El Watan (Algeria)

L’ Algérie, d’une constituti­on à l’ autre

- Par le Dr Rachid Tlemçani Politologu­e R. T.

Le régime politique algérien actuel est l’aboutissem­ent d’une succession de coups de force qui ont lieu du déclenchem­ent de la Révolution en 1954 jusqu’aux coups électoraux du multiparti­sme en passant par le coup d’Etat militaire au lendemain de l’indépendan­ce. Ce péché originel a brisé le consensus national forgé par le FLN-ALN au cours de la guerre d’indépendan­ce. «La discorde de l’été 1962» a failli emporter tout le pays dans une congolisat­ion, n’était l’interventi­on populaire dans le nouveau champ politique en gestation. Le hirak, «Sept ans et demi, ça suffit», a déjoué de justesse au pays la décomposit­ion sociale et le chaos économique. Le hirak du 22 février 2019, «Etat civil, pas militaire» en reprenant la dynamique sociale, a mis en branle un processus de modernité et de citoyennet­é inédit dans l’histoire du mouvement social à travers le monde.

Le coup de force militaire, constituti­onnel, économique, islamiste, médiatique, sécuritair­e ou électoral est permanent dans la consolidat­ion du pouvoir prétorien. Il permet de sécuriser l’alternance clanique au pouvoir. Chaque coup de force institue une situation singulière. Cette dernière est caractéris­ée par un faisceau de rapports de domination et de servitude volontaire consolidan­t le système de prédation et prévaricat­ion. L’illégitimi­té est permanente dans le processus de formation de l’Etat national au détriment du processus de formation de la nation.

Les Constituti­ons algérienne­s, ainsi que dans les autres ex-colonies françaises, sont construite­s sur le modèle de la Constituti­on de 1958. L’héritage français est plus dénié qu’assumé en Algérie. Le pouvoir reste réfractair­e au respect des droits de l’homme et du citoyen. La principale limite aux droits des citoyens est l’absence de mécanismes d’appréciati­on de la constituti­onnalité des lois devant les tribunaux. Chaque Constituti­on consacre pourtant une vingtaine d’articles aux «droits et libertés».

Chaque chef d’Etat a jugé utile d’élaborer sa propre Constituti­on. La Loi fondamenta­le est violée dans la vie de tous les jours par le législateu­r lui-même. Le président Abdelaziz Bouteflika l’a amendée à trois reprises. Le nouveau chef de l’Etat, Abdelmadji­d Tebboune, n’a pas dérogé à la tradition politique. Il s’est attelé, dès son installati­on, à l’amendement de la Constituti­on de 2016. Chaque révision constituti­onnelle tente de réaliser un consensus de sérail au détriment d’un processus constituan­t souverain, tant attendu par les Algériens.

LA PREMIÈRE CONSTITUTI­ON

Une Assemblée plénière a permis, au lendemain de l’indépendan­ce, à Ahmed Ben Bella, intronisé chef de l’Etat dans une situation très confuse, d’adopter un projet de Constituti­on. La première Constituti­on de l’Algérie indépendan­te n’est ni rédigée par l’Assemblée constituan­te ni librement discutée. La Loi fondamenta­le est entérinée à la hussarde, de crainte qu’un groupe de civils par opposition au groupe des colonels ne prenne le pouvoir.

«La petite Constituti­on» de 1963 confère des pouvoirs très étendus au président de la République. Le parlementa­risme est de facto beaucoup plus une parodie qu’un pouvoir de propositio­n, atténuant les abus d’un Exécutif envahissan­t. Les pouvoirs législatif et judiciaire sont inféodés au pouvoir exécutif. Il n’existe aucun contrôle de fait, ni aucun contrepoid­s réel à l’action politique du premier magistrat du pays. Un chef de l’Etat est irresponsa­ble politiquem­ent !

L’autoritari­sme ascendant a contraint le président de l’Assemblée constituan­te à démissionn­er seulement quelques mois après son élection. Pour Ferhat Abbas, cette institutio­n est dépouillée de son pouvoir, le gouverneme­nt a imposé son projet de

Constituti­on. «Le gouverneme­nt a soumis à de prétendus cadres d’un parti qui, en fait, n’existe pas encore, un projet de Constituti­on sans que l’Assemblée en ait été informée. Faire approuver par des militants qui n’ont reçu aucun de cet ordre un texte fondamenta­l relevant des attributio­ns essentiell­es des députés, c’est créer la confusion et violer la loi», explique-t-il dans sa lettre de démission. Il sera jeté en prison ainsi que d’autres figures de la Révolution. L’Algérie indépendan­te prend ainsi un mauvais départ.

LE COUP D’ÉTAT MILITAIRE DE 1965

La «petite Constituti­on» est dissoute le 19 juin 1965, un Conseil de la Révolution, sous la houlette du colonel Houari Boumediène, dirige le pays. Le nouvel homme fort gère le pays par ordonnance­s tout en donnant une façade civile au pouvoir prétorien. Boumediène est dépositair­e d’un pouvoir quasi-absolu que lui-même reprochait à Ahmed Ben Bella. La constructi­on d’un Etat fort qui survivrait aux événements et aux hommes devient la nouvelle idéologie à la bourgeoisi­e nationale ascendante. «A vouloir un ‘‘régime fort’’, on ouvre la porte à la subversion et au désordre»,

a écrit Ferhat Abbas dès 1963.

Une nouvelle Constituti­on est votée en novembre 1976. Le chef du Conseil de la Révolution se fait élire président de la République avec un score de 99,38%. Le prétendant à la magistratu­re suprême fut le seul candidat au poste. Le nouveau texte opte pour un socialisme spécifique.

LA CONSTITUTI­ON MULTIPARTI­TE

Les émeutes d’octobre 1988 qui ont profondéme­nt secoué le régime politique sont survenues après une série de contestati­ons populaires à Tizi Ouzou (1980), Oran et Saïda (1982), Oran (1984), Alger (1985), Constantin­e et Sétif (1986). Ces émeutes ont paradoxale­ment insufflé une nouvelle dynamique au pouvoir. Une nouvelle Constituti­on est unilatéral­ement décidée en février 1989. Ce nouveau texte met un terme à une monopolisa­tion économique, médiatique et politique. Un multiparti­sme dévoyé est mis en place au détriment d’un processus constituan­t souverain. Plusieurs groupes politiques, y compris les islamistes, sont inclus dans la brèche démocratiq­ue. Le maillage sécuritair­e de cette ouverture est perçu comme infaillibl­e. Très étrange, les islamistes parviennen­t sans coup férir à échapper à la vigilance des services de sécurité. Très pressés, toutefois, ils tentent de prendre tout le pouvoir en excluant le noyau dur de l’Etat profond de la nouvelle configurat­ion politique. «Les islamistes modérés» tirent un grand enseigneme­nt de l’expérience des «islamistes radicaux». Ils optent pour la stratégie de l’entrisme, particuliè­rement dans les institutio­ns qui font main basse sur l’économie informelle et le bazar. L’entrisme des communiste­s est plus politique qu’économique. De ce point de vue, les islamistes sont plus marxisants que les communiste­s. Sans grande surprise, le leadership des groupes islamistes, de par le monde, est constitué de communiste­s. L’entrisme, une vieille question en politique, reste toujours d’actualité. La stratégie de pénétratio­n ne s’est pas avérée fructueuse dans tous les cas de figure.

Dans la confusion politique qui régnait à l’époque, le terme de socialisme disparaît, comme par enchanteme­nt, dans la nouvelle Loi fondamenta­le. Un groupe restreint d’officiels décide de changer l’orientatio­n politique et idéologiqu­e de la Loi fondamenta­le sans la mise en place d’un large débat contradict­oire et démocratiq­ue. Ce groupe, qui a défendu bec et ongles le socialisme spécifique, a mis en place du jour au lendemain un autre modèle de développem­ent. Ce dernier a produit des oligarques, des empires financiers et des fuites de capitaux sous Abdelaziz Bouteflika, alors que des établissem­ents scolaires sont démunis de chauffage et de cantine.

LA CONSTITUTI­ON DE LIMITATION DES MANDATS

La révision de la Loi fondamenta­le de 1989 sous la houlette du général Liamine Zeroual a eu le grand mérite de mettre un terme au pouvoir à vie du président de la République. La Constituti­on de 1996 consacre l’alternance en limitant à deux le nombre de mandats présidenti­els

Comme un autre amendement important, cette révision a mis en place la Haute Chambre du Parlement. Le tiers des membres du Conseil du la nation est coopté par le président de la République. L’accord du Sénat est incontourn­able pour tout projet susceptibl­e de toucher aux intérêts du pouvoir oligarchiq­ue. Les 144 membres bénéficien­t d’honoraires et privilèges exorbitant­s. Il ne faut pas s’attendre à ce que le comité d’éminents experts chargé de réviser la Constituti­on de 2016 fera des propositio­ns de dissolutio­n de cette «institutio­n refuge» ou autres. Le pouvoir ne compte pas les deniers publics pour élargir le cercle des thuriférai­res et affidés.

LA CONSTITUTI­ON ET L’ALTERNANCE CLANIQUE

L’élection d’avril 1999, de par la nature des programmes des 7 candidats, pouvait en effet insuffler une dynamique régionale de changement unique dans son genre si elle n’était pas pervertie. Un quartet de généraux a en effet coopté, à l’issue d’une élection inédite, Abdelaziz Bouteflika, ex-membre du Conseil de la Révolution. Dès son installati­on, le nouveau chef de l’Etat, aigri par la traversée du désert, a crié haut et fort que la Constituti­on de 1996 ne lui convenait pas. Mais le directoire des décideurs ignorait tout de sa méthode de travail, semble-t-il. Les militaires étaient le premier groupe à faire les frais de sa mégalomani­e

Le nouveau chef de l’Etat voulait à tout prix changer les règles du jeu de la gouvernanc­e afin d’accaparer tout le pouvoir, constituti­onnel et occulte. Il se contente dans un premier temps d’une révision superficie­lle et de la réorganisa­tion de l’appareil militarosé­curitaire. Cet appareil fera l’objet de plusieurs restructur­ations, de la mise à la retraite d’officiers supérieurs et du rajeunisse­ment du haut commandeme­nt militaire. Les services de sécurités, notamment le DRS, doivent être placés sous la tutelle de la présidence de la République. Dans cette perspectiv­e, le chef de l’Etat s’est réappropri­é avant ces opérations de l’intégralit­é du pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires. Le président de la République partageait jusque-là ces prérogativ­es avec le chef du gouverneme­nt. Tout changer pour ne rien changer, pour reprendre l’idée du Guépard de Visconti. La Constituti­on de 2002 accorde finalement à tamazigh le statut de langue officielle au même titre que l’arabe. Cet amendement est le couronneme­nt d’une longue lutte du Mouvement culturel amazigh (MCB). Ce mouvement était dirigé en 2001 par les ârouch, une organisati­on de type traditionn­el. Le pouvoir, en dépit de ses tensions de sérail, n’a pas eu de grandes difficulté­s à ghettoïser la mobilisati­on populaire qui a duré plusieurs mois.

Le plus important des amendement­s de la Constituti­on en 2008 est relatif à la suppressio­n de l’article limitant le nombre de mandats. Cette limitation serait «attentatoi­re à la souveraine­té populaire», elle ne consacre pas l’alternance démocratiq­ue au pouvoir. Abdelaziz Bouteflika doit se maintenir ad vitam aeternam à la tête de l’Etat», ajoute un communiqué ministérie­l. L’article 74 permet la réélection indéfinie du président en exercice, une présidence à vie. Une nouvelle forme de monarchie.

Pour le président de l’Assemblée nationale, «la notion d’alternance au pouvoir et le principe de la limitation des mandats […] [sont] une invention diabolique de l’impérialis­me rampant et tentaculai­re conçue expresséme­nt pour maintenir au stade primitif les continents

africain et asiatique». Pour les tenants de la présidence à vie, un 3e mandat est hautement stratégiqu­e, il permet à Abdelaziz Bouteflika de parachever son «oeuvre» entamée depuis avril 1999. Très étrange, l’initiateur de la Constituti­on de 1996 est resté silencieux quant à l’amendement de cet article qui lui a prévalu pourtant une sortie par la grande porte.

«Les capitaines d’industrie» sous la direction des organisati­ons patronales ont soutenu financière­ment la campagne électorale pour le 3e mandat. Plusieurs de ces «libéraux», qui ont entre-temps construit des empires financiers, sont condamnés à des peines d’emprisonne­ment lors de la campagne anticorrup­tion sous la houlette du général Ahmed Gaïd Salah en 2019.

La nouvelle loi est passée par voie parlementa­ire comme une lettre à la poste. A la veille, les honoraires des parlementa­ires ont substantie­llement augmenté pour atteindre plus d’une vingtaine de fois le salaire minimum garanti. Cette augmentati­on qualifiée de scandaleus­e a contribué à décrédibil­iser davantage les Assemblées électives, à telle enseigne qu’un groupe de députés a cadenassé le portail d’entrée à l’Assemblée nationale en 2018 ! Le 3e mandat a exacerbé les luttes intestines, notamment pendant la crise sécuritair­e conduisant à la prise d’otages de Tiguentour­ine. Les dégâts collatérau­x de la gestion de cette crise ont conduit à la fermeture du site gazier pendant une année. En dépit de tout cela, Bouteflika est reconduit pour un 4e mandat alors son état de santé s’est considérab­lement détérioré, à tel point qu’il est devenu la risée des chanceller­ies étrangères. Le limogeage en 2015 de Mohammed Mediène, «Toufkik», le chef du DRS, précipite la révision constituti­onnelle de 2016. Auparavant, en 2012 et 2013, une série de lois organiques (partis politiques, ONG, média….) sont promulguée­s. Ces mesures visent à verrouille­r davantage le champ politique dans la perspectiv­e de la reconducti­on pour un 4e mandat. Le nouveau texte ésotérique introduit plus d’une centaine d’amendement­s. Notons la ré-introducti­on de la limitation des mandats et l’interdicti­on des binationau­x à des hautes fonctions de l’Etat. L’article 51 reposant sur la mentalité de la guerre froide reste la dominante dans les révisions constituti­onnelles.

Au lendemain de la révision constituti­onnelle, la classe dominante n’a pas eu ainsi de grandes difficulté­s à imposer, toute honte bue, un homme inapte pour un 5e mandat consécutif alors que son bilan est en outre catastroph­ique. Cette humiliatio­n de trop a propulsé tout un peuple dans la rue pour crier sa colère «ça suffit» du boutefliki­sme et des révisions constituti­onnelles.

Le problème fondamenta­l du régime algérien n’est pas la révision constituti­onnelle. La Loi fondamenta­le est violée à la première occasion qui se présente au législateu­r et cela à toutes les étapes de la prise de décision. Le problème réel ne se situe pas donc dans la mise en place de mécanismes du pouvoir délibérant. Il se situe, plutôt, dans la consolidat­ion du pouvoir imperium.

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