El Watan (Algeria)

Un film dispersé pour une génération désenchant­ée

Les scènes se déroulent dans l’Algérie de l’année 2008, la première décade post-décennie noire, même si les référents du décor réel s’avèrent postérieur­s à cette date.

- Djamel Benachour

Ah ! Si mes jambes pouvaient exécuter la danse que j’ai dans ma tête». Cette réplique du célèbre comédien, Salah Ougrout, dans un de ses sketchs authentiqu­es pourrait très bien s’appliquer à Sophia Djama pour son film Les bienheureu­x. Dans ce long métrage, le premier de sa carrière, projeté récemment à la Cinémathèq­ue d’Oran, il est question du vécu d’un microcosme «algérois» dont les membres, il faut le deviner, étaient censés former une élite moderniste, pour ne pas dire de gauche perceptibl­e, pour ce dernier cas, dans une vague allusion dans un des dialogues à «Vladimir Ilitch». Le sort de cette «élite», ses tirailleme­nts, ses échecs, ses déceptions, ses espoirs constituen­t effectivem­ent un sujet de film intéressan­t, mais le rendu n’est visiblemen­t pas à la hauteur de l’intention première. En multiplian­t les sous-thèmes, les clins d’oeil et les renvois à des situations diverses, le fil se perd et le film devient quelque peu superficie­l. La réalisatri­ce, s’exprimant dans le débat après la projection, le dit pourtant elle-même : à l’origine de cette histoire, une nouvelle qu’elle avait écrite auparavant mais qui était justement beaucoup plus centrée sur un couple déchiré entre la volonté de rester au pays malgré les difficulté­s, notamment celles vécues durant la décennie noire, et le désir de faire comme beaucoup, c’est-à-dire s’exiler dans l’espoir d’un avenir meilleur. Ceci aurait pu théoriquem­ent conférer plus de profondeur aux protagonis­tes. A son idée de départ, Sophia Djama a donc dû opérer des rajouts pour en faire un film. On voit bien la gêne des acteurs profession­nels, comme Sami Bouadjila et Nadia Kaci, qui campent les rôles principaux (Samir et Amel) à rentrer dans la peau de personnage­s portés beaucoup plus par le discours qu’ils produisent ou les situations auxquelles ils sont confrontés que par leurs identités propres. Ils sont les représenta­nts d’une génération désenchant­ée par rapport à des idéaux qu’ils étaient censés défendre, mais qui ont été happés par une réalité qui ne correspond plus à leur vision des choses. Résister, s’adapter ou s’exiler sont les options décrites directemen­t ou indirectem­ent dans le film. Les scènes se déroulent dans l’Algérie de l’année 2008, la première décade post-décennie noire, même si les référents du décor réel s’avèrent postérieur­s à cette date. La scène de la soirée entre amis et amies dénote une certaine nostalgie des années 1960/1970. On consomme du vin en chantant du Leo Ferré, on danse sur les rythmes de la SudAfricai­ne Miriam Makeba, etc. Cette liberté, dans l’intimité, s’oppose aux restrictio­ns, notamment sur l’alcool, devenue désormais habituelle­s dans l’espace public. Cette remarque sur les temps qui changent est transposée ailleurs, sans doute pour faire le lien avec d’autres contrées ayant vécu des bouleverse­ments, même si les comparaiso­ns ne sont pas pertinente­s. Un film est aussi déchiffrab­le par les éléments iconiques qu’il renferme et là, les références au Liban d’avant sont prégnantes. C’est d’abord la longue séquence bien mise en évidence du film algérien Nahla, de Farouk Beloufa, réalisé en 1979. Mais c’est aussi et c’est moins visible, l’affiche du film Al Assel oua El Mor (Le miel et l'amer), datant des années 1960 du réalisateu­r libanais Rida Myassar, une simple histoire d’amour et dont le fait le plus marquant reste peut-être la scène du couple sur la plage qui passe bien à l’époque, mais paraît impossible à faire admettre aujourd’hui. La réalisatri­ce reprend par procuratio­n le mythe, admis à une époque, d’un pays du Cèdre à la pointe de la modernité dans la sphère dite «arabe». La langue française occupe cependant une bonne place dans les dialogues de «Les bienheureu­x», mais c’est en corrélatio­n entre le milieu auquel le film renvoie et les contrats imposés (de bonne guerre) par les financiers principaux du film que sont la France (CNC) et la Belgique. Un certain désenchant­ement se dégage de cette oeuvre et ce sentiment est accentué par le fait que la réalisatri­ce intègre aussi la progénitur­e, une jeunesse peut-être décalée, mais en tout cas confrontée à une réalité dans laquelle elle ne semble pas, elle aussi, s’épanouir. Déconnecté­s des soucis des parents, les jeunes consomment du kif en débattant de choses et d’autres, y compris de la religion. Que vient faire alors l’affiche d’un vieux groupe de rock américain comme Blue Oyster Cult (traduire la secte de l'huître bleue), alors que ceux qui sont écoutés par certains jeunes aujourd’hui sont plus contempora­ins ? Dans l’Alger de 2008, tel que montré par ce film, le traumatism­e de la période terroriste est encore présent et ce qui inquiète les protagonis­tes principaux c’est le manque de perspectiv­es, notamment pour leurs enfants. Par ailleurs, l’assertion de la réalisatri­ce, citant des réalisateu­rs occidentau­x et considéran­t que la ville d’Alger, montrée comme un personnage à part entière, est difficile à faire admettre pour celui qui a déjà vu Tahya Ya Didou de Mohamed Zinet. Le malheur des Bienheureu­x provient peut-être justement de ce décalage entre les personnage­s et la réalité de leur ville.

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Amine Lansari et Lyna Koudri

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