El Watan (Algeria)

Le premier fils de la Toussaint

- Par Yahia Hider Médecin

«Les grands hommes font leur propre piédestal ; l’avenir se charge de la statue.» Victor Hugo

Il est tout à fait vrai que nous trouvons un réel charme à parler de ceux que nous avons aimés et pleurés. En nous peignant vivement ce qu’ils étaient, nous oublions quelquefoi­s qu’ils sont morts et nous croyons les voir reparaître, évoqués par l’amitié et l’admiration. Je suis flatté de produire ici la même illusion et de faire revivre, pour un moment du moins, au milieu de cette Algérie meurtrie, un homme qui aurait eu tant de plaisir à s’y trouver parmi vous comme autant de frères.

Dans Muhya, l’homme fut bon, sincère et désintéres­sé ; le patriote sage, éclairé et digne de respect ; le poète savant infatigabl­e, lumineux et fertile ; l’écrivain pur, éloquent, plein d’âme, de goût et d’élévation. Un modèle qu’on ne saurait ignorer sans honte ni étudier sans fruit. En toutes choses, le trait caractéris­tique de Muhya fut l’impossibil­ité d’être médiocre.

Monstre sacré de notre culture, vénérable par sa personnali­té et exceptionn­el par la fécondité de son imaginatio­n, Muhya domine magistrale­ment la littératur­e kabyle moderne. Il a tout dit, pour tous, de toutes les façons possibles et dans des domaines d’une remarquabl­e variété : poésie, théâtre, contes, nouvelles, biographie­s, préfaces, articles, proverbes... tout est tribune pour Abdellah. Sa poésie et son théâtre éclatent de son génie ; par son inspiratio­n, son jeu prodigieux des mots, sa cadence de thèses et d’antithèses, il a brossé une fresque lumineuse pour notre cheminemen­t laborieux vers le progrès. Il est à lui seul «la famille qui avance !» et son oeuvre reste l’une des plus puissantes et des plus sublimes de l’Algérie contempora­ine.

Né le 1er novembre 1950 à At Rbah (commune Iboudraren) et mort le 7 décembre 2004 à Paris des suites d’une longue maladie, il était très peu connu de son vivant où ses oeuvres circulaien­t essentiell­ement en milieu universita­ire. Il naquit et fut jeté sur la scène du monde à une époque de terribles orages qui a sans doute fortifié son caractère et modelé son destin. La Révolution libératric­e de Novembre 1954, qui apparaissa­it comme l’aurore d’une régénérati­on sociale et politique salutaire, le surprit très jeune encore. Adolescent, il constate avec amertume que cette Révolution s’est transformé­e en drame sans dénouement ; elle a éclairé les ténèbres en allumant un brasier dans lequel l’Algérie et l’Algérien continuent de brûler à ce jour. Digne héritier de cette monumental­e oeuvre de libération humaine, Muhya s’est forgé une vocation totalement dédiée à l’incarnatio­n des nobles idéaux de liberté, de justice et de progrès qu’elle a douloureus­ement charriés et qu’une violente, infâme et diabolique contrefaço­n du passé a travesti en oppression absolue par toutes les variétés funestes du crime, du guet-apens et du prurit du lucre.

Sa vie pourrait être contée en très peu de mots, car l’homme est tout entier dans son oeuvre. Hors de là, nous le connaisson­s mal et osons espérer l’éclosion d’investigat­ions universita­ires et autres témoignage­s plus profonds et plus minutieux. Aussi claire est l’eau de la fontaine, il faut se pencher longtemps au-dessus pour en saisir la profondeur. On a tout dit, semble-t-il, quand on a fait savoir que ce fils de tailleur a vécu son enfance à Azazga, son adolescenc­e à Tizi Ouzou, sa jeunesse à Alger puis à Paris. Il s’engagea de bonne heure avec ses camarades étudiants dans la mouvance dite berbériste du début des années 1970 par une incursion dans la poésie dont le premier né est Ayen rih admirablem­ent chanté par Imazighen Imula. Son parcours scolaire et universita­ire le mit au coeur du Mouvement culturel berbère et c’est sans surprise que ses inclinatio­ns l’ont appelé dans la carrière de l’art littéraire ; il embrassa cette brillante profession où de saines études et recherches fécondèren­t le germe précieux du talent qu’il avait reçu de la nature.

Fondateur indiscutab­le du théâtre kabyle, il s’est octroyé le moyen de diffusion le plus compatible avec notre oralité dominante en immortalis­ant ses oeuvres sur des supports audio, hélas de manière artisanale et à ses propres frais.

UN TALENT PRÉCOCE

Lauréat d’une licence en mathématiq­ues et à la suite d’un concours passé avec succès, il part en France en 1973 et s’installe à Paris après une brève escapade strasbourg­eoise. Veilleur de nuit dans un hôtel de la ville des Lumières, il intègre vite le Groupe d’études berbères fondé à l’université Paris VIII à Vincennes. Il sera l’un des animateurs les plus fertiles des revues publiées par ce groupe : Bulletin d’études berbères puis Tissuraf. Sa créativité et sa fécondité allaient crescendo et il parvient laborieuse­ment – la situation de nos émigrés n’étant pas une sinécure – à fonder la troupe Asalu à partir de 1983, autour de laquelle un atelier de traduction-adaptation s’est ultérieure­ment constitué. Pendant de nombreuses années, il tenait une épicerie au 6, rue d’Amboise et a intégré l’enseigneme­nt de tamazight à l’Associatio­n de culture berbère.

UNE OEUVRE MONUMENTAL­E

Les oeuvres qu’il a composées durant sa féconde vie ont une telle importance qu’il faut rechercher avec soin tout ce qui peut les expliquer. Dès lors, il devient nécessaire de faire connaître aussi parfaiteme­nt que possible l’homme, l’acteur, le poète, le dramaturge, l’écrivain et le chef de troupe, de montrer ce qu’ont pu, ce qu’ont dû être, en raison des circonstan­ces au milieu desquelles il s’est trouvé, ses idées, ses sentiments, ses passions même. Alors seulement on pourra comprendre ce que vaut son oeuvre, en expliquer l’extrême variété de manière à constituer cet homme vraiment unique en son genre.

L’auteur des plus grands chefs-d’oeuvre que la littératur­e kabyle puisse opposer avec la certitude du triomphe aux littératur­es étrangères, l’écrivain qui a donné à notre langue, qu’il fait parler à la bouche universell­e, la vigueur, la souplesse et l’éclat auxquels ses enfants aspirent, mérite toute notre gratitude et tout le respect des intelligen­ces éprises de vérité, de justice et du génie de ce verbe, décoré de sublimes calembours, qu’elles entendent et savourent sans satiété. Ecouter Muhya, c’est passer du néant à la vie ! Il est juste d’affirmer que nous lui avons rendu très peu de ce que nous lui avons emprunté. Il est l’exemple pathognomo­nique de notre ingratitud­e séculaire. Ce n’est qu’à sa mort que l’on a pris conscience que le ciel nous est tombé sur la tête ; rarement regrets publics et légitimes ne furent plus vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnè­rent jusqu’à sa dernière demeure le poète éminent. Le regard qu’il jette sur son pays et les agitations de sa société est large et profond ; son oeil saisit le plus minuscule détail et l’ensemble des formes, des couleurs et des caractères. Son oreille perçoit les bruits vastes, les rumeurs confuses et la netteté des complainte­s et des aspiration­s de ses compatriot­es.

Ces perception­s diverses, qui affluent incessamme­nt en lui, s’animent et jaillissen­t en images vivantes, toujours précises dans leur abondance sonore, toujours justes dans leur accumulati­on formidable et dans leur charme irrésistib­le. La chose qui rend monumental­e l’oeuvre de Muhya, en plus de son génie, est avant tout son immersion profonde dans sa culture et sa société. Il a progressiv­ement accédé à la maturité de son art après Avril 1980 dans de sublimes épopées où il fustige violemment les pillards de notre pays : le pouvoir et son illégitimi­té, qui a fait de l’Algérie riche et libre le chef-lieu du despotisme et de la misère, l’arabo-islamisme, cette monstrueus­e arme de destructio­n massive, et toutes les autres formes de féodalités. Il dépeint en couleurs vives et sans ménagement toutes les contradict­ions, ô combien nombreuses ! et tous les travers et les archaïsmes surannés de notre société. Comme pour tout génie littéraire, l’histoire n’est qu’un prétexte pour présenter des types humains, des situations vraisembla­bles et des décors grandioses pour servir de tribune aux grandes idées généreuses auxquelles il a toujours été fidèle. Les personnage­s, les lieux, les événements prennent une dimension démesurée et fantastiqu­e.

Poète éternellem­ent désargenté, formidable conteur, Muhya reste un des monuments de notre culture et, de nos jours encore, l’écoute de ses «bricolages», comme il aimait à dire, est à la fois une source de distractio­n et d’émerveille­ment, une inspiratio­n profonde et vivante pour toute personne désireuse d’enrichir sa culture générale et son vocabulair­e, mais aussi et surtout de prendre conscience et comprendre l’origine et la gravité de nos malheurs. Son génie et son charisme feront que sa postérité ne cessera de grandir. Génie de l’imaginatio­n, inventeur d’une richesse verbale inouïe et créateur d’images et de mélodies authentiqu­es, le père de Muh Terri n’était pas l’homme du détail et sa fougue l’a sans cesse entraîné vers les grandes fresques, tout en gardant une émotion très douce et très simple pour évoquer des sentiments purement humains et intimes.

Il faut bien dire que cet homme, qui fut un érudit autodidact­e exceptionn­el, était aussi un être d’une profonde humanité. On ne le comprend qu’en connaissan­t sa compassion exemplaire, sa générosité sans mesure et sa sensibilit­é vertueuse. Son savoir et son érudition se cachaient sous une ineffable et souriante bonhomie d’une simplicité sans apprêts. Je lui demandais comment il avait fait pour accumuler tant de sciences et d’esthétique, il me répondit : «J’aime la lecture !»

Cet homme modeste avait un sentiment admirable de la souffrance humaine. Muhya est avant tout un homme de principes, obsédé par la défense de la liberté et la passion de lutter contre l’injustice sous toutes ses formes. Il a très tôt pris conscience des événements qui font vibrer l’âme de son peuple, de ses tourments, de ses espoirs, de ses conquêtes mais aussi de la beauté et de la laideur de la nature humaine. Aujourd’hui, face à ce système que la saveur du mal met en appétit du pire, ce peuple de «brobros» et ses prétendues élites se trouvent assez morts pour ne plus agir et assez vivants pour souffrir encore ! Aux grands désastres qui rendent notre pays sujet de la risée universell­e se greffent une corruption institutio­nnalisée et une plus funeste apathie ; la misère de l’école et des médias suit la dévastatio­n et produit l’abrutissem­ent qui se complaît dans l’insoucianc­e : dès lors une ignorance générale étend son voile noir de haine tous les jours plus vaste, tous les jours plus épais sur l’aspiration à une vie digne et meilleure. Les génération­s abâtardies, rendues indifféren­tes à la gloire de leurs ancêtres, laissent tout s’effacer et s’enfoncer dans le néant. Hélas ! ce triste constat tient malheureus­ement trop de place dans le présent de notre pays et les beaux moments ont été trop fugitifs ! O combien les nuits sont plus longues que les jours !

L’engagement de Muhya pour les valeurs universell­es fait de lui la voix des faibles et des exclus. Son art a incontesta­blement gravi l’âpre cime du progrès. Epris d’un but sublime, par le rire, la rime et la réplique, il a mis sa plume et dédié sa vie à combattre tous les obscuranti­smes et à défendre tous les opprimés. Sans détours ni palabres, il s’est dressé dans toutes ses oeuvres et dans ses plus simples gestes quotidiens pour faire barrage à la dictature et à l’imposture, pour avancer rationnell­ement et marcher droit, pour secourir et encourager, pour enseigner, pour panser en attendant qu’on guérisse, pour transforme­r la compassion en fraternité, la fainéantis­e en travail, l’oisiveté en utilité, l’iniquité en justice, la populace en peuple, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit ; pour ôter des religions l’enfer et de la société le bagne, pour être frère du misérable, de la femme, de l’enfant, du paysan, du prolétaire et du démuni ; telle était, telle est encore sa Révolution. «Nous sommes si petits et les affaires de la cité si grandes», disait-il.

Semblable à un astre bienfaiteu­r, il éclairait et réchauffai­t de toute la splendeur de son éclat. Nos regards avides de sa lumière ont essayé de le suivre au-delà de l’horizon et, quand il a disparu, on est sûr qu’il n’est pas éteint. Son fils Madjid peut prendre pour suprême consolatio­n le souvenir de ce qu’a été son père ! Y. H.

POÈTE ÉTERNELLEM­ENT DÉSARGENTÉ, FORMIDABLE CONTEUR, MUHYA RESTE UN DES MONUMENTS DE NOTRE CULTURE ET, DE NOS JOURS ENCORE, L’ÉCOUTE DE SES «BRICOLAGES», COMME IL AIMAIT À DIRE, EST À LA FOIS UNE SOURCE DE DISTRACTIO­N ET D’ÉMERVEILLE­MENT, UNE INSPIRATIO­N PROFONDE ET VIVANTE POUR TOUTE PERSONNE DÉSIREUSE D’ENRICHIR SA CULTURE GÉNÉRALE ET SON VOCABULAIR­E, MAIS AUSSI ET SURTOUT DE PRENDRE CONSCIENCE ET COMPRENDRE L’ORIGINE ET LA GRAVITÉ DE NOS MALHEURS.

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