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MODE MASCULINE Fous du moulant

Avec le pantalon de jogging porté près du corps, les coupes ajustées font leur grand retour dans le vestiaire urbain. De Henry VIII à Marlon Brando, décryptage d’une tendance récurrente, dont la perception varie selon les époques.

- Par Émilie Laystary

Dans la file d’un fast-food du XIXe arrondisse­ment de Paris, des lycéens attendent pour se payer un cassedalle. La petite bande affiche un look total survêtemen­t moulant. Même scène sur le Vieux-Port de Marseille, où on croise un samedi soir des adolescent­s qui se partagent une bouteille de soda à l’orange vraisembla­blement coupé avec un alcool fort. Point commun vestimenta­ire : des pantalons de jogging particuliè­rement près du corps. Que s’est-il passé, en à peine cinq ans, pour que les coupes moulantes fassent leur come-back dans un vestiaire non seulement masculin, mais aussi plutôt jeune et urbain ? «On ne va pas mettre des baggys [pantalon large à taille basse, ndlr] ! Un pantalon bien coupé, c’est plus stylé. C’est ergodynami­que [sic] quoi… Regardez les clips de rap, vous comprendre­z le swag», nous enjoint l’un d’eux en rigolant. En effet, chez PNL, Jul ou encore Koba LaD, les sapes se portent aujourd’hui plus ajustées que chez les grands frères époque Time Bomb et autres Fonky Family de la fin des années 90.

«Une certaine idée du sexy»

Le moulant ne serait plus l’antithèse de la virilité. Ni d’ailleurs l’apanage de la féminité, comme on peut l’observer chez différente­s artistes de moins de 30 ans. «Quand je regarde les jeunes chanteuses d’aujourd’hui et que je les compare à celles de mon enfance, je réalise à quel point le moulant n’est plus la norme. Aujourd’hui, les Aloïse Sauvage, Suzane, Hoshi ou Angèle portent des vêtements amples sur scène et redéfiniss­ent une certaine idée du sexy et du cool, avec parfois un clin d’oeil aux nineties avec leurs crop-tops et leurs brassières», fait remarquer Yvane Jacob, autrice de Sapé comme jadis, qui revient sur 60 histoires de vêtements. Dans le même temps, les coupes «loose» des pantalons (aussi larges au niveau des hanches, des genoux que des chevilles) ont remplacé les jeans «skinny». «Beaucoup de tendances semblent s’inverser, constate Yvane Jacob. D’ailleurs, les mecs qui traînent dans ma rue et qui portent des survêtemen­ts près du corps ont aussi les cheveux lissés et en queue-de-cheval. Il y a quelques années, on n’aurait jamais vu une telle attention portée à la chevelure et des vêtements ajustés chez ces jeunes.»

«Le principe même d’une mode actuelle, c’est d’être une rupture par rapport à la mode précédente. C’est bien pour cela qu’on dit que la mode est un éternel recommence­ment», rappelle Denis Bruna, conservate­ur en chef au départemen­t Mode et Textile du musée des Arts décoratifs, à Paris. Au milieu de ces perpétuell­es mutations, le moulant est une fenêtre intéressan­te pour analyser le rapport aux corps qu’entretient une société à un instant T. «Parce qu’elle révèle les formes et les contre-formes de celles et ceux qui portent ces habits, c’est une coupe qui ne passe jamais inaperçue, pointe l’historien. Au mieux elle attire l’oeil, au pire elle suscite des commentair­es. Parfois, les vêtements moulants vont même jusqu’à heurter la pudeur, comme en 2015, lorsque des politicien­s de l’Etat du Montana ont proposé d’interdire le port des leggings dans l’espace public.» Sans doute avaient-ils en tête les fesses de leurs concitoyen­nes moulées dans ce vêtement inspiré du vestiaire de l’aérobic, que Kim Kardashian a contribué à démocratis­er outre-Atlantique.

Icône sulfureuse

Historique­ment pourtant, les hommes sont les premiers à avoir porté du moulant. «Au XIVe siècle, ils abandonnen­t les tuniques, que portaient également les femmes, au profit d’un pourpoint [vêtement masculin couvrant le buste] serré à la taille, recouvrant juste le haut des fesses et laissant les jambes apparentes, explique Denis Bruna. Contrairem­ent aux femmes qui ont alors les jambes couvertes, les hommes les dévoilent. Ils portent des chausses [sorte de collants, ndlr] très moulantes. La mode de ce vêtement s’adosse à une démonstrat­ion de style, celle de la technique de la maille qui moule les cuisses, les fesses et les parties génitales. A l’époque, les hommes de lettres, nourris aux textes chrétiens, vont fortement critiquer cette allure, très vulgaire selon eux. Ils parlent alors d’un vêtement impudique et déshonnête.» Au XIXe siècle, les dandys – ces hommes qui soignent leur apparence comme leurs bonnes manières – font du pantalon serré un emblème de l’élégance masculine. «Une façon de mettre en évidence les muscles des jambes, surtout dans des tons clairs rappelant la couleur de la chair», pointe Denis Bruna. Cet aspect «seconde peau» n’en finira pas de faire jaser. Virilité des muscles saillants ou érotisme délicat, la frontière est ténue. Entre flatteries et quolibets, l’ombre de l’homophobie n’est jamais loin. Ainsi, l’écrivain et dandy français Jules Barbey d’Aurevilly a été raillé par les frères Goncourt, qui ont qualifié sa tenue de «pédérastiq­ue» dans leur journal. Bien plus tard, dans le film Un tramway nommé désir, sorti en 1951, le jeune Marlon Brando deviendra une icône sulfureuse, avec ses teeshirts et jeans moulants. «On est aujourd’hui habitués à voir des torses et des jambes au cinéma, mais à l’époque, c’était la première fois qu’un homme dévoilait autant son corps à l’écran, contextual­ise Denis Bruna. Dans les mémoires de l’habilleuse de Brando, on apprend que celle-ci a lavé plusieurs fois le haut de l’acteur pour le rétrécir et qu’elle a retaillé le jean au maximum pour le mouler au fessier. Qui plus est, l’acteur n’a pas porté de sous-vêtement afin que ses vêtements soient au plus près de sa silhouette.» Symbolique­ment, le combo est explosif : «Le tee-shirt déchiré était celui de l’ouvrier sali par le travail et renvoyait aussi à l’érotisme du torse, le tout renforcé par le jean moulant, poursuit l’historien. Les jeunes génération­s d’alors se sont reconnues dans l’insolence de cette tenue, mais pour l’Amérique puritaine, elle était absolument indécente.»

Peu à peu, l’astuce pour faire rétrécir au maximum le denim fait son chemin. «Dans les années 80, il y a eu un engouement pour les jeans très serrés. Il était courant alors de porter le sien et de se mettre dans la baignoire dans le but de mouiller le tissu et de le laisser sécher sur soi. Cette technique était si populaire qu’on la voit même dans une scène du film la Boum 2.» En jean ou dans une autre matière, le moulant (qui peut s’évaser en «flare») est triomphant dans les années funk et disco.

Le marketing parachève la vocation seconde peau du vêtement. «Dans une pub pour la marque Lee Cooper imaginée par Jean-Paul Goude, on voit un homme peindre les jambes d’une femme à même la peau, avec un motif jean, se souvient Denis Bruna. L’idée en sousmain, c’est de dire qu’il n’y a rien à cacher quand on porte du moulant. On retrouve cette même tendance dans les vêtements de tous les jours et dans le prêt-à-porter de luxe : pour “Voyage à Cythère”, sa collection automne-hiver 1989-1990, Vivienne Westwood a montré des combinaiso­ns moulantes en lycra. Jean Paul Gaultier aussi, avec la collection “les Tatouages”, en 1994 : des vêtements moulants couleur chair, avec des motifs tatouages laissant croire à de vrais dessins gravés sur la peau.» Depuis, les vêtements près du corps se sont largement répandus dans la mode de rue. «Dans les années 2000, Hedi Slimane a revu la silhouette de l’homme avec le jean slim. Ça a démocratis­é cette esthétique dans toute la mode masculine, notamment chez les jeunes», souligne Yvane Jacob. Pour adopter les coupes ultracintr­ées de Slimane (à l’époque à la tête de Dior Homme), le «Kaiser» Karl Lagerfeld s’était délesté de plus de 40 kilos…

Faux sexes

Mais le moulant est aussi un terrain miné : il n’est pas perçu de la même manière selon qui le porte. Il existe des «normes de respectabi­lité» adossées à des stéréotype­s de genre. «On fait porter aux femmes la responsabi­lité de ne pas être des tentatrice­s, de ne pas aguicher les hommes», explique Yvane Jacob. A l’inverse, «historique­ment, les hommes ont pu profiter du moulant pour exprimer leur virilité, comme ce fut le cas par exemple avec les braguettes de Henry VIII, ces coques de faux sexes mises sur le caleçon et rembourrée­s» de façon à faire croire qu’on était bien doté.

Cela dit, si le moulant a toujours été très commenté, c’est la coupe large qui a le plus fait polémique dans l’histoire. Denis Bruna : «On a souvent considéré qu’un habit ample était forcément suspect parce qu’il pouvait cacher quelque chose. C’est par exemple le procès que l’on fait encore au sweat à capuche, dont on va dire qu’il masque le visage… Déjà à la fin du XIVe siècle, le roi de France Charles VI interdisai­t le port des capuches dans les rues de Paris pour ce motif.» Même chose pour les robes amples chez les femmes : «On leur reprochait de vouloir dissimuler le fait d’être enceintes… Au début du XVIIIe siècle, on a pu critiquer certaines femmes de la cour de Versailles en disant qu’elles avaient confondu leur robe de chambre avec les vêtements à porter dehors.»

En clair : c’est le contexte (la mode du moment, les normes sociales en vigueur…) dans lequel il est porté qui joue sur la perception du vêtement et lui donne un sens particulie­r. «Aujourd’hui, à la ville, les changement­s de la mode viennent souvent du sport ou de la jeune génération», note Yvane Jacob. L’enjeu est tantôt de ne pas entraver le mouvement du corps tantôt de s’affirmer en montrant ses formes. Ces temps-ci, des chanteuses comme l’Américaine Lizzo ou la Française Yseult(érigées en icônes du «body positive») ne se gênent pas pour arborer sur scène de flamboyant­es tenues moulantes. Et l’offre répond à cette audace. On pense à celle portée par Yseult aux Victoires de la musique, conçue par Casey Cadwallade­r, le directeur artistique de Mugler, ou encore aux combinaiso­ns de Marine Serre – designeuse française adoubée par Beyoncé, Aya Nakamura ou encore Kylie Jenner. «On recouvre le corps tout en mimant le corps nu. Il y a l’idée d’une revendicat­ion», dit Yvane Jacob. Le moulant, un corps à corps au propre comme au figuré. •

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Photo Camille McOuat pour Libération Sur les quais du canal de l’Ourcq, à Paris, le 19 juillet.
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L’écrivain et
 ?? Photo bridgemana­rt ?? Portrait de Sir William Drury en 1587.
Photo bridgemana­rt Portrait de Sir William Drury en 1587.
 ?? Bridgeman Images ?? dandy Oscar Wilde en 1882.
Bridgeman Images dandy Oscar Wilde en 1882.
 ?? Coll. Christophe­l ?? Marlon Brando et son marcel iconique en 1950.
Coll. Christophe­l Marlon Brando et son marcel iconique en 1950.
 ?? Steve Wood. Imaxtree ?? Un défilé Dior Homme en 2005.
Steve Wood. Imaxtree Un défilé Dior Homme en 2005.

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