La dépénalisation de l’acte de gestion en question
● «Le concept d’acte de gestion est entouré d’un flou juridique et les fautes de gestion sont évoquées par le seul article 715 bis 23 du code du commerce et elles engagent uniquement la responsabilité civile des dirigeants de société», a relevé Ahmed Ber
Les débats organisés durant deux jours par l’Institut national des études stratégiques et globales (INESG) sur le management des entreprises du secteur public ont pris fin dans la journée d’hier, qui a connu l’intervention du professeur des universités Ahmed Berchiche autour de la pénalisation et dépénalisation des actes de gestion. «Le concept d’acte de gestion est entouré d’un flou juridique et les fautes de gestion sont évoquées par le seul article 715 bis 23 du code du commerce et elles engagent uniquement la responsabilité civile des dirigeants de société», a-t-il d’emblée relevé. L’invité de l’INESG, qui a donné plus de précisions sur le concept, a souligné, qu’au regard des principes généraux du droit, l’acte anormal de gestion représente celui qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise ou qui la prive d’une recette sans être justifiée par les intérêts de l’exploitation commerciale. Selon lui, «le dirigeant est juge de l’opportunité de sa gestion car, en principe, il doit jouir d’une certaine liberté de décision en contrepartie des risques qu’il assume».
Pour lui, «la faute de gestion ne fait l’objet d’aucune définition précise par la loi. En conséquence, son périmètre peut être assez large et elle est appréciée par les tribunaux au cas par cas». Le professeur Berchiche retient tout de même que «tout acte ou omission d’un dirigeant qui serait contraire à l’intérêt social pourrait constituer une faute de gestion de nature civile». Il en cite plusieurs. «Il peut s’agir, dit-il, d’erreurs dans la gestion opérationnelle, par exemple des engagements contractuels disproportionnés par rapport aux moyens ou aux besoins de l’entreprise.» «La sanction de telles négligences ou erreurs ayant entraîné un préjudice pour la société doit être, selon lui, civile : elle consiste en une réparation du dommage ainsi causé.» «S’agissant précisément d’une entreprise publique économique ou tout autre établissement public, on ne reconnaît pas au gestionnaire le droit à l’erreur de gestion : la faute de gestion prend une coloration pénale, dès lors que la loi retient comme acte matériel ‘‘la détérioration ou la perte des deniers publics ou privés’’, pour reprendre l’expression employée dans l’article 6 bis du code de procédure pénale», indique le professeur des universités, qui estime que «le législateur lui-même se fourvoie en utilisant des termes ‘‘fourre-tout’’, loin du cadre précis de la qualification, ce qui a pour effet de susciter l’inquiétude légitime des cadres dirigeants et de désemparer les magistrats !» «Aucun texte, clair dans sa rédaction et précis quant à sa portée, n’encadre correctement le concept d’acte pénal de gestion», précise le conférencier non sans critiquer les réformes en cours. «Suite aux directives présidentielles tendant à dépénaliser un tel acte dans le souci de restaurer la confiance des dirigeants d’EPE et par là-même encourager leurs initiatives, les auteurs de la réforme entamée se noient malheureusement dans des confusions et incohérences regrettables sur le plan juridique», souligne Ahmed Berchiche, relevant au passage quelques incohérences.
«D’abord, la confusion entre une règle de fond, celle relative à la qualification de l’incrimination à même de décrire soigneusement l’élément matériel et l’élément moral surtout (intention, négligence grave équipollente au dol selon le cas), et une règle de forme, celle procédurale concernant la mise en mouvement de l’action publique.» Certes, dit-il, «il convient de saluer une telle avancée allant dans le sens du respect de la présomption d’innocence et des droits de la défense, mais le véritable problème juridique qui se pose est de savoir comment encadrer pénalement l’acte de gestion lui-même, ce qui paraît extrêmement ardu ; le problème véritable est de fond, non de forme !» L’intervenant a parlé ensuite de l’incohérence de l’article 6 bis du code de procédure pénale. Selon lui, tel que rédigé, l’article en question «fait des actes de gestion des conditions préalables de l’infraction». «En vérité, précise-t-il, il s’agit d’établir une distinction qui n’est pas perçue par le législateur.»
L’INCOHÉRENCE DE L’ARTICLE 6 BIS DU CODE DE PROCÉDURE PÉNALE
«Si le texte de l’article 6 bis est clair pour ce qui concerne le vol ou le détournement dont la qualification légale est bien déterminée, il en est tout autrement pour la ‘‘détérioration ou la perte de deniers’’, une formulation ambiguë et imprécise, en tout cas contraire au fondement même de l’élément légal», affirme le conférencier en s’interrogeant sur comment établir l’élément moral. «Est-ce l’intention de nuire ? Est-ce la simple négligence, auquel cas quel genre de négligence, grave ou même légère ?» «On se trouve face à un imbroglio juridique», déclare Ahmed Berchiche, qui pense qu’«en fin de compte, on retient le résultat, sans qu’aucun texte de qualification ne définisse la conduite infractionnelle comme génératrice, précisément, dudit résultat». Pour lui, «la grande majorité des crimes et délits suppose que leur auteur ait agi avec intention». «Comme le code pénal ne fournit aucune définition de l’intention, explique-t-il, la jurisprudence et la doctrine se sont accordées à considérer que ‘‘l’intention, dans son sens juridique, est la volonté de commettre l’infraction, telle qu’elle est décrite par la loi ; c’est la conscience, chez l’auteur, d’enfreindre les prohibitions légales (qu’il est toujours censé connaître).» Dans sa communication, le professeur des universités souligne que l’article 6 bis prévu par l’ordonnance n°15-02 du 23 juillet 2015 complétant le code de procédure pénale dispose que «l’action publique ne peut être mise en mouvement à l’encontre des gestionnaires des entreprises publiques économiques…, pour des actes de gestion ayant entraîné le vol, le détournement, la détérioration ou la perte des deniers publics ou privés, que sur plainte préalable». L’orateur soulève en effet la question de savoir quel pouvoir s’arroge le parquet pour l’étendre aux faits de corruption que le législateur lui-même ne mentionne pas expressément, afin de ne point contrecarrer les conventions internationales de lutte contre la corruption, toutes ratifiées par l’Algérie et dont le but est de mettre en place des mécanismes à même d’éradiquer ce fléau. «C’est précisément à la suite d’actes de gestion relatifs à la conclusion de contrats, notamment internationaux, ou d’avenants ou de marchés publics que la corruption trouve son terrain de prédilection», indique l’invité de l’INESG en considérant que «là encore, il s’agit de ne pas confondre acte de gestion et corruption». Selon lui, «dans l’impossibilité pratique de lutter efficacement contre la corruption, on a tendance à réprimer l’acte de gestion luimême, en mêlant la condition préalable (l’acte de gestion) et l’infraction de corruption avec tous ses éléments constitutifs !» «L’acte de corruption se cache derrière la passation d’un contrat, d’un avenant ou d’un marché public», note encore le professeur, qui en précisant que la base légale de la corruption est l’article 27 de la loi 06-01 du 20 février 2006 et de l’article 89 du code des marchés publics, soutient que dans un marché public, par exemple, la corruption prend des formes d’expression multiples qui, du népotisme au trafic d’influence et favoritisme, passent par de nombreuses irrégularités (telles les informations privilégiées, la surestimation des besoins, les surfacturations, la manipulation des critères…).
«Il faut reconnaître qu’en l’absence de telles définitions entourant les actes de gestion et susceptibles d’exclure l’arbitraire, il est bien évidemment difficile pour les chefs d’entreprise publique de tracer une frontière entre le licite et l’illicite, entre le permis et l’interdit, entre ce qui relève de la gestion avec tous ses aléas et ce qui tombe sous le coup de la loi», affirme le professeur Ahmed Berchiche avant de conclure qu’«en fin de compte, il est possible et concevable de faire progresser l’Etat de droit, d’encourager les magistrats à réprimer sévèrement les comportements coupables, particulièrement les auteurs de corruption, tout en répondant aux préoccupations justifiées des dirigeants d’entreprise publique quant à leurs éventuelles erreurs de gestion».
Cela passe, dit-il, par le développement d’une professionnalisation des magistrats affectés dans les formations d’instruction et de jugement spécialisées en matière économique et financière, d’une part. Il convient d’étendre à tous les gestionnaires du secteur public économique la campagne de sensibilisation contre la corruption, déjà entamée en février 2016 en faveur des fonctionnaires et agents publics, à l’initiative de l’Organe national de prévention et de lutte contre la corruption et assurée par une équipe d’experts au sein de l’ISGP, d’autre part.