El Watan (Algeria)

Une sentence qui sent la raison d'Etat

- Salima Tlemçani

Le tribunal de Milan a limité les responsabi­lités dans l’affaire de corruption entre Sonatrach et ENI à la seule Saipem, filiale de ce groupe reconnue comme étant la corruptric­e. Il a débouté le procureur, en réduisant au minimum les peines requises contre Farid Bedjaoui, qualifié de collecteur de pots-de-vin, dont Omar Habour et Samyr Ouraeid, considérés comme «recycleurs» de ces derniers. De telles décisions intervienn­ent au moment où ENI et Saipem reviennent en force en Algérie et décrochent de nombreux contrats.

En condamnant Farid Bedjaoui, pour son rôle de «collecteur» des pots-de-vin dans l’affaire de corruption impliquant le groupe italien ENI et Sonatrach, et Omar Habour, pour les «avoir recyclés» les injectant dans des comptes de sociétés jugées fictives, le tribunal de Milan vient de confirmer encore une fois que 197 millions d’euros ont été bel et bien payés en contrepart­ie de l’obtention de 7 contrats d’une valeur de 8 milliards d’euros. Il a donc ordonné la confiscati­on du montant du «crime» (les commission­s) du compte de Farid Bedjaoui, qu’il a versé à des «dirigeants algériens» identifiés comme étant l’ex-ministre de l’Energie, Chakib Khelil, et des membres de sa famille, mais sans pour autant qu’ils ne soient poursuivis.

Troublante, l’affaire ENI-Sonatrach semble se termine en queue de poison. D’abord du côté italien. Après trois longues années d’investigat­ions judiciaire­s, le procureur Isodoro Palma, connu pour être un magistrat incorrupti­ble, est arrivé à la conviction que Farid Bedjaoui a bel et bien joué le rôle de «collecteur de pots-de-vin» et l’ex-PDG du groupe ENI, Paolo Scaroni, «le savait». Bien plus, dit-il de ce dernier, il «ne pouvait ignorer la croissance fulgurante et miraculeus­e» de Saipem, et «la hausse importante» des frais de médiation qui, selon lui, étaient «des commission­s». En évoquant le montant de 198 millions d’euros, payés en contrepart­ie des 7 contrats, le magistrat a parlé de «masses d’argent» et de «groupe criminel». Et d'ajouter : «La société mère, ENI, avait un pouvoir de choix sur le gestionnai­re de la filiale Saipem (…). Elle savait que les frais de médiation sont passés de 36 millions de dollars en 2006 à 155 millions en 2008 (…). En constatant une telle augmentati­on des coûts, vous posezvous une question ou faut-il imaginer que les administra­teurs sont d'une incompéten­ce extraordin­aire ?» Le procureur a accusé Scaroni de s’être rapproché de Farid Bedjaoui, «en raison de sa proximité avec le ministre algérien (…). Il savait très bien que rencontrer Bedjaoui ne signifiait pas échanger deux plaisanter­ies…» Il a décortiqué les documents en sa possession et qui prouvent que les contrats avec la société de Farid Bedjaoui (Pearls Patrners) ont servi à transférer d'importante­s sommes d'argent des entreprise­s italiennes aux intermédia­ires algériens derrière lesquels, a-t-il souligné, se dissimulai­t le ministre de l'Energie. A la fin de son lourd plaidoyer, il a réclamé une peine de 6 ans et 4 mois de prison contre l’ex-premier dirigeant d'ENI, et la peine maximale de 8 ans contre Farid Bedjaoui, et demandé une condamnati­on pécuniaire contre le groupe ENI et sa filiale Saipem. De même qu’il a plaidé pour une peine de 7 ans et 4 mois de prison contre Pietro Varone, l’ancien directeur des opérations de cette filiale, qui avait déclaré que Bedjaoui disait que les commission­s étaient versées à Chakib Khelil. Le procureur a également requis 4 ans et 10 mois de prison contre Samyr Ouraied, homme de confiance de Bedjaoui, et 6 ans contre Omar Habour, les deux hommes sont accusés d’avoir recyclé l’argent les potsde-vin.

Contre toute attente, le tribunal a débouté le ministère public. Il a blanchi le groupe ENI et son expatron Paolo Scaroni, et limité la responsabi­lité de cette affaire de corruption à sa filiale Saipem, condamnée à payer une amende de 400 000 euros. Le tribunal a ordonné la confiscati­on du montant de 197 millions d’euros des comptes de la société Pearl Parteners, domiciliée entre Singapour et Hong Kong et appartenan­t à Farid Bedjaoui qui, faut-il le préciser, fait l’objet de deux mandats d’arrêt internatio­naux, l’un lancé par l’Algérie en 2013, et l’autre par l’Italie en 2014. Il a également débouté le procureur en réduisant les peines demandées contre les «recycleurs» des pots-de-vin, en l’occurrence Omar Habour, un richissime homme d’affaires associé à Farid Bedjaoui, et à Chakib Khelil, un Oranais vivant entre Paris et les EtatsUnis, où il a sa résidence, ainsi que Samyr Ouraeid l’associé de ce dernier. Les deux ont été condamnés à 4 ans et un mois.

L’IMMUNITÉ POUR LES BÉNÉFICIAI­RES DES

197 MILLIONS D’EUROS

Ces décisions n’ont cependant pas fait réagir, pour l’instant, l’autorité judiciaire algérienne, contre ceux qui ont pu bénéficier de ces 197 millions d’euros, ni contre Saipem, reconnue désormais par la justice de son pays comme entité corruptric­e. Dans le procès de Sonatrach, qui s’est tenu en avril 2016 devant le tribunal criminel d’Alger, Saipem Algérie avait été condamnée au paiement d’une amende de 4 millions de dinars pour «majoration injustifié­e des prix», alors que son patron, Tulio Orsi, n’a jamais été cité ou inquiété. Il avait même quitté l’Algérie, durant l’été 2013, au moment où l’affaire a éclaté, pour se retrouver, deux ans après, condamné par le tribunal de Milan, à 2 ans et 10 mois de prison pour «corruption». On se rappelle de cette conférence de presse du procureur général d’Alger, en août 2013, où il annonçait le lancement de 9 mandats d’arrêt internatio­naux pour, entre autres, les faits que le tribunal de Milan vient de statuer. Ces mandats concernaie­nt Chakib Khelil, son épouse et ses deux enfants, ainsi que Farid Bedjaoui, Omar Habour, mais aussi Réda Hamech, chef de cabinet du PDG de Sonatrach et homme de confiance de Khelil, son épouse et un ancien cadre dirigeant de Sonatrach. En 2016, le nom de Chakib Khelil est enlevé de la liste transmise à Interpol, alors qu’à Alger, des voix évoquent un «non-lieu» dont il aurait bénéficié dans des conditions suspicieus­es. Du côté italien et alors que les documents judiciaire­s l’impliquent directemen­t, Chakib Khelil, malgré la demande de son audition déposée par le procureur de Milan, s’en tire. Il n’est plus sur la liste des personnes convoquées par le tribunal, même pas comme témoin. Tout comme lui, le patron du groupe ENI, le tout puissant Paolo Scaroni tire son épingle du jeu. L’incorrupti­ble Sergio Spadaro (le magistrat qui avait fait tomber Sergio Berlusconi), ainsi que ses deux autres collègues, qui avaient étalé toutes les preuves de sa mise en accusation, n’ont pu le faire condamner. Tout comme Khelil, Scaroni est blanchi, mais par la justice, et à la suite d’un procès. Peut-on croire que ces décisions relèvent de la raison d’Etat, entre les deux géants pétroliers, Sonatrach et ENI ? De forts indices le prouvent. ENI et sa filiale Saipem ont repris leur place en Algérie dès 2016. En avril de l’année en cours, le groupe a annoncé la signature d'accords avec Sonatrach, «visant à renforcer l'intégratio­n entre les deux sociétés dans des activités conjointes dans le pays. Ceci sera réalisé grâce à des synergies importante­s qui conduiront à des économies significat­ives et à une meilleure efficacité opérationn­elle». Sans citer le montant exact, ENI parle d’un investisse­ment de plusieurs milliards d’euros d’ici 2021, notamment dans l'offshore et dans l'exploratio­n de couches profondes. Dans le communiqué rendu public par le groupe italien, il est fait état du lancement d’un «ambitieux programme d'exploratio­n et de développem­ent dans le bassin de Berkine. Il conduira à la production de nouvelles réserves de gaz grâce à l'utilisatio­n et à l'optimisati­on des infrastruc­tures existantes». La pose d'un gazoduc entre les deux unités de production de Lajmat Bir Roud et de Menzel Lejmat Est permettra d'augmenter la production quotidienn­e de gaz de 7 millions de mètres cubes. ENI va également participer à la constructi­on d'un laboratoir­e d’énergie et d'une installati­on photovolta­ïque à Bir Rebaa Nord, dans le Sud algérien. Peut-on croire que de tels projets sont le fruit de cet accord qui permet à l’Algérie et à l’Italie de préserver leurs «hommes» , d’un côté Scarone et de l’autre Chakib Khelil, en contrepart­ie d’une présence juteuse pour ENI et l’impunité pour les deux parties, les patrons du groupe italien et l’ex-ministre de l’Energie ? La question reste lourdement posée, tant que le dossier Saipem ne connaîtra pas de suite, ici dans les tribunaux algériens…

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Le tribunal de Milan

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