«Une logique de tension qui consiste à employer la force pour écraser et soumettre»
Les «gilets jaunes» n’ont pas fini de montrer les dents en ce début d’année. Les rendez-vous du samedi durent depuis un mois, avec les cortèges de manifestants dans toute la France et le corollaire du maintien de l’ordre, avec des bavures policières que les réseaux sociaux amplifient. Nous avons demandé à Mathieu Rigouste, chercheur et militant antisécuritaire, un point de vue éclairé sur la violence que les écrans reflètent.
appellent les «violences urbaines» pour désigner les révoltes des quartiers populaires ségrégués. Elles sont aussi formées à la gestion des manifestations de rue. Certaines unités «gendarmiques» s’entraînent à faire face à des formes de «guérillas urbaines», dont les banlieues seraient le milieu de prolifération, dans des structures comme le CNEFG, à Saint-Astier. Mais elles découvrent comme tout le monde cette nouvelle forme de révolte, massive, longue, composée de différentes classes et strates sociales et de modes de mobilisation multiples et imprévisibles. Les hiérarchies tentent d’expérimenter de nouveaux agencements de dispositifs : montée en puissance de la coercition par l’emploi intensif de lanceurs de balles de défense, des gaz, des grenades de désencerclement et des unités «commandos», comme les BAC, pour contraindre et blesser, nasses et arrestations préventives, unités mobiles et autonomisées, traitement symbolique, médiatique et judiciaire... On sent surtout un pouvoir déstabilisé, qui cherche à mettre en oeuvre tous les moyens répressifs à sa disposition pour écraser la base sociale de ce mouvement et étouffer ses capacités de recours à la rue.
D’un seul coup, on a vu apparaître des moyens inédits, comme les blindés, les policiers à cheval, ou même des commandos policiers reconnaissables seulement à leur bandeau rouge au bras, sans savoir de qui il s’agit vraiment. Pour la police est-ce un exercice en vrai de dispositifs à expérimenter ?
Ces dispositifs avaient déjà été testés dans d’autres conditions. Les blindés interviennent en situation (néo) coloniale et ont été employés à la ZAD de Nantes au printemps 2018, les BAC sont spécialisées pour la «chasse» dans les quartiers populaires et les polices montées étaient réapparues dans différents contextes pour leur dimension symbolique. En fait, chaque opération est une occasion d’expérimenter des techniques, des matériels, des unités et des doctrines, mais c’est aussi souvent l’occasion de les mettre en scène pour mieux les promouvoir comme marchandises. Les marchés de la guerre et du contrôle font partie des principaux moteurs économiques des puissances impérialistes et en particulier de l’Etat français.
Les excès contre des citoyens ont pu amener à se demander si la police protège la République ou le pouvoir. Jusqu’où les abus de la police peuvent-ils être protégés par le pouvoir ?
La situation actuelle montre bien que lorsqu’il est complètement délégitimé, l’Etat ne tient plus que par sa police et son armée. On peut considérer qu’il couvrira tous les types de pratiques policières tant qu’elles ne le menacent pas luimême.
Mai 1968, novembre 2018. Cinquante ans après, qu’est-ce qui se joue dans cette flambée manifestante, pour ne pas dire flambée populaire ?
On peut y voir une logique de fond : toute société basée sur l’accumulation des richesses au profit d’une classe dominante et sur l’extension continue des inégalités et des discriminations est condamnée à voir resurgir les révoltes des classes dominées.
Dans vos interventions et entretiens, vous mettez en parallèle la manière dont la police agit face aux manifestants, avec le retour d’expérience des dispositifs de contrôle colonial. N’est-ce pas excessif ?
Je montre que les sociétés sécuritaires contemporaines se déploient en puisant régulièrement dans les répertoires des guerres coloniales et notamment dans les doctrines contre-insurrectionnelles pour concevoir des formes de gouvernement comme «guerre dans et contre la population». Mais ce n’est pas le seul répertoire dans lequel elles se ressourcent. En France et dans les grandes puissances impérialistes en général, un premier réagencement s’opère pour assurer la ségrégation des quartiers populaires. On parle de restructurations et d’influences, de grilles de lecture dominantes, il ne s’agit pas de dire que l’Etat mènerait des formes répressives identiques à la «Bataille d’Alger» dans les cités de France. D’autres réagencements sont mis en oeuvre dans le contrôle des migrant(e)s, dans le cadre de «l’antiterrorisme» et contre les mouvements révolutionnaires.
Justement, il n’y a pas eu de mouvement contestataire dans les banlieues. Pourquoi, selon vous ?
Des habitant(e)s des quartiers populaires sont présent(e)s et participent de différentes manières, en tant que composante sur-opprimée des classes populaires, au mouvement des «gilets jaunes» comme aux autres mouvements sociaux.
Pensez-vous que le fait de taire dans les médias dominants les bavures et excès de la police contre les lycéens et les «gilets jaunes», rappelle le silence jusqu’à ce jour sur les ravages de la violence répressive coloniale, que ce soit dans les colonies ou même à Paris le 14 juillet 1953, lors du défilé réprimé des militants nationalistes algériens, en octobre 1961 contre les Algériens et en février 1962 à Charonne ?
Dans l’ère néolibérale et sécuritaire, l’Etat doit investir de plus en plus dans des politiques imaginaires, des stratégies de représentation et des techniques spectaculaires pour se légitimer. Les placards de l’Etat français sont effectivement remplis de malles à outils conçues à travers des crimes coloniaux. Mais tous les Etats et toutes les formes de gouvernements produisent des fictions chargées de mystifier la réalité du champ de bataille auprès des classes dominées.