«Le désamour entre l’Algérie et ses élites est profond et malheureusement réciproque»
D’après des estimations concordantes, près de huit millions d’Algériens vivent aujourd’hui un peu partout dans le monde, près de la moitié rien qu’en France. Cette diaspora équivaudrait à la population d’au moins trois à quatre pays d’Afrique réunis. D’après le géographe et sociologue que vous êtes, comment s’expliquent ces départs massifs, alors que l’Algérie se distingue par sa richesse, immense, variée et exceptionnelle ?
Tout d’abord, il convient de relativiser l’importance de la diaspora algérienne à l’étranger, puisqu’il faut probablement diviser les chiffres que vous donnez par plus de deux. En effet, selon les calculs de la démographe française de l’INED, Michèle Tribalat, publiés en 2015 dans la revue Espace Populations, Sociétés, il y avait environ 2,235 millions de personnes de moins de 60 ans d’ascendance algérienne en France en 2011, qui peuvent parfois être issues de couples mixtes franco-algériens, et dans les autres pays du monde, le nombre d’Algériens est limité. Par exemple, le Canada, qui abrite probablement la deuxième plus importante communauté à l’étranger, ne comptait qu’une centaine de milliers d’Algériens en 2016, un chiffre en augmentation, cependant. Il s’ensuit que si le volume de la diaspora algérienne à l’étranger dépasse, de manière quasi certaine, les 3 millions de personnes, il est peu probable qu’il atteigne les 4 millions, clandestins inclus. Cela représente donc entre 7 et 9,5% de la population actuelle du pays, un pourcentage plus important qu’en France, où environ 2 millions de Français vivent à l’étranger sur 67,2 millions d’habitants, soit 3% de la population, mais finalement moindre qu’au Maroc (entre 12 et 15%) ou que dans d’autres petits Etats du pourtour méditerranéen, comme l’Albanie, où un bon tiers de la population vit à l’étranger, ou le Liban, où la diaspora est aussi, voire plus, nombreuse que le nombre d’habitants dans le pays ! Concernant les départs, ils sont la conséquence du décalage entre un facteur démographique, une population qui croît fortement depuis des décennies, et un facteur économique, un marché du travail ne créant pas suffisamment d’emplois par rapport au nombre d’actifs du fait de choix économiques hérités de l’indépendance, accordant une place importante au rôle de l’Etat. Ce décalage est à l’origine d’un sous-emploi chronique, en particulier chez les jeunes, qui les incite donc à émigrer vers des pays où les perspectives dans le domaine apparaissent meilleures. Par ailleurs, comme d’autres contrées du continent africain dont l’économie repose sur l’exploitation des hydrocarbures, l’Algérie souffre de la «malédiction de l’or noir», c’est-à-dire que la rente pétro-gazière est source de corruption et de sous-investissement dans les autres domaines d’activité, alors que les revenus sont aléatoires d’une année sur l’autre, étant dépendants de l’évolution des cours des matières premières. Or, pour assurer un quasi-plein emploi à la population, il est nécessaire d’avoir une économie diversifiée, reposant, entre autres, sur l’exportation de biens manufacturés et de services.
Il se dit aussi que 3/4 de notre diaspora se compose de médecins (15 000 rien qu’en France), d’ingénieurs, de banquiers,
de cadres hautement qualif iés, des scientif iques chercheurs, toutes disciplines confondues, de professeurs, d’étudiants et autres intellectuels. Quels pourraient être, selon vous, les outils et les mécanismes à mettre en place pour une plus grande implication de ces élites dans la croissance économique du pays?
A l’heure actuelle, plus que la mise en place d’outils ou de mécanismes, le principal élément pour améliorer la situation relève de la confiance. En effet, si l’investissement de la diaspora est limité, c’est parce qu’elle n’a pas confiance dans sa patrie d’origine, que ce soit sur le plan politique ou économique. Elle considère qu’investir en Algérie est risqué, ne le percevant pas comme un pays d’avenir. Avant toute chose, il conviendrait donc de construire un climat beaucoup plus favorable à l’investissement, qui passe par redonner «envie d’Algérie» aux émigrés. Beaucoup d’Algériens, en particulier parmi les élites, quittent le pays sans aucune réelle perspective de retour, éduquant leurs enfants dans la culture du pays d’accueil. Ils s’inscrivent dans une logique de tirer un trait sur leurs racines, car ils ne se font plus aucune illusion sur un éventuel décollage économique, après plusieurs décennies de maigres performances dans le domaine, considérant que l’Algérie fait partie des perdants de la mondialisation. D’une certaine manière, si l’on a longtemps parlé «d’afropessimisme» en Afrique subsaharienne, «l’algéro-pessimisme» est aussi très ancré dans les mentalités de l’élite algérienne. Une fois la confiance réinstaurée, la diaspora investira mécaniquement beaucoup plus en Algérie.
Les Algériens de l’étranger représentent l’une des plus importantes diasporas d’Afrique. Les transferts d’argent vers le pays, à peine 2 milliards de dollars/an, en moyenne, restent paradoxalement les plus faibles. Quelle lecture en faites-vous ?
Deux lectures de ces chiffres sont possibles. La première est que de nombreux Algériens vivant à l’étranger, et plus particulièrement en France, qui abrite de loin la plus importante communauté, sont très mal insérés dans la société d’accueil, étant souvent au chômage ou exerçant des «petits boulots». Il s’ensuit que leurs maigres revenus ne leur permettent pas d’envoyer beaucoup d’argent à leurs familles restées en Algérie. En effet, les enquêtes sociologiques françaises montrent que, parmi
l’ensemble des communautés immigrées résidant en France, les Algériens sont les plus marginalisés économiquement. La seconde lecture, corrélée avec ce que nous avons dit dans la réponse à la question précédente, est que, pour une part non négligeable de la diaspora, le lien avec l’Algérie est «rompu», soit car ces populations ne souhaitent plus du tout entendre parler du pays d’origine, pour ceux qui l’ont fui pour des raisons politiques et/ ou s’inscrivent dans un processus d’assimilation dans la société d’accueil, soit car elles n’ont pas confiance dans son avenir, considérant que réinvestir une partie de l’argent gagné à l’étranger en Algérie ne sert à rien.
Les expatriations des cerveaux ne cessent de gagner en volume. D’après vous, la responsabilité incomberait-elle en premier aux politiques qui ne savent pas comment susciter leur intérêt et persistent à les marginaliser, voire à les ignorer ?
Il est toujours compliqué d’attribuer une responsabilité à un groupe particulier de personnes concernant un phénomène, non spécifique à l’Algérie, qui est la conséquence de multiples facteurs, conduisant à l’absence de «désir d’Algérie». Si les autorités algériennes ont une part de responsabilité certaine, le régime politique actuel n’ayant pas réussi à instaurer un climat des affaires permettant aux populations les plus diplômées de se réaliser, au-delà, c’est la société entière qui est responsable, puisqu’elle ne permet pas à l’individu de s’épanouir du fait d’un fort conservatisme, qui bride l’innovation. Tout individu s’écartant de la norme a tendance à être marginalisé, or, ce sont souvent ces derniers qui sont les plus innovants. Il s’ensuit que, sans surprise, les Algériens les plus compétents tentent leur chance ailleurs. En effet, tous les pays du monde attractifs pour les cerveaux, le sont car ils procurent à l’individu le cadre adéquat pour réaliser leurs projets.
Plus que persuadés de pouvoir en tirer une forte valeur ajoutée, en utilisant rationnellement et à bon escient leur savoirfaire, les pays d’accueil, en assurant aux élites algériennes les bonnes conditions de vie et de travail, ne chercheraient-ils pas, en quelque sorte, à fragiliser l’Algérie en la vidant de sa matière grise ?
Si l’idée d’un complot visant à vider l’Algérie de sa matière grise est exagérée, par contre, il est évident que les pays développés, quels qu’il soient, du fait d’une démographie déclinante, ont tendance à chercher à attirer les plus brillants éléments des Etats moins développés, qu’ils aient un niveau de revenu intermédiaire, comme l’Algérie, ou qu’ils soient réellement pauvres, comme les pays d’Afrique subsaharienne, dans l’optique de maintenir leur dynamisme économique, d’autant qu’ils n’ont pas eu le besoin de les former. Le Canada en constitue un exemple type, puisque cet Etat accueille préférentiellement les immigrés très diplômés. C’est donc effectivement un problème, puisque l’Algérie, comme les autres pays à niveau de revenu intermédiaire, doit se battre pour conserver sa main-d’oeuvre qualifiée, indispensable pour assurer le bon fonctionnement de son économie. Or, il est très difficile de lutter, les salaires et les conditions de vie proposés dans les pays développés n’étant pas les mêmes, d’autant que beaucoup d’Algériens maîtrisant a minima la langue française, cela facilite grandement leur émigration vers des pays francophones. Si les Algériens ne se précipitent pas dans les pays anglosaxons, c’est principalement car ils sont peu nombreux à maîtriser la langue de Shakespeare.
Le non-retour de cette intelligentsia, qui est perçue par les jeunes universitaires et cadres restés en Algérie comme étant une preuve de stabilité et de réussite sociale, risque-t-il d’exacerber davantage le phénomène de la fuite des cerveaux ?
Effectivement, pour tout jeune Algérien diplômé disposant d’exemples dans son entourage de personnes parties à l’étranger, qui ont réussi dans le pays d’accueil et ne manifestent aucune envie de revenir, cela ne peut donner que l’envie de faire de même. En effet, il faut garder en tête que l’émigration est, en règle générale, le produit d’un double processus : le caractère jugé repoussoir du pays de départ, une situation de l’emploi insatisfaisante et/ou un régime politique autoritaire, et l’aspect attractif du pays d’accueil, un niveau de vie élevé et un régime démocratique permettant à l’individu de se réaliser. Le non-retour de l’intelligentsia algérienne émigrée constitue donc un mauvais signe envoyé aux jeunes diplômés.
L’ on s’accorde à penser que le pouvoir algérien a de tout temps été méfiant à l’égard des élites en exil et appréhende donc leur retour, tandis que chez nos voisins immédiats et dans tant d’autres pays du continent, l’on cherche à tout prix à rapatrier les leurs?
Les élites expatriées étant, en règle générale, très critiques vis-à-vis du régime en place, ce dernier ne voit guère d’un bon oeil un rapatriement massif, qui pourrait conduire certains émigrés sur le retour à proposer un changement de régime pour remédier à l’inertie ambiante. Par exemple, si l’on compare au pays voisin, le Maroc, qui souffre de gros problèmes, l’élite de la diaspora est, en règle générale, très proche du roi, souhaitant contribuer au dynamisme économique de sa patrie d’origine, alors qu’en Algérie, les liens de la diaspora avec le régime en place sont beaucoup plus distendus, voire conflictuels. Le désamour entre l’Algérie et ses élites est profond et malheureusement réciproque...