Jean-Luc Nancy, mort d’un philosophe à bras-le-coeur
Le penseur du corps et de l’ouverture est décédé lundi à 81 ans. Après sa transplantation cardiaque en 1991, il avait exercé son intelligence sur d’innombrables thèmes. Il sera non un «mort-vivant» mais un «éternel ressuscité» luttant avec constance et d
Elle a fini par lui manquer, la respiration. Il devait ces derniers temps faire de constants et difficiles allers-retours entre son domicile et l’hôpital, pour pallier son insuffisance respiratoire, et lundi, le souffle s’est arrêté. JeanLuc Nancy avait 81 ans. Il continuait à écrire, à intervenir dans le débat public, à participer à des colloques, à «être-avec», à animer cette «symphilosophie» (comme on dit symphonie ou sympathie) faite d’échanges, d’écoute, de partage, de respirations communes, de con-spirations. Il était l’un des plus importants philosophes contemporains, le «pont» entre la génération de Deleuze, Derrida, Levinas, Lyotard et celle des penseurs d’aujourd’hui, ceux qui continuent à interroger les modalités de construction d’une société moins brutale ou injuste, et les possibilités de coexistence des individus. Son oeuvre est immense, faite – chose rare – de plus d’une centaine d’ouvrages, parfois «co-signés» au nom, justement, de l’ouverture et de la coopération des pensées. Un seul mot pourrait en être le label, celui d’ouverture: toute philosophie, disait-il, «a à voir avec l’ouverture et avec l’agir», parce que philosopher commence toujours «là où le sens s’interrompt», là où s’ouvre une sorte de soupirail, de fissure, entre le sens commun et la réflexion, parce que penser signifie (s’)ouvrir aux autres, au monde, aux corps, aux sensibilités, aux arts, aux techniques, à l’éthique et à la politique. Une pensée du présent, dans lequel nous sommes co-engagés et que nous partageons, auquel il faut «correspondre», répondre en commun, de façon urgente et coresponsable, en tenant compte des déconstructions du «sens unique» qui se sont succédé au cours du XXe siècle, qui ont montré les insuffisances, l’arrogance, les dangers même d’une réponse totalisante, voire totalitaire, et qui appellent à une «déclosion», à une remise en jeu, où tout doit être «rejoué», la politique comme l’éthique, l’esthétique comme la technique.
Cette «ouverture» –le récit pudique et émouvant en est fait d’abord dans Corpus (Métailié, 1992) puis dans l’Intrus (Galilée, 2000) –, Nancy l’avait en son propre corps, dans sa cage thoracique qu’un scalpel avait ouverte afin que puisse y être transplanté le coeur d’un autre. L’opération sera suivie de bien des complications, un zona, un cancer dû aux effets de l’immunodéficience, puis l’insuffisance respiratoire. Il sera dès lors non un «mortvivant» (comme lui dit un jour son dernier fils, âgé de 6 ans au moment de la greffe) mais un «éternel ressuscité» (Paul Audi) luttant avec constance et douceur contre son affaiblissement chronique, et trouvant la force de donner à sa greffe du coeur une consistance philosophique et politique: celle de l’intrusion radicale, dans le corps propre comme dans le corps social, de l’«étranger», qui, accueilli, ne perd rien de son étrangeté. Bien au-delà d’une solidarité entre donneur d’organes et receveur, Nancy tient cette présence de l’altérité en soi comme principe même d’une éthique rigoureuse et presque impensable : «Nul ne peut douter que ce don soit devenu une obligation élémentaire de l’humanité (aux deux sens du mot), ni qu’il institue entre tous, sans autres limites que les incompatibilités de groupes sanguins (sans limites sexuelles ou ethniques, en particulier : mon coeur peut être un coeur de femme noire), une possibilité de réseau où la vie/mort est partagée, où la vie se connecte avec la mort, où l’incommunicabilité communique.»
«Seconde école de Strasbourg»
Aussi, contre une philosophie du sujet conçu comme île, forteresse, fermeture sur soi, l’oeuvre de Nancy va-t-elle montrer que chaque être est «singulièrement pluriel» et «pluriellement singulier», autrement dit que tout ce qui existe, en fait, coexiste – et qu’il est donc difficile d’«envisager un horizon d’“identité”». Celle-ci, écrit-il dans une formule condensée, est l’«événement appropriant d’un “un” (personnel ou collectif)», un événement qui «n’a pas lieu une fois, mais sans cesse». Aussi devrait-on parler d’«exappropriation» (Derrida), puisqu’il n’y a jamais un sujet fixe, déjà identifié, auquel l’appropriation reviendrait : «Chaque fois il est différent, et des autres et de soi, c’est-à-dire différent de toute identité. Ce qui ne veut pas dire qu’il est labile, inconsistant, essentiellement mutant : mais la vraie consistance d’un sujet est le dépassement à chaque instant de son identification repérable.»
Jean-Luc Nancy est né à Caudéran, un quartier de Bordeaux, le 26 juillet 1940, et fait ses études de philosophie à Toulouse et Paris –il est en khâgne avec Jacques Rancière et Etienne Balibar–, parachevées par une thèse de doctorat sur Kant, dirigée par Paul Ricoeur. En 1968, il est assistant à l’Université de Strasbourg – il y sera professeur émérite – et se lie de profonde amitié à Philippe Lacoue-Labarthe. Ensemble, ils publient le Titre de la lettre, sur Lacan, ainsi que l’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, et, avec leurs enfants et leurs femmes, s’installent en communauté au 6, rue Charles-Grad, dans le quartier allemand de Strasbourg – un «chiasme sexuel» qui rompt avec l’idée de cellule familiale. «Plus tard, quand j’ai rencontré Hélène, reconnaîtra Nancy, il s’est avéré que la communauté avait été un trompe-l’oeil.» Au début des années 80, avec Lacoue-Labarthe, Jacques Rancière, Claude Lefort et d’autres, il promeut le Centre de recherches philosophiques sur le politique de la rue d’Ulm, où il publie deux recueils, Rejouer le politique et le Retrait du politique. Dans la revue Aléa, en 1983, il fait paraître un important essai, la Communauté désoeuvrée (Christian Bourgois, 1986) qui suscite l’intérêt et la réponse critique de Maurice Blanchot, que l’écrivain reprend dans la Communauté inavouable (1983) et qui trouvera son ampliation dans la Communauté affrontée (Galilée, 2001), où Nancy, loin de toutes les formes de «communautarisme» qui en ces années-là reprennent force, souligne «la difficulté véritable de l’être-en-commun, voire son impossibilité, à partir desquelles seulement on pourrait commencer à comprendre ce que c’est qu’être-avec et comment l’être ou ne pas l’être». C’est aussi l’époque où Nancy élabore une très patiente et très fine déconstruction du Mitsein (êtreavec) de Heidegger, qui le conduit à penser notre être-en-commun comme rapport d’ex-position, où l’apparition de chaque sin- lll
lll gularité serait l’apparaître de l’être-fini exposé au partage, les êtres singuliers n’ayant pour autre existence que ce partage qui les expose les uns aux autres. D’aucun alors parleront de «communisme existentiel» pour qualifier la pensée de Jean-Luc Nancy.
A la fin des années 80, Jean-François Lyotard et Gilles Deleuze proposent à Nancy et à Lacoue-Labarthe de les remplacer à l’université Paris-VIII (ex-Vincennes), mais les deux amis déclinent l’offre et décident de rester en Alsace (Nancy enseignera aussi à l’université de Californie à San Diego), où leur influence est si grande qu’on parlera d’une «seconde Ecole de Strasbourg», après celle dont l’emblème avait été Emmanuel Levinas.
«Pensée du corps»
Marqué par les oeuvres de Bataille, Blanchot, Heidegger, Derrida, Hölderlin, auteur d’études somme toute classiques sur Kant, Spinoza, Descartes, Hegel, Marx ou Nietzsche, Nancy se voit reconnaître une place de plus en plus importante dans le panorama philosophique international, notamment lorsqu’il publie, en 1996, Etre singulier pluriel (Galilée), où la singularité et la pluralité sont pensées comme constitutives de l’être même, précédant tout hypothétique «sujet».
On ne saurait recenser ici tous les thèmes sur lesquels Nancy a exercé son intelligence et sa capacité à déceler ce qui est à peine décelable dans nos «singulières décisions d’existence», l’art, la sexualité, l’altérité (l’altérité en moi, toi en moi, le monde en moi…), le sens, le corps, l’être-en-commun, la démocratie, la technique, la déconstruction du christianisme, la vérité, la liberté… Etre libre, suggérait-il, signifie décider d’exister, sans s’ancrer à une essence ou à un fondement, c’est, loin de toute revendication de «droits», accepter les conditions d’un être «en retrait» qui abandonne l’existant à ses propres possibilités, ne s’identifie à rien, pas même à sa propre singularité. A cette réflexion s’est évidemment reliée celle, novatrice, sur le corps, qui est l’«être de l’existence», le lieu de son avènement originaire, la concrétisation de son sens. Au corps peut faire défaut la vue, ou l’odorat, ou l’ouïe – mais jamais le «tact», le toucher ou l’être-touché : c’est pourquoi il est l’existence tout entière, laquelle est «contact», partage, être-en-commun. A ce thème, Jacques Derrida a consacré le Toucher. Jean-Luc Nancy (Galilée, 2000). On y trouve la reconstitution fidèle de la généalogie de la «pensée du corps» de Nancy – de Kant à Husserl, de Maine de Biran, Ravaisson, Bergson, Merleau-Ponty à Deleuze – et aussi l’un des plus beaux hommages, tout en admiration et amitié, qu’un philosophe ait jamais reçu de son vivant de la part d’un autre philosophe. Question de filiation – ou de philia-tion ? La pensée de Jean-Luc Nancy, vouée à la saisie du «Sens en tous sens» – titre du colloque qu’organisa en 2002 le Collège international de philosophie, a essaimé bien des champs et des oeuvres, en France et à l’étranger, philosophiques, éthiques, esthétiques, politiques. Aussi reste-t-elle pleine de fruits, féconde. Mais Derrida prévient : «Il n’y a pas, il ne saurait pas y avoir, il ne doit pas y avoir d’héritage ou de filiation dignes de ce nom sans transformation, recommencement, réinvention, dépassement, résistance, rébellion, parfois aussi trahison.»
De Jean-Luc Nancy est annoncée la parution chez Galilée, dans quelques jours, d’un essai intitulé Cruor, cette cruauté, ce «sang rouge» qu’on voit se répandre sur la Peau fragile du monde – une méditation parue en 2019 sur la cruauté, sur le désir de faire souffrir, la souffrance que le corps subit –, compagne d’une vie pour Jean-Luc Nancy, et la souffrance qu’on choisit parfois de s’infliger soi-même, sans songer que «soi-même» est toujours… plusieurs. •
Dans une tribune, le philosophe Paul Audi rend hommage à Jean-Luc Nancy, qui portait une attention singulièrement plurielle et généreuse à la fragilité du monde.