CODE PÉNAL DES MINEURS A Marseille, «on n’est plus dans une logique de protection»
Les guetteurs viennent tout juste de partir. La veille, à l’arrivée des CRS, ils avaient déjà dû plier leurs barrages de poubelles bouchant l’entrée de la cité des Marronniers, dans le 14e arrondissement de Marseille. Ils étaient revenus en début de matinée quand la place était nette, avant de se retirer à nouveau en début d’après-midi, lorsque les policiers s’étaient repositionnés en vue de la visite, mardi, du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti. Après une étape au palais de justice, dans le centre-ville de Marseille, pour présenter sa réforme du code pénal des mineurs (lire ci-contre), le garde des Sceaux fait un crochet par le terrain : il était attendu sur le domaine géré par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Le site, qui compte notamment un foyer et des ateliers pour différents publics de jeunes en décrochage, est le voisin direct de la cité des Marronniers. C’est là que, mercredi dernier vers 22 heures, Rayanne, 14 ans, avait été abattu d’une rafale de fusil d’assaut alors qu’il se trouvait au point de deal.
«Lien affectif»
De l’autre côté du mur, à la PJJ, le ministre fait un premier arrêt devant l’enceinte séparant le site de la cité. On veut lui montrer les tags représentant des militantes célèbres qui viennent tout juste d’être réalisés par les jeunes suivis sur place. Ce mur a une histoire : en 2018, il n’existait pas et les dealers des Marronniers avaient investi jusqu’aux jardins de la PJJ pour faire commerce. Les éducateurs avaient sonné l’alarme, un point de deal sur un site du ministère de la Justice, ça n’était pas acceptable, mais il aura fallu qu’ils exercent leur droit de retrait pour que la police intervienne. A défaut de régler le problème du trafic, un mur a été construit, désormais décoré. Eric Dupond-Moretti est satisfait d’apprendre que ce sont les jeunes eux-mêmes qui ont fait des recherches pour choisir les personnalités peintes –Raymonde Tillon, Louise Michel, Germaine PoinsoChapuis…
En retrait des officiels, un homme écoute, bras croisés. Mokfi Benyamin est éducateur depuis une trentaine d’années, affecté en ce moment au foyer. «Heureusement quand même que les professionnels sont extrêmement impliqués malgré le manque de moyens, confie-t-il. On reçoit des jeunes complètement cabossés qu’il faut réconcilier avec l’adulte, les parents, la société. C’est un travail de longue haleine, on avance d’un pas pour reculer de dix… Les protéger, c’est le coeur de notre métier, mais aussi donner un sens à leur vie. Et surtout créer du lien, les aimer.» Comment ? «Par exemple, la première chose que je leur dis, poursuit Mokfi, c’est “allez les enfants”. Ils me regardent avec des yeux ronds, parce qu’on les ramène à un état qu’ils n’ont jamais connu.»
Tout ça ne sonne pas vraiment raccord avec l’esprit de la réforme qui, selon lui, s’intéresse surtout «à la rentabilité et aux chiffres» en prônant l’accélération des procédures et qui surtout, juge-t-il comme nombre de ses collègues, penche clairement vers le répressif. «L’éducateur, c’est le seul visage d’adulte envers lequel ils peuvent avoir confiance, soutient-il. Quand on réussit avec un jeune, c’est quand on s’aperçoit que dans les moments où il est en difficulté, il revient nous voir. Lorsqu’ils ne sont pas enfermés, la seule façon de garder les jeunes avec nous, c’est par ce lien affectif. Si on devient une étape uniquement administrative, s’ils nous voient juste comme des contrôleurs judiciaires, qu’est-ce qu’ils en auront à faire ?»
Manque chronique de moyens
Ces inquiétudes, les équipes de la PJJ ont peut-être pu en toucher un mot à Eric Dupond-Moretti lors de la table ronde organisée in situ, à laquelle la presse n’était pas conviée. Nicole Quilici n’a pas assisté à la rencontre. L’éducatrice, qui officiait sur le site il y a peu encore, vient tout juste de prendre sa retraite après quarante et un ans de service. Le ministre, «je ne lui aurais pas forcément fait un accueil très positif», ironise celle qui était représentante du syndicat SNPES-FSU, engagée contre la réforme à venir. «J’ai connu des périodes où on croyait plus en l’éducation. Aujourd’hui, ce n’est plus que du blabla, déplore-t-elle. Quand un gamin entre dans le trafic, on va systématiquement l’amener devant le juge des enfants. On n’est plus dans une logique de protection, comme l’instaurait l’ordonnance de 1945. Tant que ça ne déborde pas sur les quartiers plus aisés, ça dérange qui ?»
Cela fait des années, explique-t-elle encore, que les professionnels alertent sur le manque chronique de moyens. Alors la gangrène de la misère, elle, a tranquillement progressé. Un terreau propice pour les réseaux de drogue qui recrutent de plus en plus jeune. «Ils sont tous consommateurs à 12 ans. Pour acheter il faut donc de l’argent, et après on en doit au réseau», poursuit Nicole Quilici. Les voilà embrigadés comme «choufs» (guetteurs) du point de vente. «La société pense souvent que c’est pour gagner de l’argent, mais la plupart sont dans l’obligation de rentrer dans le réseau. Ils ont conscience du risque, ils ont peur, mais c’est la loi du quartier.»
La réunion avec Eric Dupond-Moretti vient de se terminer. Alors que le ministre est sur le départ, un jeune garçon l’interpelle : «Monsieur, un baby-foot avec nous ?» «J’ai pas le temps, je dois aller voir le maire de Marseille, leur renvoie le ministre. Sinon, je t’aurais mis une pile!» Fin de partie, la voiture des officiels repart déjà vers le centre-ville. De l’autre côté du mur de la PJJ, les CRS peuvent eux aussi libérer la place, la mission sécurisation est terminée. Les guetteurs du réseau ne devraient plus trop tarder. •
Le garde des Sceaux s’est rendu sur le terrain mardi pour présenter sa réforme. Face à lui, les éducateurs ont dénoncé un virage répressif qui ne s’attaque pas aux causes des trafics.