Libération

Florence Foster Jenkins, mouise en scène

Il était une voix (4/6) Du metal au jazz, des artistes ont bâti leur carrière sur leur timbre. Aujourd’hui, la pire chanteuse d’opéra de New York.

- Eric Delhaye Demain Jimmy Scott

Au Carnegie Hall, quand le service des archives est sollicité, le concert le plus demandé n’a pas été donné par Maria Callas, Enrico Caruso, Judy Garland ou les Beatles, mais bien par… Florence Foster Jenkins. Nous sommes le 25 octobre 1944 et elle est âgée de 76 ans quand, à la demande générale de ses amis, elle se produit enfin sur la célèbre scène new-yorkaise. Les places se sont vendues en quelques heures et les spectateur­s sont venus de tout le pays pour la voir apparaître dans une robe extravagan­te qu’elle avait elle-même confection­née, puis lancer dans la salle des roses que ses assistants ramassent pour qu’elle les lance encore, dans une ambiance survoltée où les hourras le disputent aux rires. «Pour qu’une chanteuse connaisse du succès, elle a besoin d’une combinaiso­n de talent, de charisme et de qualités d’interprète, observe Gino Francescon­i, directeur des archives du Carnegie Hall, sur le site de l’institutio­n. Par définition, elle a besoin de savoir chanter ! Florence Foster Jenkins ne possédait aucun de ces attributs: en fait, elle était considérée comme l’une des pires chanteuses de tous les temps.» Rares sont les personnali­tés qui justifient que deux films, Marguerite de Xavier Giannoli avec Catherine Frot (2015) et Florence Foster Jenkins de Stephen Frears avec Meryl Streep (2016), s’inspirent de leurs histoires. S’y ajoutent plusieurs pièces de théâtre et une chanson de Juliette, Casseroles et Faussets : «Une milliardai­re américaine/Voulut piauler de l’opéra/C’qui nous valut quelques migraines / Et puis un disque chez RCA / Comme quoi, le gène de la justesse / N’est pas celui de l’ambition / De chanter faux, je le confesse/J’ai la secrète tentation». Il faut reconnaîtr­e que son histoire est inspirante : née en Pennsylvan­ie en 1868, Florence Foster Jenkins fut une pianiste prodige au point de se produire sous le nom de Little Miss Foster, et elle aurait fait carrière sans une blessure au bras. Après avoir hérité de la fortune de son père et déménagé avec sa mère à New York, elle intégra la bonne société et les cercles artistique­s en finançant généreusem­ent certains musiciens et production­s du Metropolit­an Opera.

Mais la scène l’attirait et la soprano était quadragéna­ire quand elle prit ses premiers cours de chant, mis en pratique lors de récitals privés devant des courtisans élogieux. Encore plus riche après la mort de sa mère en 1930, elle multiplia les concerts et finança ses propres 78-tours dans les années 40, sur lesquels elle massacrait méticuleus­ement des arias de Mozart et Strauss. Sa réputation avait fait le tour de la ville : elle chantait si faux qu’elle était devenue une attraction, sans avoir conscience ni de son incapacité ni des moqueries, peut-être en raison d’une syphilis détérioran­t son système nerveux.

Les critiques présents au Carnegie Hall publièrent des comptes rendus cruels et Florence Foster Jenkins réalisa la risée dont elle était l’objet. Très affectée, victime d’un infarctus quelques jours plus tard, elle est décédée un mois après le concert de son amère consécrati­on.

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Photo Granger. Bridgeman images La soprano américaine, au tournant du XIXe et XXe siècle.

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