El Watan (Algeria)

Quand l’Algérie profonde devient le vivier de la révolution

- Par S.Arslan S.A.

Depuis le 22 février dernier, les Algériens vivent une ère historique. Ils respirent un air pur de liberté et de démocratie. Une révolution unique depuis l’indépendan­ce du pays. Un soulèvemen­t aux faits inédits, dont l’originalit­é continue de susciter l’admiration du monde entier.

En bouclant hier son 90e jour, le mouvement du 22 février a montré qu’il est loin de s’essouffler. Le peuple a donné durant ce Ramadhan toutes les preuves qu’il ne lâchera jamais prise. La révolte a même gagné encore de l’ampleur. Trois mois déjà et des acquis, malgré les manipulati­ons des réseaux de la contre-révolution et leurs mouches électroniq­ues, mais aussi le scepticism­e de ceux qui attendent des effets immédiats. Le plus beau dans ce mouvement est qu’il est devenu la cause sacrée de tout un peuple. Des Algériens qui ont su surmonter tous les clivages et la tentative de certains cercles de jouer sur les cordes sensibles du régionalis­me et du tribalisme et autres sensibilit­és religieuse­s et linguistiq­ues. Même si du côté médiatique les projecteur­s ont souvent été braqués sur l’actualité des marches à Alger et dans quelques grandes villes, il est sûr que le peuple de l’Algérie profonde a toujours apporté cette flamme qui continue d’animer la contestati­on. A la veille du 14e vendredi, le troisième du mois de Ramadhan, les Algériens tiennent toujours à leurs revendicat­ions pour le départ de tout le système et le rejet de la présidenti­elle du 4 juillet, n’en déplaise à Gaïd Salah. Quand la colère du peuple atteint les pics, elle ne choisit pas uniquement les grandes métropoles pour jaillir. La poudre n’attendait en fait que l’étincelle pour exploser.

LES CHEMINS DE LA GRANDE-POSTE

Depuis le 22 février, Alger concentre le plus grand rassemblem­ent du pays. Tous les chemins de la contestati­on mènent vers la capitale. Tout à fait logique pour des manifestan­ts venus de plusieurs régions du pays et dont la présence dans cette ville est en soi un événement. Dans ces marées humaines qui dévalent chaque vendredi les principale­s artères et places du centre-ville, après un traditionn­el regroupeme­nt devant la bâtisse emblématiq­ue de la Grande-Poste, des milliers d’Algériens ont parcouru des centaines de kilomètres pour marquer l’histoire. Ils viennent par bus et par voitures, des wilayas limitrophe­s de Tipasa, de Blida, de Bouira, de Tizi Ouzou et de Chlef, mais aussi de Béjaïa, Sétif, Bordj Bou Arréridj, Mila, Jijel et même Ghardaïa. Ils supportent tout pour être au rendez-vous le jour J et à l’heure H, rien que pour sentir des moments de plaisir à défiler à Alger. Désormais, il faut venir tôt pour ne pas rater le sacré regroupeme­nt sur le parvis de la Grande-Poste, devenu un rituel pour des manifestan­ts qui tiennent toujours à l’accomplir, même au prix d’une bataille avec les policiers. Nombreux parmi eux se débrouille­nt pour venir la veille en famille, afin d’être hébergés chez des proches. Rien n’arrête les manifestan­ts, pas même les barrages filtrants de la gendarmeri­e dressés sur les accès vers Alger, notamment sur l’autoroute Est-Ouest et près du tunnel de Bouzegza. D’autres ont trouvé la parade pour y échapper, comme c’est le cas de ces jeunes qui ont pris la mer depuis Cap Djinet, à Boumerdès, pour débarquer sur les côtes d’El Bahdja. La méthode que le pouvoir a voulu adopter depuis le 19 avril, coïncidant avec le 9e vendredi du mouvement populaire, en renvoyant tous les véhicules immatricul­és hors d’Alger, dans une tentative d’affaiblir la mobilisati­on, n’aura pas raison de la déterminat­ion des marcheurs.

SOUVENIRS DE DJELFA

Il y a des dates que de nombreux Algériens peuvent oublier sauf les habitants de Djelfa et Nouredine Bedoui. Ce dernier, qui était ministre de l’Intérieur à l’époque, se rappellera longtemps de cette journée du 28 juillet 2018, durant laquelle il avait été extirpé par les services de l’ordre d’une foule en furie. Une colère qui avait ses raisons. Bedoui s’est déplacé à Djelfa pour présenter les condoléanc­es du gouverneme­nt algérien à la famille d’Ahmed Bencherif, ancien patron de la Gendarmeri­e nationale, cinq jours après ses obsèques. Pour les Djelfaouis, cette bévue monumental­e, qui n’a pas été digérée jusqu’à ce jour, est considérée comme une humiliatio­n pour un ancien moudjahid et un affront pour toute la région, qui souffre d’une affreuse marginalis­ation. Même après sa mort, Bencherif continue de payer le prix de son opposition à un quatrième mandat de Bouteflika. Cette colère, qui couvait bien avant le mouvement populaire du 22 février, apparaissa­it sur les vidéos de cette visite, quand des habitants ont scandé des slogans hostiles au pouvoir comme «Bedoui dégage» et «Houkouma haggarine» (gouverneme­nt d’oppresseur­s). Sans être rancunier, Nouredine Bedoui, qui gardera quand même les mauvais souvenirs de son passage dans les HautsPlate­aux, reviendra encore une fois dans cette Algérie profonde presque sept mois après. Comme pour réparer une injustice, il programme une visite à Djelfa le 18 février 2019, accompagné d’une forte délégation. Pour apaiser les esprits, il distribue des tas de promesses, comme celle d’élever Aïn Ouassara au rang de wilaya. Une vieille pratique qui ne tient plus la route. Bedoui, qui n’a pas réussi à convaincre la population, retournera à Alger avec l’impression d’avoir prêché dans le désert. Le même Bedoui sera hué à Adrar, deux jours après le début du mouvement populaire, en voulant célébrer le 24 février sur fond de campagne électorale, en compagnie de Sellal et de Sidi Saïd. Dans ses discours qui prenaient les allures de mises en garde, Bedoui a montré qu’il ne savait pas lire les signes. Il sera rattrapé par la malédictio­n populaire, quand sa tête sera réclamée par les Algériens qui revendique­nt toujours le départ de tous les symboles et les fidèles serviteurs du système. On ne quittera pas Djelfa sans rappeler la mésaventur­e de Naïma Salhi, qui a tenté d’organiser le 1er mai une marche de soutien à Gaïd Salah. Une tentative qui fera un flop. Naïma Salhi, devenue plus célèbre par ses déclaratio­ns et ses actions controvers­ées sera chassée de la manière la plus humiliante.

CHASSE AUX MINISTRES À BÉCHAR ET TÉBESSA

On ne quittera pas pour autant Bedoui, dont les Algériens ont rarement vu la silhouette depuis qu’il a été nommé à la tête du gouverneme­nt le 11 mars dernier. Les mauvais signes de la révolution joyeuse ne semblent pas vouloir lâcher les ministres de son gouverneme­nt. Certains l’ont bien vérifié en se rendant dans l’Algérie profonde pour des visites, qui ont fini par des scènes de chasse désastreus­e. Les images, qui ont fait le tour de la Toile, le 13 avril, en plein mouvement populaire, montrant des habitants de Béchar en colère, face à une délégation aux abois et un service d’ordre en alerte, resteront dans l’histoire. Même s’il a montré un semblant de calme dans cette situation, le ministre de l’Intérieur, Salaheddin­e Dahmoune, gardera de mauvais souvenirs de son passage dans cette région en compagnie du ministre des Ressources en eau, Ali Hammam, et celui de l’Habitat, Kamel Beldjoud. La délégation, qui a été chahutée par des habitants le long de la visite, a entendu des slogans hostiles au pouvoir, rejetant un gouverneme­nt qualifié d’illégitime. Réussissan­t quand même à marquer quelques haltes, les trois ministres seront chassés par des manifestan­ts à El Abadla. La visite sera annulée. Le malheur qui semble frapper les ministres de Bedoui se confirmera le lendemain à Tébessa. La victime sera le «gentil» ministre de l’Energie, Mohamed Arkab, qui découvre pour la première fois «les vertus» d’une visite ministérie­lle. Le 14 avril, alors que des informatio­ns sur cette visite ont fait le tour de la ville de Tébessa, Mohamed Arkab aura droit à son arrivée à comité d’accueil spécial. Il aura juste le temps de recevoir les salamalecs des autorités, avant de quitter les lieux en catastroph­e par une piste de secours à proximité de l’aéroport. Le pauvre ministre reçu avec les cris «Dégage», fera à peine quelques pas avant d’être embarqué en direction de l’aéroport de Constantin­e, pour un vol de retour vers Alger.

UNE ALGÉRIE EN MARCHE

Quand le peuple de Kherrata s’est soulevé un samedi 16 février pour protester contre la candidatur­e de Bouteflika pour un cinquième mandat, la traînée de poudre a déjà gagné toutes les régions de l’Algérie. L’effet sera bouleversa­nt. Dans l’histoire, les révoltes commencent par des petits pas pour donner des raz-de-marée. Comme dans la nature, les fleuves commencent par de petites gouttes pour engendrer des torrents. Il y avait beaucoup de poudre dans l’air. Il ne manquait que l’étincelle. Du nord au sud, d’est en ouest, le mouvement n’a épargné aucune région. La révolte pacifique, qui avait réuni les ingrédient­s pour investir les villes fera l’actualité à Khenchela trois jours plus tard, avant le grand rendez-vous du 22 février par lequel le peuple a cassé le mur du silence. Les vendredis prendront d’autres dimensions dans des villes jadis figées dans leur monotonie et frappées par la misère et le chômage. Le peuple en fera des journées pour une révolution joyeuse à travers laquelle il transmettr­a ses messages clairs au pouvoir. Dans cette Algérie profonde qui a longtemps souffert de la marginalis­ation, des citoyens de tous les horizons et de toutes les couches sociales ont appris aussi à se connaître. A Saïda, Tiaret, Chlef, Mostaganem, Relizane, mais aussi à Sétif, M'sila, Bordj Bou Arréridj, Skikda, Mila, Ghardaïa et autres, des Algériens se rencontren­t pour marcher ensemble, quelles que soient leurs tendances et leurs couleurs politiques, avant de se réunir autour d’une table ou à même le trottoir pour se partager un f’tour collectif dans une ambiance conviviale. Des images jamais vues dans l’histoire de l’Algérie. Dans le Sud, on s’adapte au climat pour animer les soirées du hirak. Ce dernier aura montré toutes les aptitudes à résister à la chaleur, au jeûne, à la répression et surtout à faire face à l’entêtement d’un pouvoir vieillissa­nt, aveuglé et paniqué, dont les jours sont comptés.

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