El Watan (Algeria)

«Claudine Chaulet permet à notre conscience d’échapper à l’enfouissem­ent»

- T. K.

Atoi, Claudine, qui a toujours bien su choisir ton destin jusqu’à mourir à la veille d’une date qui t’a fait naître Algérienne sur une terre où tu as vécu de la plus belle des manières. A Claudine Chaulet qui n’a jamais cessé de nous faire réfléchir sur cette catégorie de personnes qui, au cours de leur vie, ont eu à faire des choix surprenant­s car, apparemmen­t, effectués dans le contresens de l’itinéraire de leur existence. Des choix pour le moins déroutants, en rupture de ban d’avec leur propre destinée qui semblait être toute fléchée ou tracée. Des choix qui, en fait, ont pour effet immédiat soit la mort ou le reniement, soit plus qu’une renaissanc­e, un nouvel enfantemen­t. Des choix qui leur ont permis d’emprunter le chemin des Justes où ne s’engagent que ceux qui ont pour culture sereine la Justice et pour religion apaisée l’Humanité. Le hasard qui est, quelquefoi­s, le nom que prend Dieu quand Il choisit de passer inaperçu, a voulu que nous soyons ponctuels avec certaines d’entre elles, dans des rendez-vous que jamais nous n’avons eu à programmer. De telles rencontres ont pour vertu de remettre à l’endroit les rapports que nous pouvions avoir à l’envers non seulement avec nous-mêmes, le monde, mais également avec la vie.

Parmi ces personnes figure, en bonne place, Claudine Chaulet, qui de manière, je dirai pédagogiqu­e, continue de nous interroger sur la portée des choix qui furent les nôtres mais surtout sur ceux que nous n’avons pas faits pour que revienne à son lit le cours de l’histoire, chez nous, par tant de fois détourné. C’est dire que c’est par la qualité de nos choix, aussi, que nous devons mériter d’être dans leur sillage, dans leur voisinage ou mieux encore dans leur filiation.

Ces personnes sont nées de la pureté du cri qu’elles ont trouvé dans leur belle âme pour briser le silence duquel est sortie plus forte encore la voix, jamais enrouée, de la liberté. Claudine Chaulet fait partie de ces personnes qui permettent à notre conscience d’échapper au ramollisse­ment et à l’enfouissem­ent.

Ces personnes nous permettent d’être, ainsi, dans l’éveil de soi et si par quelque oubli il nous arrive de nous endormir, nous ferons quand même l’effort de garder à notre conscience un oeil ouvert pour nous empêcher de nous installer ou de nous vautrer dans le confort profond du sommeil.

Si Claudine a su par l’élégance de sa pudeur nous cacher, bien souvent, quelques-unes de ses infortunes en tant qu’Algérienne, de telles mésaventur­es doivent nous obliger, aujourd’hui, à soulever le tapis lourd de certaines de nos réalités mythifiées pour y trouver cachés de nombreux morceaux de notre mémoire brisée.

Nous devons, alors, les dépoussiér­er et les recoller grâce à toutes les pages rassemblée­s de notre histoire dispersée pour qu’apparaisse ouvert et désencombr­é le chemin qui nous permettra de revenir chez nous auprès de la douceur du feu qui dans nos demeures ne s’est pas, encore, éteint tout à fait.

Chez nous, ce n’est pas seulement hier, c’est bien plus loin encore. Chez nous, c’est le temps convoqué de nos ancêtres ressuscité­s qui dans la même glaise se sont succédé sur cette terre fertile où la variété féconde des graines a toujours permis de riches moissons locales.

Chez nous, c’est là où nos aïeux sont encore dans l’exil chez eux, là où leurs tombes oubliées aux formes multiples et variées trouvent dans notre amnésie leur seule sépulture.

Grâce à toi, Claudine, ma grande soeur d’âme, je réalise combien je suis heureux d’être plusieurs fois millénaire et je ne puis me sentir, tout à fait, vivant d’être né en une seule fois sur cette terre hospitaliè­re et guerrière.

Grâce à toi, je découvre que je n’ai pas eu à lancer mon premier cri dans la vie au dernier coup de fusil tiré par mon père contre l’envahisseu­r. Je viens de si loin et pour m’empêcher de mourir orphelin, je continue d’avoir mes ancêtres pour voisins. Bien des fois, il est arrivé à l’Algérien de mourir. Mais toutes ces morts ne l’ont pas tué encore.

Est-ce pour cette raison que l’on continue de l’enterrer vivant dans l’oubli ?

Vouloir, aujourd’hui, aller à la rencontre de nos ancêtres n’est pas pour moi une autre manière de revenir au mythe classique de la «Racine» qui d’ailleurs, pour reprendre la posture d’Amine Malouf, a pour autre fonction de pourrir aussi, alors, que celui de l’ «Origine» a pour vocation d’être un livre que le temps garde ouvert où, sans rature aucune, peut être entrevu le long chemin dans lequel continue de se déplier notre destin.

Revenir chez nous, c’est permettre à notre mémoire plurielle de retourner à sa patrie singulière, car la patrie, c’est le lieu du retour, chez nos ancêtres, qui, dans toute leur diversité, n’ont jamais cessé, un jour, de nous inviter à faire de l’universali­té la marque déposée de notre identité.

De telles personnes sont autant de pierres que notre histoire a laissé derrière nous pour qu’un jour nous puissions, enfin, reprendre le chemin qui nous ramènera chez «Nous».

Je formule le voeu sincère pour que ce chemin soit le plus long possible. Il sera plein de dangers et d’obstacles mais les nombreux matins qui s’y lèveront verront nos pas fatigués mais résolus à atteindre les portes de nos vieilles cités pour y franchir les seuils de nos anciennes demeures dont nous avons conservé les clefs.

C’est sur ce chemin sans fin que nous aurons à retrouver intacte toute la richesse que l’histoire, généreuse, a prodiguée à la vaste géographie de mon pays. Ce chemin ne mène pas à Ithaque car mes ancêtres, comme le sirocco et l’harmattan, habitent l’espace et le temps.

Je ne sais, alors, ma grande soeur Claudine, comment te remercier d’avoir existé.

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