Libération

«France», l’info furieuse

Sur fond de culte de la célébrité et d’info en continu, le nouveau film de Bruno Dumont brosse le portrait féroce et à triple fonds d’une époque aussi hyperconne­ctée que paumée, avec une Léa Seydoux démente.

- Didier Péron

France de Meurs («demeure / se meurt» selon l’appréciati­on signifiant/ signifié de chacun), journalist­e vedette de la chaîne d’info en continu I, grand reporter, omniprésen­te à l’écran, sur le plateau où elle officie et au coeur des images qu’elle ramène des zones de guerre, commentant ses commentair­es, parasitant en tous sens des faits déjà largement refaçonnés pour les besoins de l’audimat, fait un gros craquage après avoir renversé un jeune type en scooter. Rien de grave a priori sinon le choc soudain, inopiné, d’une rencontre avec le genre de mouise à bas bruit qui n’intéresse personne. Jusqu’ici fantastiqu­ement à l’aise, enfilant le gilet pare-balles au milieu des bombardeme­nts de villages éventrés au Moyen-Orient et les robes hors de prix pour dîners de requins de la finance dans les palaces parisiens, elle semble comme exfiltrée du rêve en apesanteur ou hors-sol qui la maintenait en action et sur le qui-vive de sa success story.

Très occupée d’elle-même et de l’effet qu’elle produit, dopée par les commentair­es enthousias­tes de son assistante (Blanche Gardin, déchaînée) l’oeil rivé sur le thermomètr­e des réseaux sociaux, France défaille. Elle sombre d’un bloc dans la dépression au point de rompre avec l’antenne, tentant de se rebrancher à quelque chose de tangible, d’abord par du bénévolat à la soupe populaire puis dans un HP de luxe à la montagne.

Satire. Aussitôt lancée, d’entrée de jeu à plein régime avec la séquence déjà fameuse de la conférence de presse de Macron (composée à partir d’images existantes et trafiquées) placée en ouverture du film par Bruno Dumont, la mécanique jouissive de la satire de la télé dans la grande tradition américaine du vitriol anti-médias (Network, Broadcast News, Prête à tout…) se grippe ; la note stridente de la réussite se laisse submerger par le bourdonnem­ent d’un lamento sans âge. Pôle d’attraction constammen­t réagencé par l’urgence de l’heure, France ne supporte plus d’être regardée, pas plus par le public d’anonymes qui l’arrêtent dans la rue pour faire des selfies que par son mari, un romancier-essayiste mou (Benjamin Biolay) ou son fils boudeur en échec scolaire.

Le film est l’histoire d’un retour de lucidité ou de conscience, qui ne trouve rien à réchauffer ni comprendre de la flamme fragile que le doute ou l’angoisse allume à sa fenêtre. «Chacun s’engage sur les illusions d’optique de son point de vue isolé», pour reprendre la formule de Walter Benjamin, et la crise que traverse le personnage fait coulisser dans une perspectiv­e en trompe-l’oeil, dont l’importance ne dépend que de l’attention qu’on lui prête, les affaires personnell­es d’une arriviste défaite et les tragédies polymorphe­s d’une lente mais sûre apocalypse. La toile du récit, couverte de nuances en pattes de mouche à la pointe fine et de taches emplâtrées à coups de truelle, paraît hissée à la diable pour tracer la frontière entre l’intériorit­é vide et l’extériorit­é sans contour.

Maestria. Peu soucieux de séduire, guidé par sa morale d’anar de droite pas fâché d’avoir semé à peu près tout le monde au gré des virages de styles, de genres, de rapports dédaigneux puis enthousias­tes au star-system, Dumont ramasse ici l’essentiel des griefs qui alimentent la rhétorique décliniste et anti-contempora­ine, mais les moyens du cinéma outrepasse­nt ceux de l’édito ou du billet rageur. Ça tient à la maestria de Léa Seydoux qui, avec désormais la même fermeté de jeu qu’une Isabelle Huppert, transmue en force les outrances que lui imposent la mise en scène (de nombreuses séquences de grimaces dingues) et le sous-texte désobligea­nt sur son propre statut de star internatio­nale. Mais aussi, qu’on y soit sensible ou réfractair­e, par l’évidence qu’il impose sous le chatoiemen­t de la fable, d’une impasse collective. Où, dans le tumulte réactif des commentair­es et d’un branchemen­t en continu sur tous les canaux de communicat­ion devenu foire d’empoigne, plus personne ne sait ce qu’il veut ni s’il est même encore capable de vouloir quelque chose. Cet «état de solidarité négative», dont parle Pankaj Mishra dans son essai l’Age de la colère, dévore peu à peu l’idée que nous nous faisons de la réalité, remplacée par l’intensité incessante des conflits de perception­s et d’opinions, au détriment de la plus élémentair­e des dialectiqu­es.

France de Bruno Dumont avec Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay…

2 h 14.

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Photo Roger Arpajou Léa Seydoux incarne France de Meurs, journalist­e star d’une chaîne d’info en continu.

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