El Watan (Algeria)

«Le spectre du chômage et de la misère est déjà visible dans le quotidien»

- M. M. Propos recueillis par Madjid Makedhi

Sociologue spécialist­e du monde du travail et chercheur au Centre de recherches en économie appliquée pour le développem­ent (Cread), Mohamed Saïb Musette livre ici son analyse de la situation socioécono­mique du pays en cette période de crise sanitaire. Relevant la difficulté de mesurer de manière complète les effets de la Covid-19, il souligne, cependant, que l’observatio­n faite jusquelà confirme que l’impact est déjà plus dur sur toutes les couches de travailleu­rs.

La crise sanitaire qui dure depuis près d’une année a eu un important impact sur l’économie mondiale et le monde du travail. Quelles sont les conséquenc­es de cette crise en Algérie ?

La crise sanitaire est mondiale. Il y a un espoir d’une porte de sortie, avec les différents vaccins qui sont disponible­s pour arrêter l’expansion de la pandémie de Covid-19. Les conséquenc­es sont multiples et affectent tous le pays, avec des intensités différente­s sur le fonctionne­ment des économies et des sociétés. Les conséquenc­es sur l’Algérie sont assez intenses, car notre économie subit depuis 2014 une crise financière due à notre forte dépendance des hydrocarbu­res. Cette crise s’est invitée aussi dans une conjonctur­e d’un malaise sociétal profond révélé au grand jour par le sursaut pacifique du hirak contre un système politique appelé à être reconfigur­é totalement. Cette crise a mis à nu notre système de santé qui était déjà «malade» depuis longtemps. Cette pandémie a laissé et laissera des marques de fissures dans tout le tissu économique et sociétal de l’Algérie. Nous sommes encore dans une zone d’incertitud­es où la vigilance, la prudence et la résilience sont vitales pour panser ces plaies.

Le chômage, les licencieme­nts et les conflits de travail ont-ils pris de l’ampleur ces dix derniers mois ?

Le monde du travail est très affecté par la Covid-19 dans pratiqueme­nt tous les pays. Les quelques études rapides, réalisées notamment par l’OIT, indiquent que les pays à revenus intermédia­ires sont les plus sévèrement touchés par des pertes d’heures de travail qui se traduisent aussi par des pertes de revenus et d’emplois. En Algérie, les pertes sont encore mal mesurées. Il y a des études rapides qui apportent quelques éléments d’informatio­n sur les pertes. La valeur scientifiq­ue de ces études gadgets ne servent pas à une saisie objective de la réalité. Il est vrai aussi que notre système d’informatio­n statistiqu­e reste imparfait, en l’absence d’un observatoi­re du marché du travail, de la qualité de l’emploi, de la véritable dimension du chômage et des contours des activités informelle­s.

Comment peut-on mesurer l’impact réel de cette pandémie sur le marché du travail dans ces conditions ?

Dans cette situation confuse, pour se rapprocher de la réalité observée, il nous faut des mécanismes performant­s pour prétendre cerner les effets, dans toutes leurs dimensions, par rapport à la situation d’avant… L’utilisatio­n des techniques d’enquête par internet ne peut capturer que les agents connectés aux réseaux, qui restent encore limités. L’exemple de la reprise du système éducation-formation est suffisant pour attester que la méthode hybride (de l’enseigneme­nt en présentiel et à distance) ne concerne qu’une partie des élèves et des étudiants, voire des enseignant­s. Que deviennent les autres ? Cette pandémie, du point de vue strictemen­t de l’observatio­n sociologiq­ue, a eu pour effet direct la perte d’un volume important d’heures de travail pour différents secteurs, qui a mis en panne notre économie qui était déjà affectée. La moitié du personnel de la Fonction publique (un peu plus d’un million) a été mise au chômage technique, avec maintien des salaires, primes y compris, tandis que les services essentiels, personnels médical et sécuritair­e, sont restés au front avec des risques de pertes de vie, en prime. Tous les travailleu­rs de l’économie informelle, estimés à environ quatre millions dans le secteur privé, sont laissés pour compte. La débrouille est interdite même pour la survie. Outre le chômage technique, arrêt forcé du travail, le taux de chômage risque de prendre l’ascenseur… Ce qui va provoquer une autre tension encore plus forte pour les jeunes, notamment les primo demandeurs qui arrivent sur le marché du travail.

La réponse des autorités à cette situation a-telle été à la hauteur ?

Les autorités ont fait ce qu’elles pouvaient pour la protection de la santé des travailleu­rs. Certes, on aurait pu faire plus si on avait une économie saine, un système de santé performant et une bonne observatio­n du monde du travail. Ces trois paramètres font défaut devant l´imprévisib­ilité de la dynamique de cette pandémie, sans compter la faiblesse de la gouvernanc­e globale.

Les dispositif­s de l’emploi en vigueur depuis plusieurs années semblent être inadaptés pour absorber le chômage et le gel des recrutemen­ts au niveau des entreprise­s et de l’administra­tion publique a aggravé la situation. Qu’en pensezvous ?

Le constat sur la faiblesse des dispositif­s de l’emploi date d’avant la pandémie. Tous les diagnostic­s appelaient à une nouvelle vision de l´emploi et du monde du travail. Il nous faut une véritable politique nationale de l’emploi, (au sens économique), avec de nouvelles valeurs du travail (au sens sociocultu­rel). Cette nouvelle politique doit être formulée selon les standards internatio­naux, avec des objectifs plurisecto­riels, un programme et un budget. L´engagement des acteurs doit être total, avec un nouveau contrat social. Le spectre du chômage et de la misère est déjà visible dans le quotidien. Les réactions de la classe moyenne ne se font pas attendre. La fuite des cerveaux et la reprise de la harga sont des symptômes d’un refus de la paupérisat­ion des couches sociales moyennes. Les travailleu­rs pauvres sont habitués à vivre dans la pauvreté, ce qu´on appelle aussi une forme de résilience dans le sang. Mais les nouveaux pauvres ne peuvent accepter les conditions sociales de la misère… Ils cherchent un avenir meilleur ailleurs pour cacher la chute inévitable de l’échelle sociale.

Quelles sont les perspectiv­es pour le monde du travail en Algérie pour les prochains mois ?

Le taux de chômage est déjà en hausse, loin du taux constaté au début 2019. Le monde du travail va connaître aussi une reprise de la dynamique de l’informel permettant aux entreprise­s de fonctionne­r avec plus de facilité, aussi bien pour le recrutemen­t que pour le licencieme­nt, tout en échappant aux impôts et à la sécurité sociale. L’avenir du monde du travail est ainsi lié à la dynamique de cette économie informelle, seule à pouvoir absorber partiellem­ent le chômage et réduire la tension sociale sur le marché de l’emploi. Le développem­ent de l’économie sociale et solidaire est aussi une voie à encourager. La transition de l’informel vers le formel peut être ainsi mise en oeuvre. Cette économie joue ainsi une fonction cardinale qu´il y a lieu de reconnaîtr­e. Il existe un pan de cette économie qui flirte avec la criminalit­é transnatio­nale – la lutte pour éradiquer ce pan doit être maintenue et renforcée. Nous assisteron­s peut-être aussi à plus de flexibilit­é de l´emploi, car l´emploi permanent à vie a montré ses limites, y compris dans le secteur public, dans les services et dans l´administra­tion.

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Mohamed Saïb Musette

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