Agatha Christie, je pense donc je fuis
4 décembre 1926 Ce jour-là, au petit matin, l’écrivaine britannique, reine des romans policiers, a disparu. Pendant onze jours, son sort reste un mystère qui fascine le monde.
En descendant l’escalier vers le vestibule du vaste manoir, Mildred (1) marque un temps d’arrêt. La jeune femme de chambre aux joues roses et rondes hésite un instant. Quelque chose la chiffonne. A première vue, rien pourtant ne semble différent des autres matins où, à 7 h 30 précises, elle descend pour ouvrir les lourds rideaux tirés sur les grandes portes-fenêtres. Cette tâche achevée, à 7 h 40, elle tourne la clé de la porte d’entrée et, la plupart du temps, tombe nez à nez avec le laitier venu déposer les pintes de lait frais. Après un échange d’amabilités plus ou moins subtiles – elle est sûre qu’il n’est pas insensible à son charme frais de Galloise – elle emporte le lait dans la cuisine. Ensuite, elle se dépêche d’embraser les bûches dans la cheminée.
Ce samedi 4 décembre 1926, le vent glacial s’infiltre dans tous les interstices de la maison. On dirait que cette dernière gémit, grince, se plaint. Le jour est levé, mais il fait sombre et les interrupteurs sont prestement allumés. C’est à cet instant que Mildred comprend ce qui l’a stoppée dans son élan matinal. Sur le guéridon de l’entrée sont posés trois enveloppes et un bristol. Sur ce dernier, ces simples mots ont été rédigés de la main de Madame : «Suis sortie pour une balade en voiture, AC.» Cette note n’était pas là la veille au soir, à 21 h 30, lorsque la jeune fille est montée se coucher. Madame s’était retirée dans sa chambre vers 21 heures.
Mildred fronce les sourcils. Elle sait que sa maîtresse aime conduire sa Morris Cowley verte dont elle est folle. Elle part souvent rouler dans la campagne du Berkshire, lorsqu’elle est en panne d’inspiration ou lorsque ses nerfs la taquinent trop. En général, elle rentre après une heure ou deux, de très bonne humeur. Il n’est jamais arrivé qu’elle parte dans la nuit. Surtout en hiver. Hier soir, à 20 h 30, Mildred lui a pourtant apporté dans le petit salon son lait chaud du soir, agrémenté d’une cuillère de miel. Madame avait l’air tendu. Ses yeux brillaient et le marbre de ses joues de rousse était rougi par le feu de cheminée mais aussi, Mildred l’a compris, par la discussion tendue avec Monsieur un peu plus tôt dans la journée. Elle n’a entendu que des bribes, mais les voix ont claqué. Puis c’est la porte qui a claqué sur Monsieur qui est remonté dans sa voiture. Il était pourtant arrivé depuis quelques heures seulement, en principe, croyait-elle, pour passer le week-end avec Madame et leur fille de 7 ans, Rosalind.
«Une autre femme»
«Monsieur est parti jouer au golf pour le week-end, chez les Carmichael… Elle y sera aussi !» a lancé Madame avec dépit. La femme de chambre s’est bien gardée de prononcer un mot. Elle sait qu’il y a une «autre femme» et que Madame en est très malheureuse. Encore plus depuis la mort de sa mère, en avril dernier, dont elle était très proche et dont elle a du mal à se remettre. Loin de Mildred l’idée d’écouter aux portes – c’est ce qu’elle a expliqué plus tard à l’inspecteur de police venu l’interroger – mais pendant la dispute, elle a entendu Monsieur dire à Madame de «cesser ses enfantillages» et Madame lui répliquer, la voix pleine de sanglots, «Archie, je vous en supplie, une dernière fois, restez avec moi ce weekend !».
Mildred est plongée dans ses pensées, les yeux toujours rivés sur le bristol, lorsque la voix perchée de Miss Charlotte Fisher la fait sursauter. «Que se passe-t-il donc? Pourquoi êtes-vous plantée là telle une statue de sel ?» Mildred explique brièvement la situation à la secrétaire de Madame, qui est aussi la préceptrice de la petite Rosalind. Fidèle à son calme olympien, Miss Charlotte prend les choses en main. Elle s’empare des trois enveloppes, dont l’une lui est adressée et les deux autres à Monsieur et au frère de ce dernier. Elle renvoie Mildred à ses tâches domestiques, assorti d’un sec «nul besoin de s’alarmer, ni d’aller répandre des rumeurs».
Vexée qu’on puisse la soupçonner de ne pas savoir tenir sa langue, Mildred s’éclipse rapidement.
Lundi 6 décembre pourtant, toute la presse britannique bruisse de la disparition inexpliquée de la «reine du crime». Agatha Christie s’est volatilisée. L’écrivaine de 36 ans commence tout juste à jouir d’un succès d’estime, elle n’est encore qu’à l’aube de son extraordinaire carrière. Mais les circonstances de sa disparition intriguent et fascinent. Sa voiture a été retrouvée. Le lendemain de sa disparition. A 8 heures du matin. Abandonnée, les deux roues avant en équilibre au bord d’une carrière de craie, non loin de Guilford, à une demi-heure de Styles, le manoir où elle vit près de Sunningdale. Des buissons épais ont empêché la chute dans le vide du véhicule. A l’intérieur se trouvaient son manteau, ses gants, son sac à main et un porte-documents. Que s’est-il passé ? Suicide, enlèvement, disparition volontaire ou meurtre ?
La police ouvre une enquête pour disparition inquiétante. Un avis de recherche très précis est diffusé. Il rajeunit la jeune femme de deux ans. «34 ans, 5 feet 7 inches (1,70m), cheveux roux (coupés courts à la garçonne), elle portait une jupe plissée grise, un chemisier vert, un cardigan gris clair et gris anthracite, un petit chapeau de velours vert et peut-être une pochette.» Mais personne ne semble l’avoir aperçue. Ni dans les gares, ni dans les pubs, ni
aux arrêts de bus. Aucun taxi ne l’a prise à son bord. Une piste mène au Lion Hotel à Guilford où un couple est descendu le soir de la disparition d’Agatha. Mais, vérifications faites, la femme n’est pas l’écrivaine.
Attention médiatique
Le ministre de l’Intérieur, William Joynson-Hicks, demande à la police de tout faire pour retrouver Agatha Christie. La presse est fascinée par l’énigme, des récompenses sont offertes pour le moindre renseignement. Même le New York Times évoque en première page cette disparition incroyable. Plusieurs milliers de policiers et 15 000 volontaires sont mobilisés pour fouiller la campagne avoisinante. Des avions sont même impliqués. Le mari, le colonel Archibald Christie, participe aux battues. Il a amené avec lui le chien d’Agatha, qu’elle adore. Le terrier a reniflé avec attention le gant de sa maîtresse retrouvé dans la voiture, puis il s’est roulé en boule et s’est mis à gémir.
Avec l’attention médiatique enfle la rumeur. S’agit-il d’un coup de publicité pour la sortie de son prochain roman ? Mais Agatha Christie n’a pas besoin de publicité, son dernier roman policier, le Meurtre de Roger Ackroyd, a remporté un succès d’estime, elle est à l’aise financièrement, a des idées pour des dizaines d’énigmes à venir. Le colonel Christie ne cesse de répéter que son épouse a les nerfs fragiles et souffre d’une dépression nerveuse. Des amis, interrogés par la presse, affirment au contraire qu’Agatha est très heureuse et surtout très attachée à sa fille. L’idée qu’elle l’ait abandonnée leur semble impossible. Sa secrétaire qualifie l’hypothèse de tout simplement «ridicule. C’est une véritable Lady, jamais elle ne ferait une chose pareille !».
Les enquêteurs écoutent, notamment l’inspecteur en chef Japp (1), qui ne cache pas les soupçons qu’il nourrit vis-à-vis du mari dont les yeux semblent incapables de fixer leur interlocuteur. Le couple est tombé amoureux au cours d’un bal en 1912. Très bel homme, charmeur et beau parleur, le jeune officier Archibald a fait fondre Agatha, tout juste sortie d’une adolescence couvée par sa mère, après une enfance idyllique dans la station balnéaire de Torquay brisée par le décès de son père alors qu’elle n’avait que onze ans. Ils se marient la veille de Noël 1914 et se voient peu pendant les quatre années du conflit mondial. Archie en sort avec le grade de colonel. Leur fille Rosalind naît en 1919.
Mais Archie, séducteur en diable, papillonne. Depuis deux ans, il a une liaison avec Nancy Neele, une jeune femme de 27 ans qu’Agatha a rencontrée alors qu’elles faisaient toutes les deux partie du même comité d’organisation du stand de «l’Ile au trésor» pour l’Exposition impériale britannique de 1925 à Wembley.
Demande de divorce
Les enquêteurs sont intrigués par les trois lettres que la jeune femme a laissées. Celle adressée à sa secrétaire leur a été remise, elle ne contenait que des instructions pratiques précises, comme l’annulation d’un rendez-vous et cette phrase: «Je dois partir, je ne peux rester à Sunningdale plus longtemps.» Le colonel Archie a refusé de montrer sa lettre, affirmant qu’il s’agissait d’une correspondance privée dont le contenu n’avait rien à voir avec la disparition de sa femme. Son frère, à qui la dernière enveloppe était adressée, dit de son côté que la lettre contenait des détails sur un futur livre. Il l’a brûlée après l’avoir lue, «comme je le fais avec toute ma correspondance», s’est-il justifié sur un ton arrogant auprès de l’inspecteur qui s’étonnait d’une telle hâte. Quatre jours après la disparition, la police annonce suspendre les recherches. Le frère du colonel Archie – encore lui – aurait reçu une lettre d’Agatha, indiquant qu’elle est allée soigner ses nerfs quelque part. Mais où ? Le mystère s’épaissit. La police laisse ensuite entendre qu’un suicide lui semble désormais l’explication la plus plausible. Les recherches se concentrent sur un lac, surnommé «le Lac sans fond». Les rumeurs les plus folles circulent, dont une suggérant qu’Agatha Christie serait à Londres, où elle circulerait déguisée en homme. Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes, féru d’ésotérisme, engage un voyant pour essayer de localiser la jeune femme. En vain. Et puis, le 14 décembre 1926, coup de théâtre, Agatha Christie est localisée. Elle se trouve au Swan Hydropathic Hotel à Harrogate, dans le Yorkshire, à plus de 400 km de l’endroit où a été découverte sa voiture. Un serveur l’a reconnue. Elle s’est inscrite sous le nom de Teresa Neele, en provenance du Cap en Afrique du Sud. «Neele» est le nom de famille de la maîtresse de son mari. Pendant la semaine où elle a séjourné à l’hôtel, la jeune femme a pris les eaux, dégusté les afternoon tea traditionnels dans la salle à manger de l’hôtel et même dansé le soir. Elle semblait souriante et détendue, ont raconté des témoins. La police se précipite sur place avec son époux Archie. A la réception, on leur indique que la jeune femme est en train de prendre son thé. A l’entrée de la salle, Archie la repère immédiatement, son casque de cheveux roux soigneusement cranté, sa robe élégante vert d’eau qui met en valeur son teint. Il la désigne aux enquêteurs. Ensemble, ils s’avancent vers la table ronde où elle est assise. «Madame Christie ?» dit doucement l’inspecteur Japp. «Agatha ! Enfin ! Dieu soit loué !» s’écrit Archie. Elle ne réagit pas, termine sa tasse de thé Lapsang Souchong, tapote ses lèvres poudrées de la serviette blanche empesée posée sur ses genoux. Puis elle lève les yeux. Son regard glacial traverse Archie, comme s’il n’était pas là. «Inspecteur, je vais aller me changer», dit-elle à Japp, tout en se levant. Elle s’éloigne d’un pas tranquille, salue d’un sourire une ou deux connaissances, puis grimpe l’escalier vers sa chambre. Des centaines de curieux se sont massés à la gare de King’s Cross pour guetter son arrivée à Londres. Mais elle est emmenée discrètement chez sa soeur, où un total silence suit sa réapparition extraordinaire. Archibald Christie finira par publier un communiqué expliquant que son épouse a souffert d’un cas d’amnésie brutale, elle ne sait pas comment elle est arrivée dans le Yorkshire, ni pourquoi. Il affirme n’avoir aucune idée de la raison pour laquelle elle a signé le registre de l’hôtel du nom de «Neele».
Le 16 mars 1928, un entrefilet paraît dans le Daily Express. «Mrs Agatha Clarissa Christie, l’écrivaine dont la disparition extraordinaire en décembre 1926 avait causé une sensation, a déposé une demande de divorce contre le colonel Archibald Christie.» Le divorce est prononcé en octobre. Une semaine après, Archie épouse Nancy Neele. Agatha Christie – elle a gardé son nom d’épouse – embarque à bord de l’Orient Express vers Bagdad. Elle y retournera en février 1930, y rencontrera l’archéologue Max Mallowan, de treize ans plus jeune, qu’elle épousera en septembre. Vengeance ? Amnésie réelle ? Publicité ? L’énigme de la disparition d’Agatha Christie n’a jamais été résolue. Son ex-mari Archie, sa fille Rosalind n’en ont jamais reparlé. Agatha elle-même n’y a jamais fait allusion. Jamais. Jusqu’à son décès en 1976, à 85 ans. Dans son autobiographie, elle n’a même pas mentionné cet épisode. Tout juste a-telle écrit cette phrase sibylline : «Après la maladie, vinrent le chagrin, le désespoir et un coeur brisé. Nul besoin de s’étendre dessus.» •
(1) Les noms de la femme de chambre et de l’inspecteur ont été modifiés. Ça ne vous rappelle rien ?
Demain Le jour où Alan Turing a croqué la pomme