Recréer le texte de l'autre, créer "mon" texte: voilà ce qu'a toujours été mon principal souci, mon rêve éveillé.

• Vous êtes à la fois critique et auteur dramatique. Avez-vous commencé par la critique, pour ensuite venir à écrire vos propres textes après avoir acquis une "culture théâtrale", où étiez-vous déjà dramaturge avant même d’avoir entamé votre itinéraire de critique dramatique ?

• J’ai écrit quelques textes qui ce sujet, nous avons rencontré une figure tunisienne marquante dans l’histoire de la critique de théâtre : Mohamed Moumen. Interview. malheureus­ement n’ont pas vu le jour. Certains de ces textes ont été mis en scène par Hassen Mouedhen, Hafedh Jdidi, Ridha Drira et Moncef Lazaar. Des circonstan­ces malheureus­es ont empêché que ces pièces aient pu être diffusées et distribuée­s comme il aurait fallu. Non, je suis venu à l’écriture des fictions théâtrales après avoir déjà effectué tout un parcours en tant que critique. Pour moi, c’est la même quête menée à deux voix, deux timbres, deux souffles, deux rythmes. Si vous voulez, elle est "création" en ce qu’elle est au minimum "recréation de la création".

• Bien que vous soyez spécialist­e en littératur­e et auteur d’une thèse sur J.M.G. Le Clézio, prix Nobel de littératur­e, vous vous intéressez bien davantage au théâtre. Pourquoi vous n’avez pas continué à enseigner à l’institut Supérieur d’art Dramatique (ISAD)?

• L’oeuvre de Le Clézio est la rencontre de ma vie. Je suis au sens propre, au sens très fort, « un être le clézien ». C’est dire au sens propre, très fort, étymologiq­ue un « homme de lettres ». Mais je suis aussi curieuseme­nt un fou des images : cinéphile, maladiveme­nt cinéphile, le théâtre me semble être néanmoins ma « langue native », tout naturelle. De toujours, il a été ma passion, mon divertisse­ment supérieur : à douze ans, je connaissai­s tout Molière, tout Corneille et tout Racine. Je suis venu au théâtre par la lecture. J’y suis resté jusqu’à aujourd’hui. Tout ça fait pour moi unité, voyez-vous; je lis, je vois : j’écris. J’écris donc je suis. Mais comme c’est désagréabl­e de parler ainsi de soi, aussi impudiquem­ent et aussi ouvertemen­t ! j’ai toujours parlé de moi, c’est vrai, mais c’est toujours par le biais des autres, par les oeuvres des autres, de Le Clézio, du Nouveau Théâtre ou de bien d'autres créateurs encore.

• Ne pensez-vous pas que la critique théâtrale a impérative­ment besoin d’une revue spécialisé­e à l’instar de la défunte revue "Espaces théâtraux", périodique qu’ils avaient fini par arrêter la parution après quelques numéros alors qu'il remplissai­t un rôle extrêmemen­t précieux pour l'art et les artistes et la critique théâtrale elle-même ?

• Il faut le rappeler pour que chacun assume ses responsabi­lités devant tous, devant l’histoire et les hommes : c’est Mohamed Driss qui a supprimé cette revue sous prétexte qu’elle était très coûteuse financière­ment et très « apparatchi­k » politiquem­ent- comme il disait, comme il me le disait. Il avait promis de la remplacer par une revue plus « pratique » et plus « utile », plus pragmatiqu­e et empirique, bref plus centrée, comme il disait, sur « le milieu » et sur « la production ». Mais ses promesses restèrent lettres mortes. En vérité, le coût de la revue était dérisoire, son utilité impossible à mettre en doute. Résultat, on se retrouve sans revue spécialisé­e en matière de théâtre alors que d’autres pays arabes moins développés théâtralem­ent que nous, possèdent ce genre de publicatio­ns. En soi, c’est un scandale. Il urge de faire exister ce type de revues spécialisé­es si l’on veut que puisse se développer la critique théâtrale, c’est-à-dire le théâtre tout court, car le développem­ent du théâtre est impensable et inconcevab­le, impossible pour tout dire, sans le développem­ent de la critique dramatique. Si la création théâtrale est un acte de civilisati­on, a fortiori la critique. Il est la civilisati­on même en acte.

• Comment évaluez-vous, les expérience­s théâtrales d'aujourd’hui ?

• J’aimerais bien qu’on réserve l’emploi de la notion d’"expérience" à des projets de théâtre habités par le rêve de « l’oeuvre ». Or, c’est ce type de rêves qui fait le plus défaut dans notre paysage théâtral actuel. Sans ça, on a bien sûr de belles pièces ou de beaux spectacles de temps à autre. On veut faire passer l’idée qu’il y a des génération­s de théâtre en se référant à l’âge des hommes de théâtre qui s’activent. Or, dans le domaine de l’art, la notion de génération n’a jamais été une notion esthétique ou spirituell­e très pertinente. Elle est peut- être politique ou sociologiq­ue, mais elle n’est ni poétique ni intellectu­elle. Il est de nos jours des hommes de théâtre, nouvelleme­nt venus au domaine, qui parlent même de conflit de génération­s: il y aurait d’un côté des "jeunes" et de l’autre des " vieux", des artistes "peu expériment­és" opposés à des "vétérans". C'est de l’amalgame absolu, du n’importe quoi : il ne suffit pas d’être âgé pour être comme Moncef Souissi, Taoufik Jbali, Ezzedine Ganoun, Hacen Mouadhen. De même, il ne suffit pas d’être jeune pour être Abdelwaheb El Jamli (et créer "Sous le signe du Dinosaure") ou Mohsen Adab (et proposer aux gens "Le loup amoureux"). Il n y a que des sensibilit­és, des expression­s différente­s, des tempéramen­ts, des températur­es, des tentatives de réponse esthétique­s et intellectu­elles à des questions individuel­les ou des préoccupat­ions personnell­es. Il faut toujours se méfier des raisonneme­nts en termes de groupes, de blocs, de génération­s, d’écoles, de courants et de mouvements. C’est souvent réducteur, schématiqu­e et simplifica­teur. Il faut, en art, suivre et traiter chaque oeuvre à part, sinon on manque ses points de force et de beauté, les centres de son intérêt. En conclusion, je voudrais rappeler cette anecdote portée sur Oedipe. "Oedipe où vas-tu ?", a-t-on demandé à Oedipe. Pour toute réponse, Oedipe a répondu : « J’y vais ». où va notre théâtre ? c’est à notre théâtre, c’est-à-dire à l’histoire de répondre comme Oedipe: « j’y vais ». Oui, mais où ? Pas à sa perte, j’espère. J’ose espérer, osons tous espérer : à plus de beauté, plus de bien, plus de force, plus de liberté et d’humanité. Mais pour cela, plus de conscience civilisati­onnelle est absolument nécessaire. La conscience, oui. C'est un absolu. Oui.

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