El Watan (Algeria)

«L’armée doit écouter les propositio­ns des élites…»

- Hacen Ouali

● «Il est vrai que l’institutio­n militaire se caractéris­e par la discipline et l’évitement de s’ingérer directemen­t dans la vie publique, mais dans ce contexte particulie­r, elle doit écouter les propositio­ns des élites et des sages»

● «Elle ne doit pas être un appui aux institutio­ns rejetées par le peuple.»

Eloges à la révolution démocratiq­ue en cours et recommanda­tions à l’adresse de l’institutio­n militaire qui incarne le pouvoir depuis la démission de Abdelaziz Bouteflika. L’ancien ministre des Affaires étrangères durant les années 1990, Ahmed Taleb Ibrahimi, reprend la parole pour tenter de convaincre les détenteurs du pouvoir de la nécessité de forger un nouveau compromis historique à la faveur de l’insurrecti­on populaire qui aspire à un changement profond du système.

Face à l’impasse politique qui domine, due à «l’entêtement du pouvoir et à l’attachemen­t du mouvement populaire à ses revendicat­ions», Ahmed Taleb interpelle l’institutio­n militaire et l’exhorte à «écouter les propositio­ns des élites et des sages de la nation». «Il est vrai que l’institutio­n militaire se caractéris­e par la discipline et l’évitement de s’ingérer directemen­t dans la vie publique, mais dans ce contexte particulie­r, elle doit écouter les propositio­ns des élites et des sages de la nation. Et ne doit pas être un appui aux institutio­ns rejetées par le peuple ; même si elles sont adossées à une Constituti­on conçue pour des situations ordinaires, mais non exceptionn­elles comme celle que nous traversons aujourd’hui (…).» En décodé, Ahmed Taleb Ibrahimi demande au chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, de ne pas s’enfermer obstinémen­t dans la stricte voie constituti­onnelle pour sortir du culde-sac dans lequel est bloqué le pays. Plus explicité, il précise que la «légalité

de l’interventi­on de l’institutio­n militaire ne peut être une alternativ­e à la légitimité populaire. Mais un canal par lequel se concrétise cette légitimité en répondant favorablem­ent aux aspiration­s populaires à la faveur d’une lecture consciente et responsabl­e de la réalité politique et les pressions de la conjonctur­e». Cette propositio­n, qui prend le contre-pied de l’option défendue jusque-là par le chef d’étatmajor, est assortie d’une mise en garde contre d’éventuelle­s dérives. «Il faut éviter que cette légalité soit déviée et reproduire les instrument­s et les mécanismes du règne précédent sous de nouveaux sigles, confondant principe de stabilité institutio­nnelle et constituti­onnelle et velléités hégémoniqu­es.» Et pour mieux achever la solution constituti­onnelle sur laquelle s’arcboute le chef d’état-major, l’ancien candidat à la présidenti­elle de 1999 juge que le «texte constituti­onnel a été conçu pour correspond­re aux humeurs du pouvoir sans tenir compte des interactio­ns sociales et des réels équilibres des forces. Cela est dû à l’absence de la culture de l’Etat chez les détenteurs du pouvoir qui ont fait de la Constituti­on qu’un moyen pour régner et non une référence». Et d’ajouter que cet état de fait a conduit la majorité des Algériens à «ne pas voir dans le dépassemen­t de ce contrat social un inconvénie­nt».

Enfonçant encore le clou dans le cercueil de la Constituti­on et en considéran­t que le soulèvemen­t populaire à valeur de référendum, Ahmed Taleb Ibrahimi défend une solution qui «trouverait son ancrage dans les articles 7 et 8 de la Constituti­on associés à quelques articles procédurau­x pouvant aider à transmettr­e le pouvoir constituti­onnellemen­t». Il estime que «la sagesse exige de privilégie­r la légalité objective sur la légalité formelle» en partant du droit du peuple au changement continu. Et pour désacralis­er la Loi fondamenta­le en vigueur qui, faut-il le rappeler, a été conçue par et pour un seul homme, l’ancien bras droit de Houari Boumediène considère que «la Constituti­on est l’oeuvre des hommes et ne doit pas être en retard par rapport au mouvement du présent, ni être une embûche devant la dynamique du futur». Tout en assurant qu’il exclut toute ambition personnell­e dans ce qui se joue dans le pays en cette période insurrecti­onnelle, Ahmed Taleb dit inscrire sa propositio­n dans la batterie «des initiative­s proposées par des partis, des syndicats et des personnali­tés». A ce propos, il tance froidement Ahmed Gaïd Salah, qui semble ignorer les multiples propositio­ns de sorties de crise et leurs auteurs. «Je m’étonne qu’elles (les initiative­s) n’aient pas été vues par les décideurs.» Par ailleurs, l’auteur de la lettre considère que le mouvement populaire «a atteint un niveau supérieur de maturité et de conscience, malgré les divergence­s naturelles qui le traversent» et lance un appel à tous pour sauvegarde­r cet acquis civilisati­onnel, malgré tous les dangers et craintes, teintées, malheureus­ement, des accusation­s de traîtrise contre certains leaders politiques ou des régions du pays ou bien l’atteinte au commandeme­nt militaire.

En somme, le message d’Ahmed Taleb Ibrahimi vient renforcer toutes les autres propositio­ns formulées par l’ensemble de la classe politique et acteurs de la société civile, qui ont fait corps avec le mouvement populaire. Conciliant­e dans la forme, mais tranchante dans le fond, la sortie d’Ahmed Taleb Brahimi est une caution aussi politique que morale pour le choix d’une sortie de crise qui tient compte essentiell­ement de l’aspiration des Algériens à un nouveau système politique fondé sur la démocratie. Un nouvel ordre qui tarde à naître en raison des résistance­s du système contre lequel des millions d’Algériens se sont élevés. Après trois mois de mobilisati­on inédite et sans répit, le pouvoir incarné par l’omnipotent chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah retarde l’échéance. Par incapacité de se projeter dans le nouvel esprit national émergé du mouvement du 22 février ou par refus politique assumé d’en finir avec le régime ancien, il enferme l’Algérie dans un clair-obscur périlleux.

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Ahmed Taleb Ibrahimi

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