«Se réconcilier avec son héritage culturel pluriel»
Yennayer, rite populaire très ancien commun à toute l’Afrique du Nord, est désormais une fête nationale et officielle. Que vous inspire cette réconciliation de l’Algérie avec cette partie de son histoire et de son identité ?
Avant tout propos et en guise d’hommage à tous les militants de la cause amazighe, qui ont porté haut et fort cette revendication légitime en Afrique du Nord, et plus particulièrement en Algérie, je me dois de rappeler que si Yennayer est aujourd’hui décrété journée fériée et chômée, c’est parce que les militants de cette cause n’avaient pas chômé. C’est une immense joie que de voir la fête de Yennayer reconnue officiellement par l’Etat algérien après d’innombrables sacrifices. La reconnaissance officielle de cette fête en Algérie est une décision historique qui, j’espère, en appellera d’autres, et un pas vers la réconciliation des Algériens avec leur histoire, leur patrimoine et leurs langues, plusieurs fois millénaires, mais il reste beaucoup à faire dans ce sens.
Qu’est-ce que exactement Yennayer et quelle est son origine ?
C’est très difficile de parler de l’origine de Yennayer. Ses significations sont à rechercher dans les pratiques agraires anciennes, la mythologie, les croyances païennes et religieuses, l’histoire, et bien évidemment dans la pratique effective de cette coutume ancestrale, dont la symbolique renvoie à trois éléments fondamentaux : Yennayer s’apparente au terme latin ianuarius, qui désigne le mois de janvier, dans le calendrier romain, appellation choisie en hommage à Janus, dieu des portes ou des seuils (en kabyle rebbi ifergan / rebbi guemnaren). Dans la diversité de l’expression amazighe, il y a diverses façons de se référer à Yennayer. En tamazight, on réfère à Yennayer avec les termes Aqqeru usseguas ou Ras el ham, la tête de l’année ou le retour de l’année, Aghalay nawatay, chez les Touareg. Le vocable tabburt usseguas, lui, désigne le commencement des labours d’automne et des semailles (ce que l’on appelle herthadem ou iweggiven (Azzazga), qui intervient vers la mi-octobre). Dans les pratiques agraires amazighes, ce mois marque les débuts du solstice d’hiver. Mais, à mon sens, le plus important est de ne pas se focaliser sur l’étymologie du mot, mais plutôt sur les référentiels de ces mots. Ce n’est pas le signifié qui est le plus important, mais le signifiant. Il faut surtout voir le sens dans la pratique sociale. En dehors de son aspect étymologique et mythologique et surtout de son aspect festif d’aujourd’hui, Yennayer revêt une dimension agraire et une dimension symbolique majeure dans les sociétés amazigh nord-africaines. C’est une pratique agraire par excellence, une ode à la nature, c’est le culte à la terre nourricière. La dimension agraire est dominante dans toute l’Afrique du Nord, mais aujourd’hui Yennayer est une pratique qui dépasse un peu cette référence, car elle est associée à une affirmation identitaire et culturelle qui a été par le passé occultée délibérément par tous les pouvoirs qui se sont succédé en Afrique du Nord. Le comble est que ce sont les Etats-nations qui ont perpétué cette négation. Aujourd’hui cela continue, mais il y a de l’espoir, car on note quand même une certaine volonté de revenir à la culture ancestrale dans cette région du monde. Il faut en faire non pas une source de division ou d’instabilité, mais plutôt un ciment. C’est vrai qu’il y a une tendance à l’uniformisation et à la mondialisation des pratiques humaines, mais on assiste également à une diversification de ces pratiques à travers toute la planète.
Et la référence à Shéchonq ou Chichnuk dans tout ça ?
Je dirais tout de go que le rituel de Yennayer est beaucoup plus antérieur à l’intronisation de Shechonq sur la 22e dynastie pharaonique d’Egypte en 950 av. J.C, date symbolique choisie pour établir le calendrier berbère. Pour rappel, c’est en 1980 (2930) que le militant de la cause berbère, Ammar Neguadi, a pris l’initiative de donner un point de départ au calendrier berbère. L’an 950 av. J.C. correspond à la fondation de la 22e dynastie pharaonique en Egypte par Shéchonq 1er, qui envahira par la suite Jérusalem en 925 av. J. C., cinq ans après la mort de Salomon. Cette référence est mentionnée dans la bible hébraïque. Ceci étant dit, il est important de souligner, par rapport à ce point, un anachronisme historique, intériorisé aujourd’hui, qu’il faut absolument revoir. Shéchonq, qui a régné de 950 à 924 av. J.C. n’a pas mené de campagne militaire contre Ramsès 1, encore moins l’a tué, pour la simple raison que ce dernier (qui a régné sur la 19e dynastie pharaonique à peine deux ans (1295-1294 av. J.C.), est mort trois siècles et 66 ans avant Shechonq 1er. Et même Ramsès 1est mort plus d’un siècle avant Shechonq 1er. Il est aussi important de souligner que les traditions séculaires dépassent de loin le cadre limité et daté de l’histoire en tant que discipline. Tous les peuples du monde choisissent un événement glorieux dans leur histoire pour établir des repères. C’est le cas de la Grèce avec les Jeux olympiques, des Romains avec la fondation de Rome (Rémus et Romulus), des musulmans avec la hijra du Prophète et des Chrétiens avec la naissance du Christ, etc. Faire donc de l’intronisation de Shechonq sur la 22e dynastie pharaonique un fait historique fondateur, est tout à fait compréhensible si l’on prend en compte le contexte négationniste du fait berbère dans lequel ce choix a été fait.
Le colloque international consacré à Yennayer et auquel vous venez de participer recommande une action urgente pour sauvegarder le patrimoine immatériel à travers les langues régionales ou les pratiques ancestrales comme Yennayer ou l’Ayred.
Absolument ! Il y a urgence à fixer ce patrimoine et à travailler à sa sauvegarde. L’accumulation du savoir sur ces pratiques anciennes, occultées auparavant, est une tâche immense qui conduira certainement à la revalorisation du patrimoine local et à la réconciliation avec un héritage pluriel fondateur. Nécessitant d’être revisitée, la littérature disponible en la matière apporte des éclairages précieux et appelle à d’autres investigations complémentaires pour mieux comprendre les mécanismes de ces pratiques séculaires au temps présent et approfondir les savoirs dans ce champ. Si Yennayer a survécu aux péripéties de l’histoire en traversant plusieurs millénaires, c’est qu’il revêt une importance majeure pour les sociétés amazighes de l’Afrique du Nord, qui n’ont jamais cessé de le célébrer, en dépit de toutes les injustices subies à travers l’histoire, lointaine et récente. La preuve, nous en parlons aujourd’hui avec beaucoup de fierté.