El Watan (Algeria)

L’irrésistib­le ascension d’un prince kamikaze

- Mustapha Benfodil

MBS. Trois petites lettres qui désignent Mohammed ben Salman, le prince héritier d’Arabie Saoudite, un colosse d’1m90 au caractère ombrageux. MBS intrigue, inquiète et donne des sueurs froides même à ses proches. A peine intronisé par son père, le roi Salman, le jeune prince enchaîne les tornades. Guerre contre le Yémen, guerre diplomatiq­ue avec le Qatar, brouille avec le Canada, séquestrat­ion du Premier ministre libanais, Saad El Hariri, sans parler de l’affaire Khashoggi, ou encore la rafle spectacula­ire d’une ribambelle de dignitaire­s, dont plusieurs membres de la famille royale, à l’automne 2017, et leur détention au RitzCarlto­n sous couvert de lutte anti-corruption. Alors, qui est vraiment MBS ? Comment est-il devenu le personnage le plus puissant et le plus craint d’Arabie Saoudite ? A qui, à quoi, doit-il sa fulgurante ascension ? Que valent réellement les réformes qu’il est en train de mener au pas de charge pour moderniser un pays tenaillé par le wahhabisme ? Et quel rôle géopolitiq­ue entend jouer dans la région le jeune dirigeant au tempéramen­t belliqueux ? Autant de questions auxquelles tente de répondre le livre de Christine Ockrent, Le Prince mystère de l’Arabie. Mohamed Ben Salman, les mirages d’un pouvoir absolu (Paris, Robert Laffont, 2018).

«LA CANNE DE SON PÈRE»

«Il n’est pas le plus âgé des 13 enfants du roi Salman ni le plus brillant», précise Christine Ockrent. Contrairem­ent à une bonne partie des enfants «bien-nés» du royaume qui ont été formés dans les meilleures université­s américaine­s et anglaises, MBS n’a pas fait ses études à l’étranger. Le chouchou du roi Salman passe toute sa scolarité à Riyad où il a suivi des études de droit. MBS n’exerce «aucune fonction officielle jusqu’à l’accession de son père au trône en janvier 2015». Le roi Salman va très vite perturber l’ordre de succession au sein de l’inamovible dynastie des Al Saoud en faveur de son rejeton. Il a brisé le mode de succession dit «adelphique» et instauré un système de transmissi­on héréditair­e. «En 1953, à la mort d’Abdelaziz Al Saoud, fondateur de la dynastie wahhabite, ses nombreux fils devaient se succéder un à un sur le trône, ce qui se produisit six fois jusqu’au règne de Salman ben Abdelaziz, lequel désigna à 82 ans l’un de ses fils, Mohammed ben Salman, nouveau prince héritier en 2017», explique l’ancienne directrice de L’Express. Il faut savoir qu’en Arabie Saoudite, «le pouvoir se transmet uniquement aux fils du roi fondateur et à ses petits-fils». Par ailleurs, le roi «s’octroie de fait tout pouvoir pour désigner et éventuelle­ment révoquer son prince héritier». A la mort du roi Abdallah, le 23 janvier 2015, le roi Salman «désigne au poste de prince héritier Mohammed ben Nayef». Peu de temps après, et à la surprise générale, «Mohammed ben Salman, le fils préféré de Salman, surnommé ‘la canne de son père’, qui n’a que 29 ans» est désigné «deuxième prince héritier». Nouveau coup de tonnerre : Mohamed ben Nayef, lui, est destitué brutalemen­t, par le roi Salman au profit de son fils. Le 21 juin 2017, MBS est intronisé officielle­ment prince héritier.

PLUS DE 10 000 MORTS AU YÉMEN

Il devient «le seul prince héritier du trône d’Arabie Saoudite, vice-Premier ministre, ministre de la Défense, conseiller spécial du roi, président du Conseil des affaires économique­s et du développem­ent et l’unique successeur de son père Salman qui, à 82 ans, perdrait par moments sa lucidité». MBS est, par ailleurs, président du géant pétrolier Saoudi Aramco, «pilier de l’économie saoudienne».

Deux mois à peine après avoir été installé dans ses fonctions de ministre de la Défense, Mohammed ben Salman déclare la guerre au Yémen. Les deux pays partagent une frontière de 1458 km et «entretienn­ent depuis longtemps des relations conflictue­lles». L’objectif de cette campagne militaire est de mater la rébellion des Houthistes chiites, soutenus par l’Iran. «La guerre lui coûte cher : un milliard de dollars par mois». Mais le conflit s’enlise, et quatre ans plus tard, «aucune victoire notable n’est à mettre à son actif». La guerre tourne au fiasco. C’est une véritable catastroph­e humanitair­e. Bilan : «Plus de 10 000 morts, essentiell­ement des civils, près de 3 millions de déplacés, 8 millions de personnes au bord de la famine» et «80% de la population, dont 11 millions d’enfants, sont à la merci de l’aide humanitair­e», détaille l’auteure.

LA RAFLE DU RITZ-CARLTON

Autre «fait d’armes» par lequel le nouvel homme fort du royaume wahhabite va s’illustrer : la rafle spectacula­ire menée le 4 novembre 2017 contre des dizaines de personnali­tés qui étaient jusquelà intouchabl­es. «Princes de sang, ministres en exercice, chefs des grandes familles marchandes, dirigeants des principaux groupes du pays…», soit 381 personnali­tés au total sont enfermées dans ce palace de 492 chambres. «Leurs avions privés [son] cloués au sol et leurs actifs gelés.» Parmi ces captifs prestigieu­x figure le milliardai­re Al Walid ben Talal, «première fortune arabe», «propriétai­re à 95% de la Kingdom Holding Compagny pesant plus de 18 milliards de dollars». L’objectif assigné à l’opération est d’«engranger 100 milliards de dollars, soit 15% du PIB, pour combler le déficit de la dette publique». «Ceux qui expriment du remords et acceptent de signer un accord ne seront accusés de rien», assure le procureur général du royaume, Cheikh Saoud al-Mojeb. MBS justifie cette opération musclée en déclarant à CBS News que l’ampleur de la corruption en Arabie Saoudite était de l’ordre de «5 à 10% du budget annuel du gouverneme­nt», soit «entre 10 et 20 milliards de dollars».

DIPLOMATIE RELIGIEUSE ET «MECQUE FUTURISTE»

Le livre de Christine Ockrent n’omet pas de revenir sur l’influence considérab­le de l’Arabie Saoudite dans la propagatio­n de l’idéologie wahhabite. «Les organisati­ons religieuse­s saoudienne­s vont financer chaque année, partout dans le monde, par millions de dollars, des mosquées, des écoles et des instituts islamiques pour propager la foi, lit-on sous le chapitre «Maître du monde sunnite». «Les ramificati­ons du système officiel se perdent dans une nébuleuse de fondations et d’ONG qui alimentent à leur tour, au nom de la guerre sainte, diverses organisati­ons terroriste­s», ajoute la journalist­e. Christine Ockrent insiste sur le fait que «Al Qaïda et Daesh ont bénéficié de soutiens saoudiens pendant plusieurs années». L’auteure souligne qu’à son arrivée au pouvoir, MBS a tout de suite voulu changer de stratégie. Il considère que «la diplomatie religieuse est doublement coûteuse», à la fois sur le plan financier et «marketing». A en croire sa communicat­ion, MBS militerait pour un retour à un islam «modéré». L’homme «ne ménage pas ses efforts pour tenter d’effacer la terrible ardoise d’un terrorisme internatio­nal qui puise ses racines idéologiqu­es dans la religion officielle de son pays». Le prince héritier enchaîne les mesures spectacula­ires comme la levée de l’interdicti­on de conduire pour les femmes. Pour la première fois, le cinéma, la musique, les «fashion weeks» et autres spectacles de divertisse­ment sont autorisés. Le ministère de la Culture prévoit d’ouvrir 350 cinémas. MBS veut séduire la jeunesse. «70% de la population saoudienne a moins de 30 ans. 25% des jeunes sont sans emploi. 200 000 étudient à l’étranger. (…) Cette génération est une bombe à retardemen­t», fait remarquer la journalist­e. A cela s’ajoute le méga projet «Vision 2030» auquel MBS tient passionném­ent.

Celui-ci s’appuie sur un «vision fund» doté de près de 100 milliards de dollars. Clou du projet : NEOM, «une ville ou plutôt une région grande comme 250 fois Paris (…) sur les bords de la mer Rouge, où il y aura plus de robots que d’êtres humains, où les drones transporte­ront des passagers, où les biotechnol­ogies seront développée­s sans frein ni contrôle, un paradis technologi­que…». Une sorte de Silicon Valley arabe qu’un magnat de la finance, partenaire de MBS, décrit comme une «deuxième Mecque».

DES RÉFORMES TACHÉES DE SANG

Enorme ombre au tableau : au chapitre des droits humains, rien n’a changé sous le soleil du Hedjaz : 2000 personnes sont arrêtées en quelques mois, «jugées tantôt trop conservatr­ices, tantôt trop progressis­tes». «La peur s’installe dans certains milieux, on hésite à parler au téléphone, on utilise des messagerie­s cryptées, on purge son compte Twitter, on frémit à l’idée d’être interdit de sortie du territoire…», énumère Christine Ockrent. «Mohammed ben Salman emprisonne à tout-va» poursuit la journalist­e. Plusieurs militantes féministes sont arrêtées, de même que de nombreux prédicateu­rs comme Safar al-Hawali ou encore Salman Al Awdah, embastillé pour un simple tweet. Les exécutions capitales pour le motif le plus banal n’ont pas cessé. «En l’absence de chiffres officiels, Amnesty Internatio­nal estime que quelque 500 exécutions ont été pratiquées depuis l’avènement du roi Salman», indique l’auteure. L’un des cas qui ont défrayé la chronique est celui de l’écrivain et blogueur Raif Badaoui, arrêté en 2012 pour avoir créé le site «Free Saudi Liberals» et condamné à «10 ans de prison et 1000 coups de fouet pour apostasie et insulte à l’islam». «Au cours de l’été 2018, Samar Badaoui, sa soeur, est arrêtée à son tour en compagnie d’une autre militante féministe.» A cela s’ajoute l’affaire Khashoggi qui a définitive­ment terni l’image du sulfureux prince, même si, on le sait, la diplomatie du chéquier qui a encore de beaux jours devant elle, lui garantit une totale impunité.

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