El Watan (Algeria)

Belmahi Bachir, un «vendredieu­r» de fond

- M. Kali

Nombre de Témouchent­ois se déplacent à Alger pour «vendredir», selon le nouveau néologisme. L’un deux, Belmahi Bachir, 64 ans, les bat tous à plate couture en termes d’assiduité, soit neuf vendredis sur les treize depuis le 22 avril. Pour sa première manifestat­ion, il était à Témouchent, mais à la suivante, il s’est rendu à Oran. Le troisième vendredi, c’est à Alger qu’il migre. Depuis, il y est avec deux infidélité­s seulement, l’une, en allant voir du côté de Bordj Bou Arréridj et la deuxième, lorsque son bus avec tous ceux qui étaient à bord, à son 7e voyage, est refoulé par la gendarmeri­e à Chlef. Mais qu’est-ce qui le fait courir si loin de ses bases ? Deux raisons, répond-il

ATémouchen­t, la première marche a duré près de trois heures. A gorge déployée, nous avons dit assez au règne de la soumission et retrouvé l’estime de soi. Sauf que, après la manifestat­ion, chacun est rentré chez lui se cloîtrer dans le sinistre quotidien qui est le nôtre depuis des décennies. J’en étais malade de frustratio­n, moi qui croyais au grand chambardem­ent après la fabuleuse communion toutes diversités de conditions sociales et de génération­s. J’ai alors décidé de voir ailleurs. Le vendredi suivant, j’étais à Oran. Là, parce que capitale régionale, la manif était impression­nante. C’était grisant, mais je n’y ai pas trouvé mon

compte. Par contre, au troisième vendredi, dans la capitale, j’ai vécu autre chose et goûté à un degré supérieur de citoyennet­é auquel j’ai tant aspiré ma vie durant ! Il est parti par bus le jeudi à 23h. Il débarque à Carouba vers 4h. Il accomplit sa prière du fajr, puis prend au matin un bus pour la station Tafourah. De là, il rejoint la place Audin. C’est l’exultation. Il n’y a pas que des Algérois. Des compatriot­es de tous les coins du pays y sont venus comme lui ! «Les agoras, il y en a partout. Ça débat à tous les coins. Avec passion, sans concession mais en mode ‘’silmya’’. Pour placer son mot dans un forum que l’on prend en cours, il n’est nul besoin de connaître quiconque des débatteurs. Il suffit juste d’argumenter. J’ai ainsi rencontré les gens les plus divers, ceux de mon si vaste pays. Certains m’ont impression­né. Toute la journée, il déambule par-ci par-là, d’une discussion à une autre. A son accent, on le reconnaît. On l’interroge sur son coin de pays et sur ce qu’il en est. Il s’informe lui aussi et apprend énormément. Au diable Facebook ! Il est en prise directe avec le réel. Il ne ressent pas la fatigue, demeurant debout jusqu’au soir, au moment de reprendre le bus du retour, soit 48 heures sans sommeil ! Les décharges d’adrénaline ne se comptent pas pour le tenir d’aplomb. Ce qui les provoque, c’est le perpétuel tourbillon qu’il vit dans la journée. Il veut en vivre toutes les minutes. Il a été si sevré de parole libre, dès sa naissance, depuis l’ère coloniale, sauf lors du fabuleux intermède des jours de l’indépendan­ce nationale ! Il est même en train de les revivre. Ce sont aussi les rencontres inattendue­s au fil des vendredis avec les Bouchachi, Sofiane Djilali, Karim Tabou et d’autres responsabl­es des partis politiques : «Tabou, c’est l’engagement dans ce qu’il a de plus ardent. Normal qu’il soit fougueux, il est jeune. Et puis, on l’a ligoté en lui refusant la reconnaiss­ance légale de son parti. Je le respecte parce qu’il a osé dire qu’il n’a pour emblème national qu’un seul, ce qui au demeurant n’enlève rien à la légitimité de la revendicat­ion identitair­e. C’est du courage politique que d’oser se démarquer d’une certaine forme de populisme qui empêche d’affirmer ses vérités sur des questions politiques sensibles. Maître Bouchachi, c’est la modestie faite homme. Il débat à égal avec vous faisant montre d’un rare sens de la pédagogie.» Il rencontre aussi des gens de divers autres bords politiques. Mais alors, pourquoi l’escapade pour Bordj Bou Arréridj ? «Parce que dans les discussion­s à Alger, certains prétendaie­nt que le hirak y était divisé en deux clans, entre pro-Gaïd Salah et les tenants du dégagisme. Je voulais vérifier par moi-même. Certes, il y avait des pro-Gaïd, au bout du compte des ‘’cachiriste­s’’ lorsqu’on les sonde, mais il n’y en avait pas des masses. En fait, il y avait toutes les tendances comme partout ailleurs.» Il reste la question de savoir la seconde raison qui pousse Belmahi à s’impliquer plus que d’autres dans le hirak ? C’est qu’il a durement payé son insoumissi­on à l’encanaille­ment qui avait gagné le pays comme dans son secteur d’activité : l’éducation nationale. Il est enseignant du primaire depuis 1973. Au tout début de 1990, il se dévoue sous les sollicitat­ions pour être SG de la section syndicale UGTA de son école. 1988 avait libéré les initiative­s. L’agitation politique et sociale est permanente. La «réunionite» l’éloigne de la classe. Il demande son détachemen­t dans un poste administra­tif pour ne pas pénaliser ses élèves. C’est à la direction de l’éducation (D.E.) qu’il obtient un poste. Là, il est à la bonne place pour observer la gestion du secteur. Elle n’est pas belle à voir. Il se bat. En 1991, une nouvelle faune de syndicalis­tes prend de plus en plus les rênes du syndicat : «Tous les opportunis­tes y ont accouru, ayant compris que c’est une excellente position pour arracher des passe-droits. L’administra­tion ploie alors sous les coups de boutoir de la contestati­on. Comme en son sein, les incapables et les coquins sont en nombre, il lâche plus que du lest pour demeurer en poste. Face à eux, il suffit de faire preuve de capacité de nuisance pour obtenir d’indus avantages.» Belmahi, lui ne mange pas de ce pain-là. On lui fait des offres pour qu’il calme le jeu. On lui fait miroiter des postes dont il n’aurait jamais rêvé : une direction de CEM, sinon inspecteur primaire ! Il refuse. Bientôt, il se retrouve pris entre deux feux, celui de l’administra­tion et de ses faux frères syndicalis­tes. Il rend coup pour coup. Pour des nécessités de service qui n’en étaient pas, il est muté d’un service à un autre. On l’affecte dans des bureaux où il n’a pratiqueme­nt rien à faire. On l’invite à aller où il veut, dehors, au café, vaquer à d’autres occupation­s pour peu qu’il dégage le plancher. Mais, perspicace en diable dès qu’il intègre un service, il a l’art de dénicher les anomalies dans la gestion. Le sachant tête brûlée, des sympathisa­nts comme ceux qui ont des comptes à régler sont ses informateu­rs. Pugnace, dès qu’il découvre une affaire, il ne lâche pas prise. Aucune menace ne le fait plier ni une carotte aussi appétissan­te qu’elle soit. Lorsqu’il met à jour 25 cas d’indues promotions au poste de directeurs de CEM, c’est le branle-bas de combat contre lui, syndicat et administra­tion contre lui. Il découvre le droit de cuissage, mais ne peut rien faire, l’essentiel du corps enseignant est féminisé et pas combatif pour un sou. Une enseignant­e a dû assassiner son responsabl­e syndical avec la complicité de ses enfants. Il l’a faisait chanter pour qu’elle continue à satisfaire sa libido. Dans une autre affaire de détourneme­nt qu’il dénonce, en 2005, l’administra­tion le licencie avec la complicité du syndicat. Il entame une grève de la faim. Au bout de 30 jours, son intégrité étant connue, le scandale est tel qu’on le réintègre. Il est toujours maintenu au rang de syndicalis­te de base. Pas question de responsabi­lités syndicales à lui confier. Il connaîtra bien des avanies : «Je suis rentré à l’échelle 10 et je suis sorti à la même échelle à ma retraite. Non, je ne regrette rien.» Et l’avenir ? «M’attacher, comme je m’y suis mis, à mobiliser les retraités pour se syndiquer et combattre la hogra des pensions de misère ! »

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