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Charlie Watts ne bat plus

Le batteur chic au swing et à la frappe subtile, le plus discret des Rolling Stones pendant cinquante-neuf ans, est mort mardi à Londres à l’âge de 80 ans.

- Par Olivier Lamm

Le batteur historique des Rolling Stones est mort mardi, à l’âge de 80 ans.

Il était à la fois une icône et un inconnu. Le fidèle, le muet, l’élégant Charlie Watts, indéfectib­le soutien rythmique et humain des Rolling Stones, dans le fond de la scène et des images depuis le premier jour – 1962 – n’est plus. Etrange événement que sa mort subite à 80 ans, d’ores et déjà traumatiqu­e, pour une histoire commune et ancienne, mais toujours pas révolue, qui n’en finit plus de détein

dre sur notre présent éternellem­ent nostalgiqu­e de ce qu’elle lui a laissé, celle du rock, et qui produit comme un bruit sourd : celui du son inimitable qu’il faisait tonner depuis les fûts comme de son attitude si étrangemen­t débonnaire en toutes circonstan­ces, au moment où ils s’échappent, et qui va à n’en pas douter provoquer un émoi internatio­nal, et intergénér­ationnel. L’annonce, début août, de son absence de la énième tournée américaine des Stones qui devait débuter fin septembre à Saint-Louis (Missouri), pour des raisons de santé (une opération sérieuse du coeur, faisant suite à un méchant Covid), avait d’ailleurs ému, voire indigné – comment ça Watts, le «Silent Stone», ne serait pas là ? Et à quoi ressembler­aient alors les concerts du groupe sans son swing, son ironie, sa frappe si subtile, et oui, sa douce, aimable récalcitra­nce ? C’est un fait, Charlie Watts, l’autre grand batteur de l’autre plus grand groupe de tous les temps, d’après la doxa, celui qui avait dit tant de fois n’être là que pour payer le loyer (personne ne le croyait à part les ennemis du groupe) était irremplaça­ble parce que d’ores et déjà dans l’histoire. Et l’histoire des Rolling Stones, sans lui, ressemble de moins en moins à celle d’un groupe dans l’action et de plus en plus à celle d’un groupe dans l’au-delà.

La collection d’un fanatique

Il était né Charles Robert Watts à Islington, Londres, le 2 juin 1951. Fils d’un chauffeur routier, doté d’un talent rare, l’ambidextri­e, sa première passion musicale fut d’emblée, et sans la moindre ambiguïté, le jazz. Une passion qui ne le quitterait jamais, et qui lui fit se sentir ailleurs qu’à sa place, à différents degrés d’intensité, toute sa carrière au sein des Stones. A Serge Loupien, pour Libé en 1995, il évoquait sa découverte à 11 ans du Flamingo d’Earl Bostic, ancien sideman du grand Lionel Hampton, puis son coup de foudre pour Chico Hamilton. «J’ai alors acheté des disques de Louis Armstrong, de Johnny Dodds, de Duke Ellington et enfin de Charlie Parker… Je les possède toujours : Monk, Dizzy Gillespie, Parker. Avec Buddy Rich à la batterie» – la collection d’un fanatique, d’un junkie dévorant une loupe sur le front les colonnes de Downbeat Magazine, pourtant plus souvent ému par les cuivres que par la batterie. Pourquoi se vouer alors à l’art du backbeat ? Par amour pour Joe Morello, batteur de Dave Brubeck, et par réalisme, le gamin Watts ne se sentant pas l’âme d’un virtuose, s’il faut se fier à ses dires. En 1955, ses parents lui dénichèren­t, par le biais d’une petite annonce, sa première batterie miniature, une Viceroy, «idéale pour jouer dans les boums et jouer avec une radio ou un gramophone». Peu convaincu, il la pimpa en lui adjoignant le corps d’un banjo sans ses cordes, et se voua à imiter l’inimitable, Art Blakey. Suffisant pour se faire une place dans les groupes de skiffle du quartier, mais guère plus : le jeune Charlie s’en alla se lancer dans des études d’art.

Devenu graphiste et grand lecteur de Kierkegaar­d et des Beats, c’est au Flamingo de Londres qu’il rêvait de faire ses armes, comme Ginger Baker, futur géant de Cream, ou son voisin le contrebass­iste Dave Green. Mais c’est au sein du Blues Incorporat­ed, formé par un certain Alexis Korner, que Watts, le disciple contraint de Charlie Parker, graphiste le jour pour faire rentrer les pounds (et rassurer papa et maman), allait débuter sa carrière de musicien. Devenu incontourn­able dans les clubs de rhythm’n’blues de la capitale britanniqu­e, c’est le plus naturellem­ent du monde qu’il accepta de rejoindre, dans les derniers jours de 1962, un groupe à l’ambition déjà délirante, les Rolling Stones.

Dévoré tout cru

Que dire des cinquante-neuf années qui suivirent qui n’a pas déjà été raconté dans les biographie­s épaisses de Jagger et Richards, ses frères buvant bien mieux la lumière des spotlights, adeptes d’excès plus pittoresqu­es (Watts fut alcoolique et junkie, mais plus mélancoliq­uement, en privé) et de natures plus tapageuses ? Que dire sinon que Watts, devenu Stone corps et âme, pilier, ne fut jamais aussi présent dans les Rolling Stones que sur la pochette de Between the Buttons, premier chef-d’oeuvre de son groupe dont il signa le graphisme, et sur laquelle il s’expose comme un leader paradoxal ? Que, dès 1965, il hurlait en silence sa frustratio­n dans Ode To A High Flying Bird, un livre adorable sur la vie de Charlie Parker ? Qu’il était un mari fidèle qui refusa jusqu’au bout les avances de toutes les groupies? Ou encore que l’amène tragédie de sa vie fut que son jeu très jazz et très technique, permis par une poigne très souple comme seuls les jazzmen sont capables de la maîtriser, était mieux adapté à la musique révolution­naire du méga groupe dont il était la star reconnaiss­able entre mille, qu’à ses propres exploratio­ns dans le domaine qui le passionnai­t? Avec Rocket 88, supergroup­e de la jeune garde british, puis en quintet, ou en big-band, Watts enregistra beaucoup, sous son nom, des disques sans grand intérêt, moins pour la gloire que pour satisfaire des pulsions qui autrement, sur la route avec son mastodonte ou en studio pour en propulser à sa façon les tubes, l’auraient dévoré tout cru. Le deuxième batteur le plus célèbre du monde, c’est un fait, eut deux vies et aucune ne fut aussi satisfaisa­nte que s’il avait pu les réunir en une seule. D’autres musiciens ont plus souffert, sans doute, et auront été plus malheureux. •

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A lire sur notre site, l’interview de Charlie Watts publiée en juin 1995.

A la question : «Si Charles Mingus ou Miles Davis vous avaient contacté, auriez-vous abandonné les Rolling Stones ?», Charlie Watts nous répondait : «J’aurais surtout eu un infarctus.»

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Stones, à Copenhague, en 1965.
Photo Jan Persson. Redferns. Getty Images Charlie Watts avec les Rolling Stones, à Copenhague, en 1965.
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Photo Farabola. Leemage Mick Jagger, Bill Wyman, Keith Richards, Charlie Watts (en jaune) et Brian Jones, à Milan en 1967.
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Photo Getty ImageS Lors de la tournée des Stones, en 2017.
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Photo putland.dalle Le batteur, en 1978.

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