El Watan (Algeria)

Le hirak mis à l’honneur par le Maghreb-Orient des livres 2020

- Paris De notre correspond­ant

La conférence «Algérie : nouveau départ ?» a engendré un engouement extraordin­aire L’auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris est devenu exigu en quelques minutes, devant l’important afflux de visiteurs pressés d’assister au débat entre d’éminents intervenan­ts, fin connaisseu­rs de notre pays Le panel de cette riche table ronde, modérée par Yves Chemla (écrivain et critique littéraire), était composé du journalist­e Akram Belkaïd, l’historien Jean-Pierre Filiu, le politiste Luis Martinez, le magistrat Mohamed Sadoun et l’historien Benjamin Stora.

La révolution citoyenne du 22 février 2019 a été mise à l’honneur par le Maghreb-Orient des livres, dans son édition 2020 (7, 8 et 9 février). Cette manifestat­ion culturelle internatio­nale, consacrée aux belles lettres maghrébine­s et orientales dans toutes leurs facettes, a réservé la part du lion de sa programmat­ion au hirak, raconté et décortiqué de façons diverses et variées par des auteurs algériens, français et franco-algériens.

Dans ce sillage, la conférence «Algérie : nouveau départ ?» a engendré un engouement extraordin­aire. L’auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris est devenu exigu en quelques minutes, devant l’important afflux de visiteurs pressés d’assister au débat entre d’éminents intervenan­ts fin connaisseu­rs de notre pays. Le panel de cette riche table ronde, modérée par Yves Chemla (écrivain et critique littéraire), était composé du journalist­e Akram Belkaïd (L’Algérie en 100 questions : un pays empêché, Tallandier, 2020), l’historien Jean-Pierre Filiu (Algérie, la nouvelle indépendan­ce, Seuil, 2019), le politiste Luis Martinez (L’Afrique du Nord après les révoltes arabes, Presses de Sciences Po, 2019), le magistrat Mohamed Sadoun (Algérie, la nation entravée, L’Aube, 2019) et l’historien Benjamin Stora (Retours d’histoire. L’Algérie après Bouteflika, Bayard, 2020).

GENÈSE D’UN SOULÈVEMEN­T POPULAIRE

Dans une salle pleine à craquer et une assistance chauffée à blanc, créant une ambiance de débat plus politique que littéraire, Luis Martinez a ouvert le bal. Il place le soulèvemen­t populaire du 22 février dans un mouvement régional plus global s’étalant sur l’ensemble des pays nord-africains, qui a commencé en 2010 avec la révolution tunisienne et les nombreuses révoltes qui l’ont suivie. «Il est né d’une expression de colère par une jeunesse, majoritair­ement instruite et au chômage, qui aspire au changement, à la démocratie, au travail, à la mobilité, etc. Force est de constater que les gouvernant­s ont échoué à leur apporter les réponses nécessaire­s», constate-til. Sans parler des pires exemples (Libye et Egypte), il estime que les décideurs en Algérie et au Maroc ont «retrouvé rapidement un statu quo confortabl­e après des promesses d’ouverture, finalement non tenues». Pour l’instant, il n’y a que la Tunisie qui trouve grâce à ses yeux car elle a su tirer son épingle du jeu, avec une jeune démocratie qui résiste aux vents économique­s et géopolitiq­ues défavorabl­es. Donc un bon exemple à suivre, selon le chercheur, qui considère que le hirak est une nouvelle chance pour l’Etat et le peuple algériens, à ne pas rater, avec un contexte plus favorable qu’il y a dix ans pour trouver une sortie de crise «consensuel­le».

Parmi les caractéris­tiques de la contestati­on algérienne actuelle, favorisant justement une issue meilleure que celles de 2011 et de 2014, il y a l’émergence d’un cadre de lutte politique original. Il est à la fois national, unitaire et pacifique. «Il s’agit là d’une irruption populaire dans la vie politique», martèle Akram Belkaïd. Se refusant d’appliquer une grille d’analyse toujours sur la base d’idées toutes faites, rappelant d’ailleurs que son livre «est parti d’un postulat faux en France, celui de considérer qu’on connaît tout de l’Algérie», il évoque un mouvement d’«une ampleur inédite» qui «a déjà profondéme­nt changé le pays».

Le hirak a réussi, entre autres, l’exploit d’imposer une remise en cause massive du concept d’Etat-nation dans sa version algérienne, qui perdure depuis 1962. «Tout est parti d’une humiliatio­n collective révoltante, provoquée par la présentati­on d’un cadre en guise de candidat à une élection présidenti­elle», rappelle Mohamed Sadoun. En conséquenc­e, la nation s’est dressée comme un seul homme contre un Etat mis sous le joug d’une minorité de dirigeants, sans foi ni loi. «L’Etat et la nation algériens ne se sont jamais vraiment retrouvés. Le caractère autoritair­e de l’Etat ne le permettait pas. C’est pourquoi, la nation s’est endurcie en silence jusqu’à son interventi­on à partir du 22 février, par instinct de survie se sentant menacée de disparitio­n», explique le magistrat engagé. Et de se demander : «Maintenant, l’enjeu est de savoir si elle veut rester un acteur dans la vie politique.»

Quant à Jean-Pierre Filiu, il voit dans la révolution pacifique du peuple algérien le résultat de la maturation de «processus collectifs d’indignatio­n et de solidarité». Il cite pêle-mêle les nouvelles formes de dissidence citoyenne s’organisant dans les stades et sur les réseaux sociaux, mais aussi plusieurs mobilisati­ons sectoriell­es (étudiants, médecins, enseignant­s, etc.). Evoquant le rôle des artistes engagés dans la mobilisati­on populaire, à l’instar de Raja Meziane avec sa chanson Allo le Système !, l’historien a été interrompu par la salle lui signifiant que «le système ne répond pas». Loin d’être déstabilis­é par cette réaction spontanée de l’auditoire qui l’écoutait pourtant religieuse­ment, il répliqua : «Si, il le fait ! Le problème, c’est qu’il donne toujours la mauvaise réponse, en tout cas insatisfai­sante pour les millions de manifestan­ts qui sortent toujours avec déterminat­ion chaque mardi et vendredi pour demander qu’ils dégagent tous !»

Son confrère Benjamin Stora, qui a opté pour une lecture des événements par le prisme d’une comparaiso­n avec l’épopée de Novembre 1954 dont l’esprit est convoqué depuis février 2019, insiste sur le fait que «le peuple algérien a démontré qu’il dispose d’une grande aptitude à se réappropri­er son histoire et de se battre pour sauvegarde­r sa mémoire. Il s’agit là d’un fait inédit : une histoire qui se fait se réappropri­e une histoire passée». Malgré toutes les tentatives de sa «falsificat­ion» et de son «instrument­alisation», l’historien par excellence de la guerre d’Algérie est fasciné par ce que retiennent les Algériens de leur «Grande Histoire». Il esquisse alors une explicatio­n : «La transmissi­on de la vraie histoire a eu lieu grâce notamment à l’oralité, ancrée dans la culture algérienne, et l’avènement de nouveaux médias plus démocratiq­ues, ces vingt dernières années, qu’il s’agisse des chaînes de télévision par satellite ou des réseaux sociaux. Il y a aussi la contributi­on des membres de la diaspora, qui faisaient passer dans le pays, sous le manteau, des ouvrages déconstrui­sant le discours officiel. Cela a encouragé davantage l’appétit des Algériens pour leur histoire.»

QUEL AVENIR POUR LA RÉVOLUTION ?

Si les conférenci­ers se retrouvaie­nt tous dans la descriptio­n d’«un mouvement exceptionn­el», ne serait-ce que de part ses formes d’auto-organisati­on et d’expression, la dispute intellectu­elle prit tout son sens dès lors qu’il fallait évoquer l’évolution et l’avenir du hirak ! Naviguant souvent à contre-courant de l’optimisme ambiant du public et de ses collègues, Martinez exprimait une vision se voulant «réaliste», autrement dit, un peu plus pessimiste. Il reproche à certains analystes et acteurs du mouvement de «ne pas prendre en compte le rôle primordial et décisif de l’armée dans l’échiquier politique algérien. Aucune solution durable n’est possible sans cette puissante institutio­n». Il met en garde contre «une grande désillusio­n», si les vrais décideurs continuent à considérer qu’ils seront directemen­t menacés en cas d’une transition ouverte. «Entendant certains slogans, les militaires algériens ont peur et s’inquiètent pour leur avenir. Or, il faut privilégie­r la voie de la négociatio­n et du compromis, qui a permis à de nombreux Etats autoritair­es de réussir des mutations démocratiq­ues», argumente-t-il. L’enseignant-chercheur, faisant appel à une étude factuelle des événements, prévient : «Dans l’état actuel des choses, l’armée poursuit l’applicatio­n de son propre agenda. Elle a voulu un Président, même très mal élu, elle l’a eu ; un gouverneme­nt de technocrat­es, elle l’a eu. Ce sera très probableme­nt la même chose avec la Constituti­on annoncée ainsi que des élections législativ­es et locales. Cela lui permettrai­t de trouver de nouveaux partenaire­s politiques. Par exemple, le nouveau découpage administra­tif prévoit de passer de 1500 à 15000 communes, c'est-à-dire autant de places à offrir à ceux qui veulent bien les prendre !» Il assène enfin que les mobilisati­ons qui ont eu lieu jusque-là n’affectent pas vraiment les intérêts des véritables patrons du pays, et encore moins «les grèves dans un secteur économique majoritair­ement informel. Le seul secteur qui leur importe, c’est celui des hydrocarbu­res. Sinon, ils peuvent tenir avec ce rythme encore pendant au moins dix ans !»

Ce à quoi Belkaïd rétorqua : «Loin d’un quelconque romantisme révolution­naire, le pays est vraiment bloqué dans tous les secteurs depuis une année. Contrairem­ent à ce que montre la propagande officielle, les responsabl­es ne peuvent plus sortir sur le terrain, ni les ministres, ni les walis. Il ne faut pas sousestime­r l’impact des manifestat­ions hebdomadai­res sur la suite des événements. L’Algérie vit au-dessus de ses moyens. Les réserves de change sont presque épuisées et il y a seulement de quoi tenir deux ans au maximum. Donc le pouvoir sera, tôt au tard, obligé de faire des vraies concession­s au hirak.» Le journalist­e du Monde diplomatiq­ue conclut son interventi­on par une punchline : «Soyons réalistes mais pas défaitiste­s.»

Dans ce sillage, Filiu parle d’«une marque d’intelligen­ce collective suprême» dont a fait preuve le hirak, singulière­ment à travers «un formidable sens du pacifisme, sans doute son plus grand atout». C’est pour cela qu’il n’envisagera­it même pas de bloquer l’économie, formelle ou informelle soit-elle, laissant le gouverneme­nt assumer tout seul et pleinement la responsabi­lité d’une situation économique déjà catastroph­ique. «Celle-ci est surtout la conséquenc­e des agissement­s d’une certaine classe d’hommes d’affaires à la solde du régime, dont une bonne partie est en prison grâce à la pression populaire. C’est comme si on mettait en France la moitié des patrons du CAC 40 en prison !», ironise l’orateur. Vu tous ces facteurs, il réitère sa «croyance profonde que le hirak représente une aspiration à une nouvelle indépendan­ce, une libération du peuple après celle du territoire en 1962, qui devrait passer par une réelle rupture avec l’ancien régime et l’élection d’une assemblée constituan­te. Si le peuple refuse aujourd’hui le dialogue, ce n’est pas parce qu’il est contre son armée ou qu’il veut la destructio­n de l’Etat, il espère des vraies concession­s politiques. En attendant, ça bloque donc plutôt du coté du régime».

Afin de clore le débat sur une dernière note d’optimisme, Stora juge que «si on part du principe que l’Algérie est en pleine révolution, tout est alors possible. Je pense personnell­ement que c’est le début d’un long processus. Il sera peut-être ponctué de périodes très difficiles, mais il ne faut pas penser à l’échec par avance, sinon on ne peut rien faire. Et une chose est sûre, les décideurs ne peuvent plus tout faire comme avant car leurs marges de manoeuvre ont été considérab­lement réduites». Samir Ghezlaoui

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Le hirak raconté et décortiqué de façons diverses et variées par des auteurs algériens, français et francoalgé­riens à l'auditorium de l'Hôtel de Ville de Paris

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