«La pandémie a affecté l’agenda des réformes économiques»
Deux années consécutives des plus difficiles pour l’Algérie.Après les incertitudes de 2019, la pandémie a aggravé la situation sur le plan économique. Quelle évaluation en faites-vous ?
Deux années consécutives des plus difficiles pour l’Algérie, avec deux marqueurs datés ayant produit des effets majeurs sur la sphère économique et sociale mais cependant de nature différente.
Il s’agit, comme vous le suggérez, du Hirak (22 février 2019) et ensuite du début de la pandémie de la Covid-19 en Algérie (mars 2020) avec l’apparition des premiers clusters à Blida et Ouargla. Pour l’année 2019, certes, on peut relever les incertitudes que vous évoquez. Mais on doit surtout retenir que c’est du fait de la puissance, de l’inclusivité et de la durée de ce mouvement populaire et de son accompagnement par l’institution militaire, que la déconstruction des segments économiques non vertueux et peu performants, pour ne pas dire prédateurs, a pu s’effectuer. Cette déconstruction est, de mon point de vue, l’acte fondateur d’un nouveau paradigme économique de nature à générer une croissance robuste, diversifiée et inclusive portée par un secteur privé décomplexé et compétitif. Ce dernier, dorénavant régi par la sanction du marché, dans le cadre d’une compétition transparente lui assurant l’accès égal aux facteurs de production, hors «mélange de l’argent et de la politique» et proximité au pouvoir, sera le vecteur structurel de la croissance. Un acquis historique pour une économie algérienne qui était engluée trop longtemps dans la nasse d’une croissance molle récurrente, sans perspective d’émergence, faute notamment et surtout d’une telle rupture systémique. Pour l’année 2020, les conséquences de la pandémie de la Covid-19 ont produit, en Algérie, un choc financier, économique et social de plus grande amplitude que celui de l’année précédente. Cela d’autant qu’il ne faut pas oublier que l’économie algérienne n’avait encore pas absorbé le choc résultant de la crise de cycle long de 2014, dont la gestion a été pour le moins passive, en tout cas sous-estimée. Alors dans quelle situation économique sommes-nous en cette fin d’année 2020 ? Le PIB de l’Algérie recule en 2020 à moins 6,5%, selon la Banque mondiale et de moins 5,5% selon le FMI. Nos deux voisins maghrébins de l’Ouest et de l’Est ont fait moins bien avec un recul de moins 7% de leur PIB, selon les mêmes sources. De façon plus globale, il faut quand même savoir que le monde connaîtra cette année une dette supérieure à son PIB, situation plus grave que celle héritée au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Les mesures de confinement rapides, prises en Algérie dès mars 2020, ont contribué à ralentir la pandémie, mais ont réduit, et dans certains cas, arrêté les activités dans les secteurs des transports, du BTPH, du tourisme, de l’hôtellerie, des petits métiers et des activités informelles. Malgré cela, le PIB hors hydrocarbures du pays a connu une progression de 2,4%, tirée par le secteur agricole en particulier, qui a fait preuve de résilience. On peut relever dans ce cadre la bonne tenue de deux autres branches. D’abord, la branche pharmacie qui a su s’adapter aux nouveaux besoins préventifs et thérapeutiques induits par la pandémie (production de masques, production de kits de détection de la Covid-19, etc.) et dispose même du potentiel scientifique et technologique pour co-produire les vaccins Covid-19. Ensuite, la filière ciment qui, autour du groupe public GICA à réaliser des performances à l’export sur les marchés africains et lointains. Dernière donnée importante à indiquer, le taux d’inflation a pu être contenu à 2,2% à fin
octobre 2020, selon l’ONS.
Ne pensez-vous pas que cette crise sanitaire a retardé les réformes sur lesquelles s’est engagé Abdelmadjid Tebboune ? Quel bilan justement pour cette première année du quinquennat 2019-2024 ?
Effectivement, cette crise a affecté l’agenda des réformes économiques car elle a assombri la visibilité à court et moyen terme, secoué les équilibres macro-économiques et bousculé l’ordre des priorités dans l’affectation des ressources. Le plan de relance 2019-2024 que vous citez, bien qu’ayant fait l’objet de la première Conférence nationale du 18 et 19 août 2020, présidée par le chef de l’Etat, n’a pas été, à ma connaissance, finalisé et publié formellement. Ceci dit, on peut relever quelques signaux à porter au contenu probable de ce plan : soutien au développement des startups, digitalisation, promotion des grands projets miniers (fer, phosphate), accélération du programme des énergies renouvelables, de la pétrochimie, de la pharmacie, de l’agroalimentaire. Le Président de la République avait même esquissé une première ébauche de financement de ce programme, sur ressources propres, à hauteur de 1900 milliards DA comme disponibilités bancaires auxquelles s’ajoutent 10 milliards de dollars mobilisables sur les réserves de change. Mais en attendant cette relance, on retiendra de l’année 2020 surtout comme celle d’une année d’absorption du choc financier, mais aussi économique et social, avec la mise en oeuvre d’une politique de stabilisation et sauvegarde. Comme faits notables de la stabilisation, on peut relever la diminution notable du budget d’équipement de l’Etat dans la loi des finances 2021, l’objectif pour 2020 de baisse des importations de marchandises de 4,7 milliards de dollars et de celle des services de 2,3 milliards de dollars, pour réduire le déficit de la balance commerciale et amortir le choc sur la balance des paiements. Pour en faire un bilan précis, on devra attendre la publication des réalisations respectivement par l’administration des Douanes pour les marchandises et la Banque d’Algérie pour les services. Pour la sauvegarde, il faut relever ce qui a été fait dans l’urgence pour soutenir les titulaires des revenus les plus faibles et la trésorerie des entreprises affectées par l’arrêt partiel ou total des activités. Les bilans, à ma connaissance, ne sont pas disponibles encore et le programme de soutien pour les entreprises se poursuivra probablement en 2021.
La baisse de l’activité économique à travers le monde a entraîné une réduction de la demande en pétrole, notamment durant le premier trimestre. Comment résumer l’impact sur l’Algérie au cours de cette année ?
L’industrie mondiale des hydrocarbures a subi, du fait de la chute de l’activité économique et donc de la demande mondiale, un choc financier majeur dû à l’effondrement des prix du baril de brut qui en a résulté. A cela s’ajoute, pour l’Algérie, un recul continu des quantités produites et exportables. De ce point de vue d’ailleurs, l’année 2020 aurait pu être pire pour la balance des paiements algérienne. Je vous rappelle à ce propos que le degré d’incertitude du premier trimestre 2020, que vous citez, était tel que l’AIE et l’OPEP avaient indiqué, dans un des rares communiqués communs signés, que «si les conditions actuelles de marché persistent, les revenus issus du pétrole et du gaz chuteront de 50 à 85% en 2020, atteignant leur plus bas niveau depuis 20 ans».
Au bout du compte, l’Algérie n’aura finalement perdu en 2020 qu’un tiers de ses revenus en devises par rapport à 2019, sachant que ses recettes d’exportation seront de l’ordre de $22 milliards en 2020 contre $33 milliards en 2019. Le deuxième effet collatéral aura été la forte diminution des recettes de la fiscalité pétrolière que la dépréciation du dinar n’a absorbé qu’à la marge. Cela a entraîné un resserrement budgétaire qui a touché le budget d’équipement de l’Etat, corrigé à la baisse aussi bien dans la LFC 2020 que dans la LF 2021. Cette baisse de la commande publique d’équipement aura évidemment un impact négatif sur le secteur réel, d’abord sur la branche du BTPH, en difficulté déjà et fortement touchée par les effets de la pandémie.
Quelle a été, à votre avis, la portée des mesures arrêtées en faveur des entreprises ?
Je pense qu’il faudra attendre les résultats de l‘enquête en cours initiée par le Gouvernement avec l’appui du PNUD pour mesurer les impacts sur les différents secteurs et filières, sachant que tout le pan des activités informelles, y compris les petits métiers, n’est pas mesurable par définition et donc sera probablement hors épure de cette enquête. Le principe d’un soutien aux entreprises a été confirmé par le Président de la République, lors de la Conférence nationale sur le Plan de relance d’août dernier. En vérité, la mise en oeuvre avait commencé par le soutien aux banques publiques qui financent notamment 85% du secteur privé et aux autres banques de la place. La Banque d’Algérie a pris très tôt des mesures de nature à faire face aux manques de liquidités dont souffrent les banques algériennes (créances non remboursées ou non performantes, effet de «Bank run », etc.). Son Comité des opérations de politique monétaire (COPM) a décidé de réduire, dès le 15 mars 2020, le taux directeur à 3,25% et d’abaisser le taux de réserve obligatoire de 10% à 8%. L’objectif est, in fine, de dégager dans l’urgence, des ressources bancaires au profit des entreprises en difficulté de trésorerie par l´arrêt ou le ralentissement de leurs activités du fait de la Covid-19. Ces mesures avaient été jugées insuffisantes par les syndicats patronaux. D’autres ajustements suivront en 2021 à l’issue de l’évaluation en cours des manques à gagner des entreprises, dus à la pandémie.
En l’absence d’études sur l’impact social de la pandémie, quels sont selon vous les principaux indicateurs de la dégradation des conditions sociales ?
Vous faites bien de relever cette insuffisance en matière d’études et de statistiques dans la sphère économique et sociale. Elle a un impact négatif sur l’élaboration, la conduite et l’évaluation des politiques publiques en la matière. C’est un problème récurrent que nous traînons depuis des décennies. Le principal indicateur de la dégradation des conditions sociales reste, à mon avis, le niveau et l’ampleur des pertes de revenus salariaux et non salariaux, formels et informels. Des filets de protection ont été mis en place pour soutenir les titulaires des revenus les plus faibles, sur une base déclarative. L’opération a quand même souffert de l’inefficacité du dernier segment d’affectation de ses ressources à leurs titulaires (attente aux guichets postaux). Pour le reste, on attendra la publication du rapport du PNUD sur l’évolution de l’indice du développement humain en Algérie pour 2020. Il faudra rester également attentif aux déficits sociaux identifiés dans les «zones d’ombre» et des résultats obtenus dans leur traitement par les pouvoirs publics.
Comment s’annoncent les perspectives économiques ?
Dans le contexte actuel, les perspectives économiques restent encore incertaines car encore fortement corrélées aux agendas sanitaires interne et internationaux et à l’efficacité des vaccins. Vous avez constaté par exemple, le recul significatif des cours pétroliers, lorsque qu’une souche de la Covid-19 plus contagieuse a été identifiée en Angleterre.
Ceci dit, les dernières estimations de la Banque mondiale, livrées en octobre dernier, le PIB de l’Algérie devrait connaître un rebond de 3,8% en 2021 et de 2,1% en 2022. Cela reste encore insuffisant face à l’ampleur des défis à relever dans la sphère budgétaire et financière.
Seule une relance massive des investissements pourrait induire une reprise forte et durable. S’agissant de la relance des investissements étrangers (IDE), la suppression de la clause de sauvegarde 49/51 pour les secteurs non stratégiques est un facteur incitatif. Les conditions de relance des IDE se sont ainsi améliorées. Mais c’est dès à présent que nos acteurs économiques et nos institutions devraient anticiper la relance mondiale, dont les sources de financement sont mobilisées dans le reste du monde. Avec un ratio IDE/FBCF inférieur à 3% (à comparer avec celui de la Tunisie près de 19%), il a beaucoup à faire dans la mobilisation des IDE chez nous. Cette contribution des IDE dans la formation brute du capital fixe (FBCF) en Algérie est un des véhicules à mobiliser dans le financement de la croissance avec le Project financing et les crédits concessionnels. Cela devra se faire parallèlement à la mobilisation de l’épargne interne formelle et informelle, y compris par l’instrument de la finance islamique. De façon plus générale, les réformes structurelles à initier, dans des conditions plus contraintes que prévues, ne pourront plus être reportées. Elles impliqueront à la fois une relance productive vertueuse et une rationalisation budgétaire en réduisant les gaspillages et pertes aux frontières pour les produits subventionnés en ciblant les groupes sociaux à soutenir et mettre à plat les niches fiscales pour en revoir l’opportunité et l’efficacité. Cela car c’est la pérennité des finances publiques qui est en jeu, sachant que les déficits récurrents du budget de l’Etat risquent à moyen terme de perturber ses missions régaliennes et de porter atteinte à la continuité des services publics. Je conclurai mon propos sur la problématique du timing approprié pour engager ces réformes car j’observe que l’histoire économique de l’Algérie est paradoxale de ce point de vue-là. Ainsi, la disponibilité de ressources financières a toujours eu un effet d’éviction sur les réformes, car les menaces sont sous-estimées, libérant la voie à une consommation débridée et des gaspillages, voire à la prédation. Lorsqu’il n’y a plus d’argent, l’effet d’éviction subsiste quand même, car on ne touche pas au modèle dispendieux et inefficace existant par crainte que les équilibres sociaux soient ébranlés. La sortie de ce paradoxe doit être actée à présent, car les sources de financement du modèle rentier en vigueur sont épuisées. L’engagement de réformes économiques structurelles me semble nous renvoyer désormais au champ existentiel. Pour ce faire, la mobilisation d’un large front social est requis, amarré à un consensus politique qui dépasse les contingences partisanes et idéologiques. Le chemin est étroit mais c’est la seule voie pour l’émergence d’une économie diversifiée, robuste et inclusive. L’Algérie a le potentiel pour emprunter avec succès ce chemin car elle dispose du capital humain, de ressources naturelles et d’infrastructures et de la sécurité.