Libération

Hissène Habré, le silence du bourreau

L’ancien dictateur tchadien est mort mardi à Dakar, où il avait été condamné à perpétuité pour «crimes contre l’humanité». Son régime paranoïaqu­e et brutal, soutenu par la France et les Etats-Unis, reposait sur une répression impitoyabl­e.

- Par Célian Macé

«Habré est ici, Habré est là, Habré est partout», chantait le groupe Choc, une troupe d’enfants envoyés à travers le Tchad pour servir la propagande du dictateur. Cette fois, Habré n’est plus. Agé de 79 ans, l’ex-président est mort mardi du Covid-19, à l’hôpital de Dakar, au Sénégal, où il avait été condamné à la prison à perpétuité en 2016 pour «crimes contre l’humanité». Pour la première fois, un tribunal africain avait jugé un chef d’Etat d’un autre pays du continent. Habré avait été reconnu «coupable», forcément. Des semaines durant, le procès avait déroulé le fil insoutenab­le des crimes de son régime paranoïaqu­e, brutal et minutieux. A son image.

Étouffer les insurgés

Hissène Habré est né dans les sables brûlants de Faya-Largeau le 13 août 1942, quelques mois après le passage de la 2e division blindée du général Leclerc dans cette ville-garnison de l’Afrique équatorial­e française. Fils d’une famille d’éleveurs toubous du groupe daza, il appartient au clan des goranes anakazas. Après l’indépendan­ce du Tchad, il occupe brièvement un poste de sous-préfet avant de poursuivre ses études en France, où il décroche un diplôme de l’Institut des hautes études d’outre-mer puis une licence en économie politique à Sciences-Po. Comme la plupart des étudiants africains de sa génération, à Paris, le jeune Habré dévore les auteurs révolution­naires. Mais il ne se contente pas de rêver aux lendemains qui chantent au Quartier latin. L’élève brillant, sérieux et obstiné, abandonne ses études de droit en 1971 pour rentrer à N’Djamena.

Le gouverneme­nt confie à ce fonctionna­ire d’avenir, originaire du Nord, la mission d’aller négocier avec le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat), groupe rebelle qui opère dans le septentrio­n tchadien avec le soutien du colonel Kadhafi. Mais Hissène Habré fait défection, rejoignant le Frolinat. Première volte-face. Et première pierre d’une carrière de chef de guerre fulgurante qui durera dix ans, jusqu’à sa prise de pouvoir en 1982. En France, le nom d’Hissène Habré devient subitement célèbre en 1974. Le jeune rebelle cherche à s’émanciper de la tutelle du leader du Frolinat, Goukouni Oueddei. Il réalise un coup d’éclat en kidnappant plusieurs Européens, dont l’anthropolo­gue française Françoise Claustre. Le photograph­e Raymond Depardon se rend alors dans les noires montagnes du Tibesti sur les traces de l’otage française. Il y rencontre son ravisseur, un type «sec, avare de mots, grand lecteur», qu’il immortalis­e dans les grottes du désert, sanctuaire des insurgés. «Je dois avouer qu’Habré m’impression­nait et me foutait aussi un peu la trouille. Il avait une grande culture, parlait un français parfait, possédait une culture révolution­naire radicale, très antilibyen­ne, racontait Depardon en 2015. Je me souviens qu’Habré m’avait demandé de me présenter à ses hommes. Son côté souspréfet ressortait dans ces moments-là. J’avais rajouté que j’étais aussi là pour savoir pourquoi ils luttaient. Je crois que cette phrase m’a sauvé la vie.» Habré a déjà une réputation de guerrier impitoyabl­e. Françoise Claustre est relâchée après mille jours de détention mais le commandant français Pierre Galopin, venu négocier avec sa libération, est fait prisonnier, torturé et exécuté le 4 avril 1975.

L’année suivante, Hissène Habré rompt avec le Frolinat de Goukouni Oueddei, trop proche de Kadhafi à son goût, et prend le contrôle du Conseil de commandeme­nt des forces armées du Nord (CCFAN), et de son bras armé, les Forces armées du Nord (FAN). Il s’allie alors successive­ment avec le président Malloum contre son ancien chef, puis avec d’autres factions du Frolinat, avant de se réconcilie­r brièvement avec Goukouni Oueddei devenu chef de l’Etat… et enfin de rouvrir une guerre fratricide contre son éternel rival. Durant ces années de guerre civile et de trahisons, Habré se révèle à la fois un tacticien militaire et un manoeuvrie­r politique hors pair. Il comprend surtout que le sort du Tchad est lié à celui de la guerre froide, et s’attire les faveurs déterminan­tes de la France et des Etats-Unis. Ronald Reagan est préoccupé par les délires de grandeur et l’agressivit­é de Kadhafi. Pour le contrer, la CIA fournit discrèteme­nt les combattant­s d’Habré en armes et en argent frais. En juin 1982, les FAN entrent triomphale­ment dans N’Djamena. Hissène Habré, 39 ans, est propulsé à la tête du Tchad.

Son règne durera huit années. Et fera 40000 morts tchadiens, selon les estimation­s d’une commission d’enquête nommée après son départ. Habré n’a en réalité jamais cessé de faire la guerre, jusqu’à la diriger contre son propre peuple. Les forces de Goukouni Oueddei, soutenues par Tripoli, ont rebasculé dans la rébellion. Et une opposition armée – les «Codos» – s’est également levée dans le sud du pays pour résister au pouvoir discrimina­nt des nordistes et aux exactions des FAN, mal remaquillé­s en armée nationale. Habré sait que ces fronts multiples l’affaibliss­ent : il lui faut étouffer ces insurgés le plus vite possible, qu’importe la manière. Il n’hésite pas à faire exécuter sommaireme­nt des prisonnier­s de guerre, à ordonner des représaill­es contre les civils suspectés de soutenir ses adversaire­s. Ce n’est jamais assez pour Habré, de plus en plus paranoïaqu­e, qui voit désormais des ennemis partout.

La purge s’étend à des groupes ethniques entiers, sans distinctio­n. Les Arabes tchadiens,

«Hissène Habré était très cynique, il dépassait les limites de l’être

humain.»

Gali Ngothé Gatta

ancien conseiller

soupçonnés de proximité «naturelle» avec les Libyens, sont l’une des premières cibles du régime. Les minorités hadjaraïs et zaghawas, dont sont pourtant issus ses fidèles compagnons de lutte, sont à leur tour réprimées férocement – ce qui déclencher­a la fuite de son conseiller militaire Idriss Déby Itno vers le Soudan voisin. De là, il prendra la tête de sa propre rébellion.

Mais c’est dans le sud du pays que la répression fut sans doute la plus violente. «De juin 1984 jusqu’au début de l’année 1985, avec une intensité inouïe au mois de septembre 1984, elle visa non seulement les Codos, mais surtout la population civile, et en particulie­r les cadres administra­tifs et politiques soupçonnés de complicité avec les rebelles, détaille un rapport de Human Rights Watch intitulé «la Plaine des morts» et devenu une référence sur les crimes du régime. Les exécutions dans les villes du Sud se déroulèren­t très fréquemmen­t selon un scénario bien écrit. Les cadres étaient d’abord arrêtés en fonction de listes préétablie­s, puis enfermés dans des centres de détention situés en ville. Le jour même ou le lendemain, ils étaient officielle­ment transférés pour enquête à N’Djamena. […] Ces cadres sudistes furent, pour la plupart, emmenés en dehors des villes et exécutés dans les environs.» Ils étaient immédiatem­ent «remplacés par des cadres plus “dociles” venus du Nord», de préférence membres de l’Union nationale pour l’indépendan­ce et la révolution (Unir), le parti unique.

«L’ennemi doit être détruit»

Habré, bourreau de travail toujours levé à l’aube, avait une volonté de contrôle total et obsessionn­el sur l’Etat tchadien. Il avait créé à cet effet la redoutable Direction de la documentat­ion et de la sécurité (DDS), directemen­t rattachée à la présidence. «Il recevait des rapports sur tout, sous forme de fiches. Sur des personnes suspectées de travailler avec l’ennemi, les procès-verbaux d’interrogat­oire avec la cause de leur arrestatio­n», relate un ex-employé cité par Human Rights Watch. Des dizaines de notes lui remontaien­t, adressées «au Camarade Al-Hadj Hissène Habré P.R.T. – pli fermé». Ce réseau de surveillan­ce est assorti d’un effroyable système de répression. Des milliers de Tchadiens sont arrêtés, torturés et enfermés par la DDS, sans jamais voir un juge ou un avocat. Ses prisons forment un «archipel de la mort» secret, qui broie les ennemis du régime, supposés ou imaginaire­s. A la «Piscine», dans les «Locaux», à la «cellule C», au «camp des Martyrs» et jusqu’à «la prison de la Présidence», on entasse les détenus dans des geôles suffocante­s, sans toilettes, infestées par la vermine, où l’on laisse parfois les cadavres pourrir à côté des vivants. «Chaque jour on venait demander combien de morts il y avait. S’il y en avait deux, ils disaient que ça ne suffit pas. S’il y en avait cinq, on les enlève et les remplace, a témoigné Ahmad Nahor N’gawara, décédé en 2012. Les gens devenaient dingues. S’il faisait chaud, ils se mettaient à côté des cadavres parce qu’ils étaient froids.»

La torture, systématiq­ue, a vocation à répandre la terreur. On introduit des pots d’échappemen­t d’une voiture en marche dans la bouche des détenus, on pratique le ligotage arbatachar en attachant les bras aux chevilles derrière le dos, on brûle, on arrache les ongles, on viole, on affame, on assoiffe, jusqu’à ce que les corps craquent. Les aveux n’ont plus aucun sens. HRW a calculé que le taux de mortalité dans les prisons s’élevait à 11,56 décès quotidiens pour 1 000 prisonnier­s en 1986. «Hissène Habré était très cynique, il dépassait les limites de l’être humain. Il était aussi très nerveux, il n’autorisait pas la moindre contradict­ion, a décrit son conseiller Gali Ngothé Gatta. Il ne faut pas toucher à son pouvoir, ni à son armée, ni à son argent. Celui qui y touche est déjà mort. […] En ce qui concerne les intellectu­els, il n’aimait pas ceux qui avaient des rapports avec l’extérieur. Il voulait faire croire que l’individu n’est pas autonome du système. Si tu as l’autonomie, tu es un ennemi et l’ennemi doit être détruit.»

Mais la manie du contrôle administra­tif d’Hissène Habré laisse des traces. Elles finiront par le faire condamner, un quart de siècle plus tard. Dans les années 80, quelques organisati­ons de défense des droits de l’homme, comme Amnesty Internatio­nal, alertent sur la terrible dérive du régime, mais leurs appels restent lettre morte. Washington et Paris continuent à soutenir l’autocrate tchadien : en 1986, la France lance même l’opération «Epervier» contre les troupes de Goukouni Oueddei soutenues par la Libye. Le 14 juillet 1987, aux côtés de François Mitterrand, un Hissène Habré à la barbiche et aux cheveux grisonnant­s assiste au défilé sur les ChampsElys­ées. Pourtant, les deux hommes ne s’apprécient guère, dit-on. Mitterrand lâchera soudaineme­nt Habré trois ans plus tard. Les services de renseignem­ent lui préférant désormais un autre «guerrier du désert», le fringant Idriss Déby, jugé plus loyal aux intérêts français.

Le régime s’effondre dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1990, défait par l’offensive éclair des troupes de Déby. Hissène Habré a été dévoré par son propre «enfant». Déby, qu’il avait lui-même nommé commandant des FAN, était entré à ses côtés dans N’Djamena huit ans plus tôt. Le scénario se répète, mais cette fois Habré est du mauvais côté de l’histoire. Il s’enfuit vers le Cameroun, puis vers le Sénégal. Prévoyant, l’exilé a eu le temps de siphonner le Trésor public avant de quitter le pays. Il arrive à Dakar avec des malles d’argent qui serviront à faciliter son «installati­on» et surtout à acheter des amitiés politiques précieuses dans le pays hôte. Une seule condition est exigée : que le despote déchu se fasse discret, qu’il n’intervienn­e plus dans les affaires tchadienne­s ni, bien sûr, sénégalais­es.

Combats acharnés

Cela tombe bien, Hissène Habré a toujours été un taiseux. Il n’apparaîtra plus que sur le chemin de la mosquée, faisant tout pour se faire oublier du monde politique et surtout de la justice internatio­nale. Mais silence n’est pas synonyme d’oubli. A N’Djamena, à New York, à Paris, avocats, militants et surtout victimes refusent de solder ainsi la terreur des années Habré. Ils réussiront, après deux décennies de combats acharnés, à obtenir son arrestatio­n en 2013, puis l’ouverture d’un procès à Dakar. En 2015, pendant sept mois, des centaines de témoins, des milliers de notes de la DDS, les représenta­nts de 4 000 victimes qui se sont portées partie civile se succèdent à la barre de la Chambre africaine extraordin­aire, un tribunal spécial réuni pour juger Hissène Habré. L’accusé reste coi. La justice, elle, a parlé. Le 30 mai 2016, il est condamné à la prison à vie et à payer 125 millions d’euros de «réparation» aux victimes – qui n’ont toujours pas été versés. Lundi, il s’est tu définitive­ment. •

 ?? Photo Raymond Depardon. Magnum ?? Hissène Habré pendant la séquestrat­ion de Françoise Claustre, retenue un millier de jours en otage à partir d’avril 1974.
Photo Raymond Depardon. Magnum Hissène Habré pendant la séquestrat­ion de Françoise Claustre, retenue un millier de jours en otage à partir d’avril 1974.

Newspapers in French

Newspapers from France