Désobéissance civile : au-delà du slogan…
Depuis plusieurs mois, on entend plaider la nécessité de diversifier les formes de contestation et ne pas se contenter des manifs du vendredi pour faire davantage pression sur le régime Mais les avis divergent, et l’on assiste depuis ce vendredi à des déb
Rahou djay, rahou djay, el issyane el madani» (Elle arrive, elle arrive, la désobéissance civile). C’est le slogan phare de ce 24e vendredi de contestation citoyenne. Il a été repris par des milliers de manifestants, tout au long de la journée d’avant-hier, et répercuté à travers plusieurs villes du pays. Ce que l’on peut dire, d’emblée, c’est que le slogan n’est pas adossé à un «texte», une réflexion, encore moins une organisation, un sigle. Cela n’enlève évidemment rien à sa pertinence et cela ne signif ie nullement qu’une telle option n’est pas à prendre au sérieux. Et le fait qu’il ait été si vite adopté prouve au moins une chose : l’exaspération populaire face à l’immobilisme au sommet et l’absence de tout signe d’ouverture, surtout après le dernier speech d’AGS, où le chef d’état-major a refusé de concéder le moindre geste d’apaisement.
«Par lâcheté ou par mauvaise foi, certains de mes contacts préfèrent faire porter la responsabilité d'un éventuel durcissement de la protesta au mouvement populaire plutôt qu'à El Gaïd, qui s'entête depuis des mois à vouloir nous imposer sa feuille de route», s’est emporté Nazim Baya, fondateur du site satirique El Manchar, dans une publication sur Facebook en réponse à ceux qui se sont émus d’une volonté (ou «velléité») de radicalisation du mouvement «Silmiya». Et d’ajouter : «C'est moins risqué d'accuser la foule muette et anonyme que de pointer un doigt vers celui qui peut sur un coup de téléphone vous expédier à la prison d'El Harrach.» L’écrivain et journaliste Salah Badis, qui suit de près le mouvement depuis ses débuts et fait régulièrement part de ses impressions pour le site Casbah Tribune aussi bien que sur les réseaux sociaux, fera remarquer à travers un post diffusé sur sa page que si ce slogan a rapidement «pris» dans les gorges et dans les têtes, c’est parce qu’il fait réellement sens pour des milliers de manifestants : «Je souhaite, quand on débat sur l’origine des slogans, prendre en compte les dizaines de milliers (de personnes) qui l’ont scandé. J’ai remarqué après cinq mois de manifestations que la masse (le peuple comme l’appellent certains) ne scande jamais quelque chose qui ne lui plaît pas. J’ai observé plus d’une fois des slogans naître et mourir en une demi-heure, parce que
les gens ont l’impression que ce slogan ne les sert pas ou n’exprime pas leurs sentiments. J’ai senti aujourd’hui que les gens ont appelé à la désobéissance civile, parce qu’ils ont vu que ça fait peur et que ça leur a plu. Sa mise en application ou pas est une autre affaire.»
«BOUTEF A JETÉ L’ÉPONGE AU DEUXIÈME JOUR DE LA GRÈVE»
Pour ce qui est de sa mise en route, les avis divergent, et l’on assiste depuis ce vendredi à des débats âpres sur la question. Il faut cependant noter que ce n’est pas la première fois que l’option est lancée. Depuis plusieurs mois, on entend plaider la nécessité de diversifier les formes de contestation et ne pas se contenter des manifs du vendredi pour faire davantage pression sur le régime. L’une des formes de protestation qui revient le plus souvent dans le débat est l’idée du recours à la grève générale. Rappelons que depuis le début du mouvement du 22 février, cette «arme» n’a été testée qu’une seule fois et à très petite échelle : c’était précisément le dimanche 10 mars. La grève a été partiellement suivie et la plupart du temps, uniquement pour une demi-journée, comme nous l’avions observé à l’époque dans les quartiers de la capitale. C’est surtout en Kabylie qu’elle a été le plus observée. L’arme de la grève a été également utilisée par à-coups, et on a vu cela les dernières semaines, dans certaines localités, majoritairement en Kabylie encore une fois, pour exiger la libération des détenus d’opinion. On se souvient que même à l’époque où l’appel à la grève avait été lancé, d’aucuns se montraient sceptiques quant à l’efficience d’une telle action. On se souvient aussi qu’à la même période, soit à peine deux semaines après le déclenchement du soulèvement populaire, l’idée de la «désobéissance civile» était dans l’air, à l’occasion précisément des appels à la grève générale. Des pages éphémères «Issyane madani» ont été créées sur Facebook dans la foulée mais n’ont pas survécu à l’action instantanée du 10 mars, alors même que les énoncés incitaient à une «désobéissance civile de 5 jours à compter du 10 mars».
Bien qu’elle n’ait pas été très suivie, d’aucuns considèrent que cette action a eu des retombées immédiates et le spectre de sa reproduction a eu pour effet de hâter la décomposition du régime de Bouteflika. «Ne jamais oublier ce fait historique : le 11 mars 2019, au 2e jour de la grève générale, Boutef jeta l'éponge du 5e mandat !» a tenu à rappeler Mahmoud Rechidi du PST, dans un post publié sur son compte Facebook. De fait, dès le lendemain de la grève du 10 mars, Boutef annonçait l’annulation de l’élection présidentielle du 18 avril et, de facto, l’abandon du 5e mandat.
UNE RADICALISATION QUI EXIGE UNE ORGANISATION
Les appels à la désobéissance civile se sont trouvés, par ailleurs, boostés par les succès arrachés par le vaillant peuple soudanais. Faisant le parallèle avec le mouvement populaire pacifique qui a eu «la peau» de Omar El Béchir, on n’hésite pas à citer, en effet, l’action initiée par l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) qui pilote le mouvement de contestation au Soudan, et qui a réussi à paralyser le pays durant trois jours, du 9 au 11 juin dernier, pour exiger la remise du pouvoir aux civils. Le mouvement de désobéissance civile avait été lancé six jours après les violences du 3 juin, qui ont coûté la vie à des dizaines de manifestants qui observaient un sit-in devant le QG de l’armée à Khartoum. Cette action radicale a eu pour effet d’obliger le Conseil militaire à libérer les détenus politiques avant d’accéder, après des semaines de négociation, aux principales revendications du mouvement. Hier, les deux parties sont même parvenues à une «déclaration constitutionnelle» qui consacre le transfert du pouvoir aux civils.
Il n’est pas dit que, chez nous, la désobéissance civile produira les mêmes effets. De l’avis des militants les plus aguerris, cela exigerait une discipline de fer, un coût social, des sacrifices lourds et une organisation, comme avec l’ALC au Soudan. Kader Fares Affak, militant au long cours, lâche d’emblée cette sentence un tantinet provocatrice : «Le plus grand danger pour le hirak est la désobéissance civile.» Dans un autre post, il plaide pour une «grève générale», estimant que «le hirak ne pourra pas supporter cela (le poids de la désobéissance civile, ndlr) et sera anéanti». Et de citer un certain nombre de gestes qui pourraient être rangés sous l’étiquette «désobéissance civile» en se demandant si les Algériens seraient prêts à les assumer comme le fait de «sortir vendredi prochain avec le drapeau amazigh, même si ça nous coûte la prison» ou le refus de s’acquitter de la vignette automobile. D’autres ont évoqué le non-paiement des factures d’électricité, de gaz et d’eau, des impôts, ou encore le boycott de la rentrée scolaire, du service militaire, des banques…
«CE SERAIT LA MEILLEURE MANIÈRE DE DIVISER LE HIRAK»
Dans une analyse rendue publique via sa page officielle Facebook, Lahouari Addi écrit : «Depuis quelques jours, ce mot d'ordre de désobéissance civile circule sur les réseaux sociaux. Ce serait la meilleure manière de diviser le hirak et de le faire échouer.» Le spécialiste en sociologie politique est persuadé que «les tenants de la ligne dure à l'EM (l’état-major de l’armée, ndlr) n'attendent que l'occasion pour intervenir avec brutalité sous le prétexte de rétablir l'autorité de l'Etat. La désobéissance civile pourrait entraîner la paralysie des services de l'Etat. Qui serait la principale victime ? C'est la population. Ce serait donner l'occasion rêvée à la ligne dure du régime de prétendre défendre les citoyens contre les agitateurs». Lahouari Addi estime que «jusqu'à présent, le hirak a été sans faute et il est en train de réussir». Et de formuler cette recommandation : «Le hirak doit rester hebdomadaire et, le reste de la semaine, il faut travailler normalement, voire plus que d'habitude pour accroître la productivité sur le lieu de travail. Le hirak pacifique est une main de fer dans un gant de velours. La détermination ne veut pas dire violence. Si l'EM ne satisfait pas les revendications populaires, il n'y aura pas d'élection présidentielle. Le hirak est en train de gagner la partie : hirak 24 - EM 0. Attention, les supporters de l'EM veulent provoquer un envahissement de terrain pour arrêter le match.»