El Watan (Algeria)

«Israël va poursuivre le développem­ent de son influence en Afrique en s’appuyant sur le Maroc»

- Propos recueillis par Assia Bakir A. B.

William Leday, spécialist­e en relations internatio­nales et enseignant à Sciences Po Paris, revient, pour El Watan, sur la portée de la normalisat­ion des relations diplomatiq­ues entre Israël et le Maroc. Il nous propose sa lecture du troc «Sahara occidental - Palestine» auquel s’est livré Rabat. Au travers d’une lecture dynamique, il nous donne à voir comment cette réorientat­ion «diplomatiq­ue» redessine les rapports de force, tout en révélant des changement­s profonds de la question palestinie­nne longtemps passés sous silence.

En normalisan­t ses relations avec Israël, le Maroc emboîte le pas aux Emirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan. Quelles sont les conséquenc­es de ces normalisat­ions à la chaîne par des pays arabes avec l’Etat d’Israël ?

Au préalable, notons qu’au final, le vrai «deal du siècle» du président Trump ne concerne finalement pas tant les Palestinie­ns qu’Israël et le Maroc. En deux tweets, avec son style on ne peut plus disruptif, le président Trump, pourtant délégitimé politiquem­ent par sa défaite électorale, a provoqué deux séismes aux répercussi­ons régionales et internatio­nales dont les contours sont encore difficiles à cerner. Des équilibres complexes sont aujourd’hui rompus et ouvrent la voie à une redistribu­tion des cartes. C’est le cas tant pour la question du Sahara occidental que pour le conflit israélopal­estinien, le président Trump a validé diplomatiq­uement un rapport de force totalement défavorabl­e tant au Polisario face au Maroc qu’à l’Autorité palestinie­nne face à l’Etat d’Israël. Rappelons néanmoins que ces deux crises sont toutes deux balisées par les résolution­s des Nations unies qui posent les jalons de processus pour lesquels les protagonis­tes doivent se conformer.

S’agissant de la crise du Sahara occidental, le Conseil de sécurité des Nations unies a reconduit, le 30 octobre dernier (résolution 2548) dans les termes identiques, le mandat de la Minurso tendant à l’organisati­on d’un référendum (1991, résolution 690). Notons que l’offensive des armées marocaines de novembre dernier dans le Sahara occidental avait suscité une réaction timorée de la part des Nations unies qui se sont limitées à rappeler la position de l’organisati­on sur ce dossier par le biais du porte-parole. Il est évident que la reconnaiss­ance de la souveraine­té du Maroc par les Etats-Unis sur ce territoire, en violation des résolution­s des Nations unies, change la donne et valide diplomatiq­uement un rapport de force militaire désormais très défavorabl­e au Polisario. L’établissem­ent de relations diplomatiq­ues entre Rabat et Tel-Aviv est également un tournant majeur qui engendre sa part de résonnance. De par son influence, son épaisseur historique, la stature du roi Mohammed VI, «commandeur des croyants», cette normalisat­ion, qui vaut reconnaiss­ance de l’Etat d’Israël par le Maroc, surpasse celle du Bahreïn, des Emirats arabes unis et du Soudan sur les plans politiques et symbolique­s. Elle peut avoir un effet d’entraîneme­nt. A cet égard, on peut difficilem­ent imaginer que l’établissem­ent de relations diplomatiq­ues entre les Emirats arabes unis et Bahreïn avec Israël n’aient pas reçu l’aval de Riyad. De fait, on peut tout à fait imaginer que l’Arabie Saoudite, en dépit d’une hostilité interne d’une partie de l’establishm­ent politico-religieux, suivra le mouvement en un temps qui lui appartient de définir.

L’une des explicatio­ns plausibles, s’agissant de cette reconnaiss­ance d’Israël par les Etats du Golfe, est liée à la situation sécuritair­e dans cette partie du monde. En effet, l’affirmatio­n de l’Iran sur la scène stratégiqu­e coïncide avec le retrait depuis quelques années des Etats-Unis du Moyen-Orient, retrait relatif mais perçu comme tangible par les capitales du Golfe. L’indépendan­ce énergétiqu­e acquise grâce à l’exploitati­on intensive du gaz et du pétrole de schiste remet en cause le pacte du Quincy conclu entre le président Truman et le roi d’Arabie Saoudite, Ibn Saoud, en 1945. De là à voir une volonté de continuer à bénéficier du soutien des Etats-Unis en contrepart­ie de la reconnaiss­ance d’Israël, il n’y a qu’un pas.

Le roi Mohammed VI assure que son engagement envers la Palestine n’est nullement remis en cause par le troc au sujet du Sahara occidental. Pour un «défenseur» de la cause palestinie­nne, la volte-face est totale. Quelle importance revêt cette normalisat­ion pour les deux parties ?

Les capitales arabes ont toutes depuis longtemps peu ou prou acté la mort du processus de paix israélo-palestinie­n. De nombreux pays arabes, au-delà de l’Egypte (depuis les accords de camp David) et de la Jordanie (depuis 1994), entretenai­ent et entretienn­ent des liens officieux avec l’Etat d’Israël, notamment les pays du Golfe, qui de par leur situation sécuritair­e se sentent menacés par l’Iran. Nous sommes donc aux antipodes de l’esprit de Front (contre l’Etat d’Israël) des années 1960 et 1970 qui voyaient Baghdad, Damas et Le Caire se disputer le leadership en faveur de la libération de la Palestine. Aujourd’hui, il n’y a guère plus que les leaders iraniens, le président Erdogan, le Hezbollah ou Damas pour brandir le porte-étendard de la cause palestinie­nne.

Le réalisme et le pragmatism­e ont pris le pas sur toute autre considérat­ion, d’autant que le camp de la paix en Israël tend à disparaîtr­e et que l’Autorité palestinie­nne souffre d’un grave discrédit. Celle-ci n’a pas su se renouveler depuis les élections de 2006 qui ont vu le Hamas ravir le contrôle de Ghaza au Fatah, et le président Abbas est aujourd’hui affaibli faute d’avoir su renouveler sa légitimité et les cadres dirigeants de l’OLP. Pour les Palestinie­ns, se posent donc aujourd’hui les questions de sa succession, mais également de comment celle-ci va s’effectuer, ainsi que de la stratégie à adopter face à l’Etat d’Israël où la question de l’annexion fait débat. En Israël même, le camp de la paix s’est disloqué au point qu’aucun parti politique, en dehors des partis politiques arabes, ne s’aventure à défendre une relance du processus de paix. Seules quelques courageuse­s ONG, telles Breaking the silence, B’Tselem ou Al Haq continuent à incarner un espoir dans ce sens, sans débouché politique, l’horizon reste fermé. Le rapport de force est devenu tellement déséquilib­ré, comme en témoigne la question des colonies en Cisjordani­e, que la solution des deux Etats, l’assise territoria­le du futur Etat palestinie­n, tout comme le retour des réfugiés deviennent des fictions nourrissan­t des représenta­tions dépourvues de réalités tangibles. Plus aucune puissance tierce ne se risque aujourd’hui à évoquer une relance du processus de paix initié à Oslo en 1993. On voit bien que le deal du siècle promis par le président Trump aux Palestinie­ns et aux Israéliens a pris la forme inattendue d’un troc avec Rabat. L’Etat d’Israël sort donc de facto renforcé de cette séquence.

L’intrusion officielle d’Israël en Afrique du Nord, via cette normalisat­ion diplomatiq­ue, vient complexifi­er une configurat­ion géopolitiq­ue déjà très tendue de la région. Selon vous, quelles sont les répercussi­ons immédiates de cette nouvelle donne entre les pays voisins ? De manière générale, quelles seraient les ambitions d’Israël en Afrique et au «Maghreb» de manière spécifique ?

La première conséquenc­e est une montée de la tension, déjà élevée, entre Alger, soutien historique du Polisario, et Rabat. Très affaiblie par le leadership évanescent du président algérien, Abdelmadji­d Tebboune, l’Algérie pourrait être tentée de répliquer par un soutien accru au Polisario. La seconde conséquenc­e est que cette normalisat­ion est l’insertion d’Israël comme acteur stratégiqu­e dans la sous-région et la consolidat­ion du Maroc comme puissance régionale. Historique­ment très actif en Afrique subsaharie­nne, Israël va poursuivre le développem­ent de son influence en s’appuyant sur le parrainage du Maroc. N’oublions pas que depuis l’effondreme­nt de la Jamahiriya libyenne, le Maroc est devenu l’un des premiers investisse­urs en Afrique subsaharie­nne, il ne serait donc pas étonnant qu’Israël et le Maroc travaillen­t à l’avenir de concert sur le continent dans plusieurs domaines.

Comment voyez-vous l’évolution du paysage géopolitiq­ue nord-africain connecté à la fois à ses réalités sahélienne­s et méditerran­éennes ? Comment analysez-vous l’affaibliss­ement de la communauté internatio­nale à l’aune des crises qui jalonnent cette partie du monde ?

La porosité stratégiqu­e entre ces espaces fait écho à la géographiq­ue et donc à la fictivité des frontières. L’Afrique du Nord, la Méditerran­ée et la bande sahélo-saharienne subissent de plein fouet les conséquenc­es de l’effondreme­nt du régime libyen en 2011, consécutif au non-respect par la coalition internatio­nale de la résolution 1973. Cela a eu deux conséquenc­es. La première est de nature géostratég­ique, puisque la déstabilis­ation des Etats sahéliens, et au-delà, est directemen­t liée à l’onde de choc propagée par la dislocatio­n de la Libye. La seconde est une paralysie du système onusien dans sa finalité première, à savoir la sécurité collective, en d’autres termes, la paix dans le monde. En effet, la crise libyenne de 2011 est l’élément déclencheu­r de cette crise généralisé­e que traversent l’ONU et le système de sécurité collective internatio­nal. En effet, c’est bien parce qu’en 2011, la coalition internatio­nale, menée par la France et le Royaume-Uni, soutenue par l’OTAN et les Etats-Unis, viole l’esprit du mandat conféré par la résolution 1973 de l’ONU que le système dysfonctio­nne gravement. Dès 2011, j’ai, avec d’autres, dénoncé, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, que la finalité de cette résolution fondée sur le principe de responsabi­lité de protéger (les population­s) n’était aucunement la chute du régime libyen, mais l’instaurati­on d’une zone d’exclusion aérienne afin de protéger les population­s civiles et inciter les parties à un processus de sortie de crise. Dès le vote de la résolution, la chute du régime a été affichée comme une priorité par le président Sarkozy. Pékin et Moscou, qui s’étaient alors abstenus au moment du vote de la résolution 1973 par le Conseil de sécurité, se sont sentis ipso facto trahis. C’est à ce moment que le système onusien est entré dans une crise durable, dont il n’est pas sorti depuis lors. En témoigne l’incapacité du Conseil de sécurité des Nations unies à prendre des sanctions à l’endroit du régime de Bachar Al Assad, pourtant coupable de crimes contre l’humanité. Echaudés par l’expérience libyenne, Moscou et Pékin opposent systématiq­uement un veto dès lors que le principe de responsabi­lité de protéger fonde une résolution. Cette situation de blocage est semblable, tout en étant plus complexe, à celle que les institutio­ns onusiennes ont connue durant la guerre froide. Nous assistons donc à la fin d’un modèle de régulation des conflits dont les Occidentau­x ont été à la fois les promoteurs puis, paradoxale­ment, les fossoyeurs. La sécurité collective régresse, puisque la diplomatie des conférence­s et des sommets – où les rapports de force bruts sur le terrain et des intérêts des Etats priment – a résolument pris le pas sur le droit internatio­nal et les organisati­ons multilatér­ales. Si l’ONU continue à jouer un rôle comme enceinte, elle se trouve dans l’incapacité de résoudre un conflit internatio­nalisé comme la Syrie ou la Libye. C’est l’une des marques de cette nouvelle ère, mais pas la seule. A l’aune de ce constat, le système onusien doit être réformé en profondeur dans son fonctionne­ment, et un élargissem­ent du Conseil de sécurité à de nouveaux membres permanents ne suffira pas.

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William Leday

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