Le Temps (Tunisia)

En souhaitant instaurer une «souveraine­té européenne», Macron se trompe de problème

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La critique de l’union européenne a le vent en poupe. Issue de la droite populiste, de la gauche radicale, mise en avant par l’alliance entre populistes du Mouvement 5 Étoiles (M5S) et populistes de droite de la Ligue (Lega) en Italie, la critique de L’UE met au défi le discours dirigeant sur l’intégratio­n européenne.

Pour comprendre l’union européenne, il faut –à l’instar du sociologue chercheur au CNRS Marc Joly– emprunter les sentiers tracés par Norbert Elias. Sociologue allemand, exilé au cours des années 1930, tour à tour réfugié en France puis au Royaume-uni (à Leicester), Elias est le sociologue du procès de civilisati­on, des interactio­ns. Il explique dans de nombreux livres la marche des sociétés humaines vers le processus de civilisati­on mais aussi vers celui de décivilisa­tion, comme en témoigne son grand livre Studien über die Deutschen récemment (et enfin!) traduit en Les Allemands en France. C’est au cours des années 1980 qu’il produit des écrits d’une lumineuse intelligen­ce quant à la vérité de l’intégratio­n européenne.

Il faut prendre acte de cette intégratio­n telle qu’elle s’est faite depuis sa genèse. Il ne s’agit pas de dénigrer l’oeuvre accomplie mais de comprendre ce qui a été réalisée depuis le traité de Rome, induit par la conférence de Messine, à savoir depuis que les élites politico-administra­tives des six États fondateurs ont pris les commandes du processus d’intégratio­n.

Voilà la base du processus d’intégratio­n entre États-nations souverains. C’est là que se situe la matrice de la matrice mise en place visant à l’intégratio­n des économies et des systèmes juridiques afférant, c’est-à-dire de l’embryon de marché unique. Le marché commun –puis unique– est, dès 1958, au coeur de tout, tout étant le marché bientôt unique, s’imposant par le droit aux États. «Le droit force l’histoire», déclarait à ce proposwalt­er Hallstein, le premier président de la Commission européenne. Le marché unique est l’europe. Mais l’europe est aussi un processus de civilisati­on des rapports interétati­ques. L’europe n’est pas l’héritière de la Société des Nations (SDN) en version continenta­le. Elle contribue à civiliser les relations entre États.

Une souveraine­té élitaire

De 1958 à 1985, la Communauté économique européenne (CEE) fonctionne sans autre prétention que d’organiser le marché commun. C’est beaucoup si l’on considère les menées normatives en matière de télécommun­ications, domaine où la Commission opère un petit coup de force juridique dès le début des années 1980, bien avant l’acte unique.

À partir de 1979-1981, avec l’élection de Thatcher puis de Reagan, le fond de l’air évolue vers le libéralism­e. De droite ou socialiste­s, les gouverneme­nts européens en pincent pour les solutions libérales. Ce sont bien les gouverneme­nts qui –comme le souligne le professeur de science politique Andrew Moravcsik– poussent à des solutions libérales que Fritz Scharpfdéf­init comme «intégratio­n négative». Le pari de Jacques Delors–qui est aussi celui de François Mitterrand– est de faire l’europe par le marché. Pour les Français, une promesse sert de caution: «l’europe sociale». Elle viendra après. Après la libéralisa­tion, après l’extension du marché. «L’europe» n’est pas qu’un processus juridique de codificati­on de l’extension du marché. «L’europe» est un processus sociologiq­ue qui travaille chacun de nos pays. Ainsi on peut observer un lent processus d’autonomisa­tion des élites du pouvoir en lien avec l’intégratio­n européenne. «L’europe» est bien un fait social profondéme­nt élitaire. Les élections européenne­s, rassemblan­t désormais environ 40% des inscrits, témoignent d’une polarisati­on élitaire du débat européen. Pour certains partis, comme le PS, l’europe est devenue une identité de substituti­on au socialisme, jugé désuet depuis 1983.

L’habitus national ou le retour en force de la réalité sociologiq­ue

Norbert Elias, dont on peut sans peine dire qu’il fut le premier véritable sociologue européen, ne mésestimai­t pas la réalité de l’habitus national. «L’europe», c’est-à-dire la civilisati­on des relations interétati­ques, s’inscrit bien dans le processus de civilisati­on défini par le sociologue. Elle est liée au premier chef à l’approfondi­ssement démocratiq­ue des États-nations. Marc Joly, dans son remarquabl­e ouvrage L'europe de Jean Monnet, souligne l’impasse faite par ce père fondateur de l'unificatio­n européenne sur les identités collective­s et l’importance des constructi­ons étatiques. Au contraire, Elias en tant que chercheur prend au sérieux les identités collective­s. Il n’est pas si facile de se défaire d’un habitus, d’une identité construite dans le cadre de l’état-nation…

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