«Il faut d’abord savoir exploiter à bon escient les compétences existantes»
La question de la fuite des cerveaux algériens continue de susciter d’intenses débats. Les chiffres effrayants avancés ici et ailleurs autour des compétences déjà expatriées, ou qui projettent de le faire, témoignent de l’ampleur du phénomène. Est-ce à comprendre que nos élites ne trouvent plus leur vraie place et leur vrai rôle en Algérie ?
Tout d’abord il faut distinguer entre la diaspora algérienne, qui représente notre communauté déjà établie à l’étranger dans tous les pays du monde à différentes périodes historiques depuis les années 60 du siècle dernier, et le mouvement migratoire massif des dernières années, favorisé par le contexte de mondialisation et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui tend à accélérer les dynamiques migratoires. Cependant, la disposition naturelle des hommes à migrer vers des territoires abondant en ressources est sans nul doute considérée dans le circuit économique comme un phénomène traditionnel. La mobilité du travail répond à la mondialisation avec la même intensité que la mobilité des biens et la migration internationale du capital humain résulte de la confluence de facteurs de répulsion qui poussent les individus hors de leur pays d’origine et de facteurs les attirant vers les pays d’accueil. Les pays du Nord sont autant concernés, dans une moindre mesure, que les pays du Sud.
Les migrations sont généralement ordonnées par l’existence de facteurs économiques, sociaux, politiques ou encore psycho-sociaux. Loin d’être une exception notable, le mouvement migratoire de la diaspora algérienne s’inscrit dans ce contexte. Indépendamment des diverses justifications annoncées par les prétendants à l’émigration, une caractéristique commune les unit : une tendance forte au départ pour changer de statut social individuel ou du groupe social d’appartenance (notamment la famille). Mais la forte tendance actuelle des Algériens, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, de rejoindre l’autre rive, peut s’expliquer par le sentiment ambiant de malvivre, malgré tous les moyens disponibles pour certains et les opportunités d’affaires offertes pour les autres. La catégorie estudiantine du tertiaire n’est pas en reste, elle n’ entrevoit aucune perspective d’avenir porteuse d’espoir pour une vie meilleure en Algérie, compte tenu du taux de chômage assez élevé des diplômés ou de l’emploi précaire, avec des contrats de travail qui s’étendent sur des dizaines d’années, sans pouvoir les permaniser, dont bénéficient ceux qui ont eu la chance d’y accéder. Campus France Algérie leur offre d’autres alternatives plus alléchantes pour les attirer. Le contexte socio-politique et économique algérien, empreint d’incertitudes, explique largement cette nouvelle vague d’émigration. Le constat semble sans appel : l’Algérie perd ses jeunes futurs cadres et entrepreneurs faute de leur offrir un environnement et des perspectives attractifs. Cette catégorie de jeunes instruits permet une reproduction sociale sélective à la France vieillissante, comme pour tous les autres pays d’Europe, dont le taux de fécondité se réduit d’une manière alarmante. Si les enquêtes journalistiques regorgent d’exemples de jeunes entrepreneurs, de chercheurs, d’étudiants, d’hommes d’affaires expatriés à l’étranger, il existe en revanche peu d’études scientifiques sur le sujet.
Cet exode, par quels moyens peut-il être freiné ? Comment doit-on agir pour inciter la diaspora intellectuelle à se mettre au service d’ un pays qui en a tant besoin, surtout en ce moment ?
Cette diaspora est un manque à gagner, certes, mais il faut d’abord savoir exploiter rationnellement et à bon escient les compétences et potentialités humaines existantes en Algérie, pour considérer celles qui ont quitté le pays comme étant une perte. Le départ de la catégorie des jeunes diplômés a surtout des effets néfastes sur le développement du pays. Même si les migrants transfèrent des fonds dans leurs pays d’origine par un moyen formel ou informel, cela ne parvient pas à compenser les pertes occasionnées par leurs départs (coût de leur formation,…). En somme, cette forme de migration prive le pays des hommes et des femmes capables d’assurer son développement. Par ailleurs, les pays touchés par l’émigration ont souvent tendance à ne considérer que les points négatifs de ce départ de population.
Néanmoins, on constate que certains aspects se révèlent positifs. Les transferts monétaires représentent plus de 10 % du PIB (richesse produite) dans les pays défavorisés, ils sont donc deux fois supérieurs au montant de l’aide au développement, selon les données de la Banque mondiale.
Les travailleurs envoient une grande partie de leurs salaires à leurs milieux familiaux, ce qui permet de relancer la consommation dans les pays d’origine. Le cas des diasporas tunisienne et mexicaine est édifiant. Les émigrés qui «retournent au pays» contribuent substantiellement à la mobilité mondiale. Les jeunes peuvent donc suivre leurs études dans des pays aux structures plus évoluées et ensuite accéder à des postes importants en y apportant le savoir, le savoir-faire, la connaissance et l’expertise nouvelle. On doit aussi noter que le départ du genre masculin, en majorité, marque un changement des systèmes socio-professionnels : les femmes accèdent de plus en plus à des responsabilités dans la société. Certes, il faut se réjouir de la mobilité des étudiants et des jeunes diplômés. Qu’ils soient ouverts sur le monde, mobiles, curieux des autres, avides de découvertes, dynamiques, c’est un signe de vitalité, c’est porteur de promesses pour notre pays. Que ne dirait-on pas, en effet, si les jeunes générations choisissaient de vivre repliées sur le territoire algérien, à l’abri du monde développé ? Mais la réalité est tout de même inquiétante. Parce que le phénomène des départs à l’étranger est en forte progression. Et parce qu’il touche particulièrement deux populations : les jeunes diplômés, et parmi ceux-ci les plus actifs et les plus entreprenants, ensuite, les plus aisés. Autrement dit, deux populations qui jouent un rôle-clé dans la production de richesse, l’innovation, la croissance et le développement économique. Quant à la catégorie des harraga, elle est abandonnée à son sort, comme un fardeau livrée sans valeur d’usage au pays d’accueil. Quant aux outils et mécanismes à mettre en place aux fins d’améliorer quantitativement et qualitativement l’investissement et l’implication de cette diaspora dans la croissance économique du pays, je suggère en premier lieu la mise en place d’une stratégie de communication qui se décline en un plan de communication soutenue en faveur des différentes catégories socio-professionnelle de la diaspora algérienne, notamment celle qui est établie en France et au Canada. Cette stratégie de communication doit répondre à un projet de société porteur d’opportunités et d’espoir pour un développement durable des relations entre la diaspora algérienne et les diverses institutions et sociétés locales. Les perspectives devraient clairement définies. Créer des mécanismes de facilitation d’accueil d’exception pour les principaux acteurs de la diaspora algérienne porteurs de valeur ajoutée au développement national dans tous les secteurs d’activité (à travers des cartes spécifiques, un guichet privilégié, un protocole d’accueil particulier, un système d’orientation et d’accompagnement durant le séjour, etc.) et l’amélioration des perspectives de travail en réduisant drastiquement les nuisances bureaucratiques et les effets négatifs qui en découlent. Enfin, aux décideurs d’engager une réflexion objective, dépassionnée et débarrassée de tout préjugé idéologique sur la déperdition de cette classe d’intellectuels porteuse de savoir et de savoir-faire qui développent leur compétences pour des sociétés qui ne sont pas les leurs. Car on peut bien arracher un Algérien de sa patrie, mais on ne peut arracher la patrie de son coeur.
Tout le monde, ici et ailleurs, se demande pourquoi les décideurs politiques s’attachent-ils à rester étanches à toute offre de services émanant de notre diaspora intellectuelle. Peut-on parler de méf iance ou de phobie?
Rien ne fait peur au pouvoir algérien puisqu’il détient tous les moyens de produire aussi bien la peur que le bonheur. Mais, que l’on pense d’abord à valoriser les compétences émergentes dans les différentes spécialités et activités socio-professionnelles en Algérie, avant de penser à faire revenir «les cerveaux» forgés dans un environnement étranger évolutif, où leur condition de travail est intrinsèquement liée à leur «mise à jour». Cependant, c’est notre modèle de société tout entier qui est touché et questionné par l’essor de la mobilité internationale.
Ces derniers temps, de plus en plus nombreux sont les étudiants qui optent pour des études à l’étranger. Pour l’enseignant-chercheur que vous êtes, le malaise à l’université et le malvivre en Algérie seraient-ils si profonds?
Toute personne a besoin de s’épanouir, surtout lorsqu’on est jeune diplômé et qu’on déborde d’énergie et de projets. L’idée de partir à l’étranger s’inscrit d’abord dans un projet d’ordre personnel. L’individu évalue les facteurs de répulsion et d’attrait qui le poussent à la mobilité pour changer son statut social en dehors de son pays, ils sont multiples. La responsabilité est fortement partagée.
Le non-retour des jeunes et moins jeunes compétences qui se sont expatriées peut-il être interprété comme une réussite sociale et professionnelle?
Le non-retour n’est pas forcément une preuve de réussite. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nombreux sont ceux qui ont connu un échec affligeant suite à leur départ d’Algérie, notamment pour ceux qui avaient un emploi stable et une condition de vie relativement appréciables. Mais cet échec ne sera jamais déclaré par les migrants au risque de ternir leurimage. Ils préfèrent se convertir à des sous-métiers ou à des activités précaires plutôt que de subir le déshonneur du retour qui symbolise l’échec.