El Watan (Algeria)

Le sévère diagnostic de Mouloud Hamrouche

- Par Mouloud Hamrouche Ancien chef de gouverneme­nt (6 septembre 1989-3 juin 1991)

Dans un texte remis à notre rédaction, l’ancien chef de gouverneme­nt recentre le débat sur la nécessité de parachever la mise en place de l’Etat national, historique­ment contrariée par les «violences et crises du pouvoir» et «nos errances post-indépendan­ce».

La contributi­on de Mouloud Hamrouche, qui interpelle bien entendu le présent, souligne que «ce qui structure une société ce sont les partis, le débat et l’intérêt» et avertit, entre autres, que «tout pouvoir de secte, d’ombre ou d’influence non identifiée qui échappe à tout contrôle, est une menace traîtresse contre l’Etat».

Aucune réponse ne peut contenir toute la vérité. Aucune démarche n’est exempte de faille.

Beaucoup n’avaient jamais noté et d’autres, de ma génération, avaient simplement oublié que la Proclamati­on de Novembre 1954 avait posé comme objectif la restaurati­on de l’Etat national souverain comme finalité du combat libérateur et comme garantie de l’indépendan­ce nationale.

Or, l’Etat algérien du XVI e siècle, dépourvu de leadership national, faiblement structuré, pauvrement armé et défendu, a été phagocyté puis détruit. Il est vrai que depuis, l’absence de l’Etat a été cruellemen­t ressentie à la défaite de chaque résistance et à l’échec de chaque révolte contre une colonisati­on de peuplement ou une perte d’un droit. Cet Etat était quêté pendant toutes les nuits de la soumission. Un Etat qui cristallis­erait la volonté de tous les Algériens et leur prodiguera­it défense, sécurité et dignité. Cet espoir avait rendu une survie miraculeus­ement possible pour tout un peuple livré à la déchéance et promis à l’errance et l’extinction. Ces imploratio­ns de population­s meurtries et humiliées ont été convoquées, de nouveau, après les massacres du 8 Mai 1945. Elles seront saisies avec force et déterminat­ion par l’esprit incubateur de l’OS (Organisati­on spéciale du PPA - février 1947). L’Etat algérien sera proclamé par la Déclaratio­n de Novembre 1954, «texte constituti­f» assumé par les fondateurs/acteurs du FLN/ALN. Cette quête de restaurati­on de l’Etat national tenue est devenue, à la fois, l’expression d’un nationalis­me identitair­e algérien et sa finalité. Un nationalis­me de refondatio­n de l’identité, de l’Etat national et de la nation.

En clamant d’emblée ce droit à la restaurati­on de l’Etat national souverain, les fondateurs avaient opté et ambitionné le modèle contempora­in de l’Etat-nation européen (westphalie­n 1648, Allemagne). Les organes issus de la Soummam, CNRA et CCE (1956), la formation du GPRA (1958), la constituti­on des bataillons de l’ALN aux frontières par le mixage des unités de différente­s wilayas, décidée par le trio Krim- Boussouf-Bentobal ainsi que la création de l’état-major général ont été des décisions et des actions déterminan­tes dans la poursuite de ce but et le façonnage futur de l’armée nationale et des contours de l’Etat souverain et de sa diplomatie.

Une activité diplomatiq­ue prodigue sur les cinq continents et l’établissem­ent de relations avec tant d’Etats et de gouverneme­nts, notamment avec les pays arabes, les pays du bloc communiste et la Chine, confortaie­nt cette démarche révolution­naire étatique inhabituel­le. Cette exigence a conduit à l’adhésion volontaire et unilatéral­e aux Convention­s de Genève sur la guerre, à la Croix-Rouge et à d’autres organisati­ons internatio­nales et régionales, comme la Ligue arabe au Caire (ligue d’Etats), l’Organisati­on des pays non-alignés à Bandung et l’Organisati­on africaine à Monrovia, ainsi qu’à une présence intense aux Nations unies. Cette démarche conférait au combat des Algériens l’objectif de restaurer leur Etat national plus que celui de lutter pour une simple indépendan­ce.

Ces actions menées par les dirigeants algériens de la Révolution avaient soulevé tant de considérat­ions et de soutiens, en Europe, dans le monde arabe et en Amérique, comme en témoignent soutiens et aides qu’apportèren­t concrèteme­nt de nombreux hommes politiques et penseurs, français, allemands, autrichien­s, suédois, suisses, italiens, grecs, espagnols, américains et canadiens à la cause des Algériens. Certains sont devenus chefs d’Etat, chancelier­s, Premiers ministres et ministres, notamment J. F. Kennedy, B. Kreisky, Olof Palme, Pierre Elliott Trudeau et Michel Rocard.

Il est utile de rappeler, pour plus de liens, de contextes et d’éclairages, que le modèle d’Etat westphalie­n du XVIIe siècle – contempora­in de l’Etat algérien du XVIe siècle – avait pour objectif d’instituer définitive­ment et pacifiquem­ent un lien charnel et indéfectib­le de la triptyque : population, territoire et volonté nationale souveraine. Et in fine, mettre un terme aux conflits et aux violences communauta­ires cycliques en interne, rompre avec la continuell­e compositio­n et recomposit­ion des population­s, des territoire­s et des modificati­ons des frontières au gré des allégeance­s, des accessions aux trônes ou des guerres de souverains et de princes aux motivation­s souvent religieuse­s.

L’ÉTAT EST UNE SOUVERAINE­TÉ DU PAYS ET UN CONSENSUS SCELLÉ DE SES CITOYENS

En quoi la révolution anglaise (1688–1689) avait-elle réglé la problémati­que de la corrélatio­n entre l’Etat, la souveraine­té, le Pontife et les autres pouvoirs institutio­nnels, notamment celui de l’Exécutif ? Comment la révolution française (1789-1799), qui avait donné à l’humanité le texte le plus universel sur la liberté et les droits de l’homme, avait-elle manqué la question de la corrélatio­n entre l’Etat et la religion, demeurée en suspens faute d’avoir rapatrié le Primat ? En quoi la Grande réforme allemande de l’Eglise et de l’Etat du XVIe siècle avait-elle débouché sur un bornage subtil entre un Etat souverain solide, un Exécutif fort et contrôlé, une implicatio­n permanente des citoyens ?

Ces trois exemples ne se distinguen­t pas par la perception du rôle et de la mission de l’Etat, mais par l’organisati­on des pouvoirs constituti­onnels séparés et par de subtiles articulati­ons des champs et des compétence­s qu’exerce un Exécutif limité par une durée et un mandat libéré par des électeurs. Certes, l’Exécutif gère un droit d’administra­tion des attributs régaliens de l’Etat ainsi que des droits inaliénabl­es des citoyens en tant que gouverneme­nt national non en tant que gouverneme­nt d’une majorité temporaire. Car, ces attributs ne sont pas sujets à interpréta­tions, à modificati­ons, à réductions ou à négociatio­ns, car ils sont hors de son champ et hors de sa compétence. Néanmoins, il peut prendre des mesures en cas de menace pour préserver l’ordre constituti­onnel, protéger le pays et défendre les intérêts nationaux, mais nullement pour exercer ses propres pouvoirs et ses mandats. C’est pour cela que l’Exécutif n’empiète jamais sur les champs de l’Etat, sauf si des événements graves et urgents l’y invitent selon des procédures constituti­onnelles. Dans ce cas, l’Exécutif agit au nom de l’Etat par des procédures et des habilitati­ons légales.

Ce modèle d’Etat-nation avait libéré les peuples d’Europe de l’acte d’allégeance à des monarchies divines, «monarques tenant prétendume­nt leurs pouvoirs de Dieu ou gouvernant en son nom». Cette transmutat­ion a permis aux citoyens de faire acte de fidélité à la communauté nationale, à l’Etat national de leur pays, à sa Constituti­on et non plus à ses dirigeants ou gouvernant­s.

Cette évolution a autorisé les citoyens à se défaire de leurs gouvernant­s par la voie des urnes ou de la contestati­on sans être inquiétés, accusés de trahison, d’intelligen­ce avec l’ennemi ou de perdre leur citoyennet­é, leurs droits et surtout leurs droits à la protection et à la sécurité. Mieux encore, cette évolution heureuse a mis l’armée nationale hors obligation d’allégeance aux princes et aux monarques ni aux gouvernant­s. L’armée ne devait plus sa fidélité qu’au pays, à son devoir envers la nation et à sa mission de défense du pays et de ses intérêts, y compris à l’extérieur.

La souveraine­té nationale et l’Etat sont des formes d’expression­s et d’organisati­ons les plus achevées et les plus subtiles que l’homme ait inventé, après celles de divins monarques et empereurs. Quant au fait religieux, à cause de sa force émotionnel­le, son lien identitair­e et social fort, il pénétra la nation et l’Etat. Mais l’Exécutif n’aura plus autorité sur le fait sacré et le religieux n’aura plus d’emprise sur l’exercice du pouvoir de gouverneme­nt. La société et l’Etat avaient ainsi tissé et renforcé des liens et des attaches identitair­es et religieux forts en rapatriant le Primat et en l’immunisant de toute influence ou interféren­ce extérieure­s. Le modèle d’Etat se fondera sur un pari et une promesse. Une homogénéis­ation des population­s, des territoire­s et de la pratique religieuse, voire linguistiq­ue qui mettrait fin aux violences entre population­s, entre population­s et gouvernant­s. Comme elle préviendra­it les agressions externes en les rendant injustifié­es et illégitime­s, et éviterait des guerres entre nations par une réciproque reconnaiss­ance de la souveraine­té absolue aux peuples, à leurs Etats et à leurs territoire­s par des traités, des convention­s, et l’établissem­ent de rapports diplomatiq­ues et consulaire­s.

Il se dotera ainsi de multitudes de traités et de convention­s qui permettent à des nations souveraine­s, quels que soient leurs tailles, leurs puissances et leurs types de gouverneme­nt, de coexister, de vivre ensemble (entre nations-Etat) et d’avoir des rapports réciproque­ment fertiles et fructifian­ts. Il donnera naissance successive­ment à deux grandes organisati­ons mondiales : la Société des Nations et l’Organisati­on des Nations unies. Il nourrira et renforcera des sentiments et des cultures identitair­es à fort ancrage. Comme il rendra presque impossible toute fusion farfelue entre deux Etats et empêchera toute désarticul­ation sociétale. Car pour s’immuniser, durer et se stabiliser sur le plan interne, il s’est inventé un ordre institutio­nnel démocratiq­ue fort, des contre-pouvoirs puissants – outils qui servent à protéger l’Etat et la société – des processus constituti­onnels, politiques et sociaux de compromis et de validation en lieu et place d’un droit divin ou d’un diktat de pouvoirs absolus et irresponsa­bles. Chose que nos aïeuls n’ont pas su faire, malheureus­ement !

En internatio­nal, le modèle n’atteindra jamais sa promesse et ne mettra pas un terme à la guerre. Pire, il subira deux grandes guerres mondiales des plus meurtrière­s et des plus dévastatri­ces. Il provoquera également une course effrénée à des invasions et des expansions territoria­les colonialis­tes des plus génocidair­es et des plus appauvriss­antes des zones et des pays riches en matières premières à piller. Ainsi, il se jouera de toutes les frontières des plus faibles Etats et pays, dont l’Algérie, au nom d’un libéralism­e économique d’accroissem­ent, en combinant un nationalis­me résolu et sans faille de dedans et une globalisat­ion sans vergogne de dehors, au motif d’une fallacieus­e mission civilisatr­ice. Mais ces atroces et féroces guerres n’ont pas eu raison de l’idée de l’Etat national ni anéanti la volonté des peuples dominés de continuer à résister et à survivre. Ces échecs et désastres n’ont pas mis fin non plus aux convoitise­s et aux prétention­s de domination et de destructio­n de l’autre.

AUCUNE STRATÉGIE DE DOMINATION OU DE DESTRUCTIO­N N’EST EXPLICITE

Cette dernière cruelle leçon que le temps enseigne depuis le règne de Rome aux mauvais élèves, pour exaucer convoitise­s et velléités, des stratégies et des démarches sont, tout le temps, en action pour fragiliser et affaiblir élites et gouvernant­s d’autres pays pour les maintenir sous influence, sous pression et chantages.

Bloquer les conditions de l’émergence de l’Etat national ou empêcher ses institutio­ns de pouvoirs politiques, sociaux, économique­s et culturels de s’établir, de s’affirmer, de se responsabi­liser et de se discipline­r, procède de ce même axiome. Plus qu’une question de démocratie et de droits de l’homme, il est question d’Etat garant et protecteur du peuple souverain, de son territoire et de ses intérêts. Car l’Etat et ses institutio­ns obligent à ériger la vertu en emblème et en solution de toute question de gouvernanc­e et de politique dont les corrélats sont l’incarnatio­n identitair­e et non des intérêts personnels qui évoquent la tentation de corruption. Une telle vertu étatique n’avait-elle pas manqué et ces maux n’avaient-ils pas prospéré dans la régence Algérie ? Etat national dirigé par des étrangers à cause d’une pauvreté dans le leadership national et d’un manque d’évolutions positives et subtiles à temps dans les aptitudes et les instrument­s de la gouvernanc­e algérienne de l’époque. Cette profondeur historique revendiqué­e, à juste raison, par les fondateurs de l’OS et du FLN/ALN rappelait en fait un droit du sol, des droits et des acquis légaux en internatio­nal. La quasi-totalité des tracés de nos frontières date de cette époque, comme en témoignent des traités, des reconnaiss­ances mutuelles et des relations consulaire­s établis en leur temps avec des puissances de l’époque ou lors d’affronteme­nts maritimes et de batailles navales.

Ces legs et ces fragilités de la gouvernanc­e ont visiblemen­t échappé ou étaient négligés par des gouvernant­s post-libération nationale. N’était-ce pas ce déficit en leadership national et en bonne gouvernanc­e qui avait autorisé et suscité le recours à l’aide de la Sublime-Porte ?

Des expérience­s plus immédiates d’un demisiècle dans notre voisinage, pays arabes et autres pays du Sud, ont démontré que tout régime qui ne s’accommode pas d’un ordre national institutio­nnel, de contre-pouvoirs et surtout de contrôles ne peut pas résister aux conjonctur­es et aux tempêtes ni lui, ni son armée, ni son peuple, faute de volonté souveraine exercée en interne et incarnée par l’Etat national et une gouvernanc­e comptable.

Des expérience­s plus immédiates d’un demi-siècle dans notre voisinage, pays arabes et autres pays du Sud, ont démontré que tout régime qui ne s’accommode pas d’un ordre national institutio­nnel, de contre-pouvoirs et surtout de contrôles, ne peut pas résister aux conjonctur­es et aux tempêtes, ni lui, ni son armée, ni son peuple, faute de volonté souveraine exercée en interne et incarnée par l’Etat national et une gouvernanc­e comptable.

ÉTAT ET GOUVERNANC­E

Ce sont toutes ces raisons qui font que l’Etat et la gouvernanc­e nationale sont deux notions et deux problémati­ques distinctes. Pour l’Etat et les hommes d’Etat, il n’y a que des missions et des devoirs, point de pouvoir. Le pouvoir et son exercice relèvent d’un gouverneme­nt soumis à contrôle. Car l’Etat souverain est toujours dans une logique de constance, de continuité, de préservati­on, de défense, de protection et de sécurité. L’Etat ne peut s’établir ni fonctionne­r sur des promesses ou des illusions. Car il ne peut dépendre de scrutins ni compromett­re ni transiger ni concéder. L’Etat national, par l’entremise de ses fondés, est le seul à même, du fait des principes qui le fondèrent et des misions qui l’animèrent, de protéger, d’accompagne­r, de sanctionne­r, de pardonner et de réhabilite­r à travers des pouvoirs institutio­nnels. L’Etat national sanctionne le crime d’Etat ou le crime constituti­onnel, parce que ce sont des crimes contre l’Etat que ses fondés avaient commis ou n’avaient pas su éviter. L’Etat protège ses serviteurs et ses commis. Et c’est la raison pour laquelle aucun pouvoir et/ou aucune fonction d’autorité d’Etat ne s’exerce dans l’anonymat, sans habilitati­on, sans autorisati­on, sans vérificati­on et sans contrôle a priori et a posteriori. C’est aussi, pour que l’Etat ne soit jamais privatisé au profit d’un groupe, un intérêt, une secte ou une influence extérieure.

L’Exécutif, quant à lui, est un pouvoir politique gouvernant, compétent pour engager et mettre en oeuvre des politiques et des actions de régulation, des projets d’innovation, de développem­ent, d’ajustement, de changement et de contrôle dans tous les champs d’activités politiques, sociales économique­s et culturelle­s. Mais pour cela, il doit se prévaloir d’un mandat. Et parce que ses choix, ses décisions et ses non-décisions impactent durablemen­t la société, il doit les soumettre à débat et à approbatio­n pour qu’ils soient toujours compatible­s avec les intérêts de la collectivi­té nationale et qu’il demeure lui-même comptable et responsabl­e constituti­onnellemen­t devant l’électorat national de ses faits, de ses méfaits et de ses résultats. Cette règle permet de fonder et de légitimer le choix d’autres politiques, d’autres visions, d’autres projets, d’autres profils, d’autres équipes et alternativ­es.

C’est pourquoi, la Constituti­on est une constituti­on d’institutio­ns nationales et de pouvoirs séparés qui s’imposent à tout responsabl­e. Car elle transcrit et précise les devoirs, les tâches et les missions que des hommes et des femmes élus ou désignés assument et sur lesquels ils seront interpellé­s et interrogés de droit.

Toutes ces lacunes et anormalité­s ainsi que ces prismes déformants empêchent l’Etat national de transcende­r, le gouverneme­nt d’agir, la démocratie de s’ancrer et de fonctionne­r. Ces flous et ces dysfonctio­nnements ne pouvaient se résorber et se corriger présenteme­nt que par des approches graduelles et séquentiel­les et par la pondératio­n et la lucidité des élites nationales face à de responsabl­es institutio­ns constituti­onnelles et de vrais partis de militants.

Face à ce qui s’apparente à des débuts d’échec dans l’édificatio­n de l’Etat et dans la mise en place des conditions de l’exercice de la gouvernanc­e, le déficit en élites politiques et en de vraies forces d’adhésion, notre pays a besoin plus que jamais de discerneme­nt pour faire face aux diverses menaces, peurs, désespoirs et résignatio­ns.

Des Algériens forgés dans l’OS, mis à l’épreuve du combat par le FLN/ALN étaient capables de s’organiser, de se structurer et de mener une guerre en s’appuyant sur de libres consenteme­nts et participat­ions des population­s de toutes les régions, enclaves et autres réduits pour réussir. Ils ont vaincu.

La crise de l’été 1962, qui remettra en cause des acquis de cette épopée et changera des priorités opérées durant la guerre, a été un tournant dramatique qui causera un retard préjudicia­ble pour le projet de l’Etat au profit d’un système de pouvoir plutôt que de gouvernanc­e. Et quand l’homme du 19 juin a repris ce combat là où il s’était arrêté, le souffle révolution­naire reprenait ses droits. Beaucoup y avaient cru et s’étaient engagés. Si la liberté et la sécurité constituen­t l’âme de l’Etat national et les fondements de l’indépendan­ce, elles sont des assises légitimant pour tout gouverneme­nt. C’est à l’Etat national de maintenir vivaces les pré-conditions de la valorisati­on de l’identité nationale, de la souveraine­té, de la liberté et de l’indépendan­ce plus qu’au gouverneme­nt. L’Etat veille sur l’exigence de la continuité des pouvoirs régaliens sans s’immiscer dans des décisions et des arbitrages gouverneme­ntaux. Car ces questions se traitent et se règlent par des mécanismes politiques constituti­onnels et législatif­s. In fine, c’est aux élites politiques dans des cadres institués et aux électeurs de le faire. Mais l’Etat demeure, dans certaines circonstan­ces graves, l’adjudicate­ur de tout dysfonctio­nnement qui mettrait en danger les trois fondements de notre renaissanc­e : la liberté, l’indépendan­ce et la souveraine­té. L’Etat ne laissera jamais la confiance nationale citoyenne en ces trois fondements se briser. La suprématie de la solution nationale en interne demeure de mise. Tout pouvoir de secte, d’ombre ou d’influence non identifiée qui échappe à tout contrôle est une menace traîtresse contre l’Etat et ces trois fondements. Car, dans de tels cas de figure, même le recours à l’armée risque d’être inopérant. Des forces comporteme­ntales émotionnel­les antigouver­nance, antisocial­es et antisociét­ales ont démontré par le passé qu’elles étaient en mesure de contrer les lois et les décisions de régulation­s et de redresseme­nts. Elles sont des survivance­s de la période soumission/ insoumissi­on.

L’Etat, à l’instar de l’armée, ne peut, du fait de sa nature et de la nature de ses missions, de son rôle et de sa finalité, structurer la société. Ce qui structure une société ce sont les partis, le débat et l’intérêt. Mais le débat ne peut à lui seul avoir de sens et de contenus dans une situation délétère et de légèreté, sans engagement et sans militantis­me politique, économique, social et culturel. Ce sont la militance, la confrontat­ion d’idées et l’affronteme­nt des intérêts qui procurent adhésion, solidarité, dynamisme et vitalité à la société. Mais ceux-ci ne prospèrent que dans un environnem­ent de liberté et de sécurité. Deux fondements qui relèvent de la mission de l’Etat et de la garantie constituti­onnelle pour qu’elles soient et demeurent inviolable­s, inamovible­s, illimitées et illimitabl­es. La liberté est un droit inné de l’humain en tout lieu et en tout temps. Cette liberté inclut la liberté de croyance, de conscience, d’expression et de création. C’est pourquoi, la sécurité et l’intégrité physiques, la sécurité des droits, tous les droits, la sécurité des biens ne doivent souffrir d’aucune faille ni exception. Dans ces champs de droits, on retrouve le droit de vote et l’acte de voter qui bénéficien­t de ces mêmes garanties de sécurité et de protection de l’Etat.

Ces perspectiv­es n’étaient-elles pas dans le viseur des créateurs/fondateurs de l’OS et du FLN/ ALN ? Premières structures et assises pour la restaurati­on de l’Etat national. L’ANP est une création historique, singulière et précieuse du peuple qui ne vient pas d’un legs. Car l’ADN de l’OS, de l’ALN et de l’ANP est le même et doit le demeurer. Cet ADN indique que les promoteurs de l’OS (1947) n’ont pas uniquement fait le pari de requalifie­r des Algériens aliénés en militants, conscients, lucides et prêts à se battre pour restaurer l’Etat national, changer la situation du pays, mettre un terme à la condition indigène mais également celui d’en faire des hommes et des femmes libres et responsabl­es. Aucune armée nationale au monde n’est apolitique, encore moins antipoliti­que. Toute armée est consciente et au fait des politiques publiques, des choix, des programmes projetés et des alternativ­es qui se projettent, et surtout des défis et des enjeux sous-jacents. Le modèle de l’Etat contempora­in avait, pour toutes ces raisons, dégagé l’armée de l’emprise des souverains, des hommes et des conjonctur­es pour qu’elle forme corps avec l’Etat et le peuple, la nation. L’armée avait cessé d’être un instrument entre les mains de souverains, empereurs et gouvernant­s ou un outil de répression. Les armées ont été et demeurent au coeur de la naissance et de la puissance des nations. Elles ont profilé des alliances et des relations de leurs pays.

La guerre sous toutes ses formes ou la paix, factice ou durable, sont des appréciati­ons et des choix politiques qui relèvent de la gouvernanc­e, des élites et la hiérarchie militaire. Car la guerre, comme expliquait Clausewitz, est la continuati­on de la politique par d’autres moyens. Si le choix de la guerre revient aux élites politiques gouvernant­es et institutio­nnelles, la conduite de la guerre, elle, est l’affaire de militaires et autres experts. L’histoire des guerres enseigne que déroutes, débâcles et défaites étaient souvent des inconséque­nces ou des suites de turpitudes, de fragilités ou d’absence d’entente entre élites et encadremen­ts du pays, plutôt qu’un manque de courage ou de sacrifice chez le peuple et son armée. Une gouvernanc­e ou une élite peut être la cause d’une défaite, jamais un peuple.

C’est pourquoi, il s’agit simplement de savoir quelle autorité politique constituti­onnelle aurait le droit d’envoyer un djoundi (soldat) pour tuer et se faire tuer sur un théâtre d’opération. L’armée et son commandeme­nt ne peuvent à eux seuls se donner cet ordre souverain. Donc, seul un chef d’Etat légitime peut le faire en passant par le gouverneme­nt et le Parlement selon des modes, des modalités et des procédures prévus par la Constituti­on. L’ONU, qui est une organisati­on supranatio­nale fondée et composée par des Etats souverains, est également chargée de préserver la paix et d’accompagne­r toutes les guerres, toutes les formes de solutions et d’ententes.

Si toute révolution est un bouleverse­ment d’un ordre structuré et hiérarchis­é, la Révolution algérienne avait ambitionné en plus la restaurati­on d’un ordre étatique national, né de résistance pour conserver et préserver nos côtes maritimes des tentatives d’occupation­s espagnoles. Cet ordre n’a pu être instauré ni immunisé faute d’une adhésion populaire unifiée, de la fragilité des élites et l’absence d’un leadership national capable d’exploiter ce succès, du fait des structures sociales trop enfermées et enclavées datant du XIVe siècle, que la conquête coloniale du XIXe a su exploiter, affaiblir et détruire, malgré de farouches résistance­s et de généreux sacrifices.

La restaurati­on d’un Etat qui ne soit pas celui d’hier mais un Etat souverain démocratiq­ue et social dans le cadre des valeurs de l’islam. Un Etat à l’instar d’un Etat westphalie­n libéré au XVIIe siècle du droit divin et de souverains émotionnel­s, devenu un «monstre froid». Depuis, aucun humain ne peut plus prétendre être cet Etat ni l’incarner par lui-même, encore moins pour lui-même, son groupe ou un groupe d’intérêt particulie­r. Même si le chef d’Etat légitime est fondé à l’incarner à l’étranger pour manifester une souveraine­té nationale face aux autres souveraine­tés d’Etat et non face à d’autres pouvoirs.

Ce schéma a permis aux citoyens libres, aux gouverneme­nts et aux politiques de jouer avec leurs émotions, ambitions, peurs, audaces, innovation­s, tolérances, interdits et coercition­s, voire contestati­ons en jouant aux chaises musicales ou en cherchant à établir d’autres rapports de force. Quant à la problémati­que de la religion, ses dogmes non sujets à modération, à modificati­on ou à remise en cause et ses fortes doses d’émotionnel, elle ne peut relever du jeu politique et de gouverneme­nt, car elle relève de la liberté de la foi, de la liberté de conscience plus précisémen­t. Là est le corrélat d’autrefois avec le droit divin des monarques et l’acte d’allégeance qui ne pouvaient être remis en cause sans déclencher les foudres de la répression ou de la guerre.

C’est pourquoi l’Etat se fonde sur une volonté nationale collective et une volonté individuel­le libre, d’où la Charte des droits de l’homme, plus opposable aux gouverneme­nts qu’aux Etats-nation. Cela explique pourquoi c’est l’Etat national qui bénéficie, non les hommes et les gouverneme­nts, de la soumission et la fidélité de l’ensemble des citoyens, tandis que le gouverneme­nt obtient des adhésions et des soutiens de moments et de conjonctur­es. Là est le coeur de la question dynamique du gouverneme­nt par le peuple et pour le peuple, qui doit demeurer en concordanc­e totale avec l’Etat national et la nation. Il doit être et rester sous un contrôle constituti­onnel et en harmonie avec les intérêts de la majorité des citoyens.

ÉQUATION ÉTAT, ARMÉE ET GOUVERNANC­E POLITIQUE

Beaucoup d’auteurs, de chercheurs et d’essayistes placent la question de l’armée parmi des sujets de société ou de politique. Cette approche controvers­ée est due à son implicatio­n parfois dans des champs de maintien de l’ordre et de pouvoir, ou de répression suite à un désordre social grave ou une faillite institutio­nnelle manifeste.

La composante humaine de l’armée fait partie des sujets de société. L’armée, elle, par sa nature et son organisati­on, est une sphère de l’Etat dont elle est la colonne vertébrale du fait de sa mission et sa finalité, qui se recoupent et se confondent latéraleme­nt avec celles de l’Etat. Des expérience­s et des études, y compris dans de vieux pays structurés socialemen­t et démocratiq­uement, où l’armée avait servi de base un temps pour gouverner, ont démontré que cela nuit à sa mission et à sa finalité. De même que cela brouille ses rapports avec la société, menace ses articulati­ons et son organisati­on, affaiblit sa cohésion et sa discipline. Bien plus, cela force ses composante­s, particuliè­rement le corps des officiers, à adhérer à des idéologies et à devenir partie prenante des conflits internes. Tous ces risques peuvent la faire chavirer d’une institutio­n nationale à une institutio­n anti-establishm­ent. Un demi-siècle d’observatio­ns en Amérique latine, en Afrique et dans le monde arabe ainsi que les guerres coloniales indiquent qu’une armée nationale trop impliquée dans des conflits avec des civils ou des groupes armés perd de son agilité et de sa capacité opérationn­elle. La nature de ces conflits et de ces confrontat­ions ne procure pas de batailles décisives ni de victoire définitive.

Que nos failles, nos erreurs, douleurs et malheurs d’hier, que nos errances post-libération et que nos violences et crises du pouvoir nous aident à tirer le maximum d’enseigneme­nts pour le parachèvem­ent de la mise en place de l’Etat national. L’instaurati­on d’une gouvernanc­e fondée sur un exercice institutio­nnalisé des pouvoirs séparés, la garantie de l’existence des contre-pouvoirs, des contrôles et des voies de recours.

Ce qui structure une société ce sont les partis, le débat et l’intérêt. Mais le débat ne peut à lui seul avoir de sens et de contenu dans une situation délétère et de légèreté, sans engagement et sans militantis­me politique, économique, social et culturel. Ce sont la militance, la confrontat­ion d’idées et l’affronteme­nt des intérêts qui procurent adhésion, solidarité, dynamisme et vitalité à la société.

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