«Le charisme est un atout, pas le tout»
Aziz n’est pas de ces acteurs extraits de l’anonymat de la rue par quelque génial metteur en scène. Il s’est forgé pugnacement sur la durée. De film en film, il réussit la gageure de se renouveler sur le registre d’un même personnage qu’on lui propose et qui relève du cliché dans le cinéma algérien. Il le compose à chaque fois avec des nuances, lui insufflant de la complexité bien que, de prime abord, lisse quinqua portant beau et solidement droit dans ses bottes. Les réalisateurs refusent de le transformer ou de le grimer. Mais, lui, évitant le leurre, il s’interdit d’abuser du charisme qu’il a à revendre, convaincu que c’est un atout mais pas le tout. Aussi, ne ramène-t-il pas entièrement le personnage à lui, lui insufflant des variations dans le caractère, lui imprimant de la rugosité et le fouillant pour le dégager du stéréotype. Il faudra peut être attendre que lui soit proposé des rôles différents, voire des contre-emplois, pour mesurer l’étendue de son talent. Il en a déjà donné un léger aperçu, la seule fois où cela où l’occasion lui a été offerte dans un rôle pas trop typé, dans le feuilleton ramadanesque Oulad hlal. Il y est d’ailleurs l’un des rares parmi les premiers rôles à tourner résolument le dos à la facilité du cliché. Au cinéma, sa palette est remarquable en particulier dans El Achiq, d’Amar Si Fodil et Héliopolis, de Djaffar Gacem. Dans les deux, ses personnages sont piégés dans un inconfortable entredeux, à la croisée de la société coloniale et de celle de ses congénères colonisés, à des moments cruciaux de l’histoire nationale. Dans le premier, commissaire de police venant de prendre sa retraite, il est sollicité par l’administration coloniale pour mener une enquête avec l’arrière-pensée de faire endosser au FLN/ALN l’assassinat d’un très populaire chanteur et de gagner à son détriment la bataille de l’opinion publique. On est en 1958, alors que de Gaule est attendu à Constantine. De l’autre, secrètement, le FLN l’approche et lui fournit assistance afin de faire avorter la machination qui couve contre lui. Dans le second film, on est à la veille du 8 Mai 1945, alors que l’Algérie s’apprêtait à tourner la page de la revendication assimilationniste au profit de celle de l’indépendance. Son personnage est un puissant propriétaire foncier, fils de caïd. Dans une séquence forte qui illustre la fin des illusions, l’on souffre autant pour son personnage que pour lui au point qu’on finit par s’étonner qu’Aziz ait réussi à maintenir la crédibilité de son personnage comme celle d’une situation outrée par un manichéisme qui fait basculer le film dans la démonstration. C’est d’ailleurs la seule séquence par laquelle pêche ce long métrage au demeurant fort bien réussi, premier coup d’essai au cinéma d’un téléaste.
Revenons maintenant au parcours de l’acteur : «Ma toute première expérience au cinéma, c’est en 1990.» Aziz affiche alors le bel âge de 26 ans. C’est dans Déclaration, un téléfilm de Mohamed Bouamari. Puis, en 1992, une deuxième participation lui est offerte dans Automne Octobre à Alger sous la direction de Malek LakhdarHamina. Puis, plus rien. La production cinématographique était chiche, plutôt nulle, pour les raisons liées à la décennie noire. L’accès au rôle de jeune premier auquel il pouvait prétendre lui est ainsi fermé. Du coup, Aziz Boukerouni limite ses ambitions au théâtre : «L’amour des tréteaux m’a été inoculé au collège à la faveur des séances hebdomadaires d’animation culturelle mais concomitamment aussi par les séances de cinéma scolaire.» Avec des copains, il se rend au centre islamique de la rue Ali Boumendjel où se donnent des représentations théâtrales et des projections de films suivies d’un débat ainsi que des conférences. Il s’abreuve également à la salle El Mougar et à la Cinémathèque où l’on discute mise en scène, technique et jeu de l’acteur. Mais c’est après un passage à Alger, en 1979, de la troupe du GAC de Constantine, l’une des plus talentueuses et prestigieuses compagnies du théâtre amateur, avec un spectacle ébouriffant, que l’envie de monter sur les planches le saisit : «J’ai presque 17 ans. Certains des éléments du GAC ont mon âge, à l’instar des copains que je fréquente. Pourquoi pas nous aussi ? On s’enthousiasme avec l’ami Abdelkrim Sekkar, aujourd’hui journaliste-producteur. Fondée en 1980, notre troupe porte le nom de Théâtre et Culture d’Alger, celui de l’espace, TC par abréviation, où on répète, rue Mogador.» Mais pourquoi lui et ses copains n’ont-ils pas été inspirés par les spectacles qui se donnaient au TNA ? «Parce que bizarrement, on n’y allait pas ! Peut-être parce qu’après tout TC est l’antre de la jeunesse. Pour l’anecdote, en nous y rendant pour solliciter d’y fonder notre troupe, nous trouvons celle du GAT d’Alger en répétition. On observe et on découvre les coulisses du métier. C’est une source supplémentaire de motivation.»
Pour les encadrer dans leur entreprise, la bande de copains fait appel au directeur de colonie de vacances avec lequel il travaillait en été comme animateurs. Ali Khedache est un mordu de 4e art : «On reprend un sketch sur le thème de la délinquance juvénile monté en colonie et on le développe sous sa férule. Le spectacle s’intitule Quand le chat baisse la garde, les souris ruinent tout. L’option pour l’écriture collective ne se pose même pas. Idem pour la mise en scène. Il n’y avait pas de choix idéologique derrière. C’était ainsi. Pour l’écriture, nous obtenons l’hospitalité de la minuscule mezzanine du petit café que tenait Khedache à Bab Jdid. Terminé, notre spectacle est sélectionné au festival de Mostaganem dont nous deviendrons des familiers. L’année suivante, sur l’initiative de l’UNJA, l’INAD est ouverte en été à la formation des amateurs. J’ai la chance d’être retenu pour un stage bloqué de deux mois. On a des formateurs aguerris avec entre autres Fouzia Aït El Hadj et Sid Ahmed Benaïssa. Nous avons appris avec eux les bases du métier de la scène. En outre, Alloula, qui s’apprêtait à donner sa première de Lagoual au TNA, apprenant la présence d’amateurs à Bordj El Kiffan, est venu y donner l’exclusivité de sa première représentation à Alger.
Imaginez le considérable événement pour nous ! Le débat s’est transformé pour nous en cours de théâtre presque jusqu’au petit jour. Nous sommes même invités à revoir le spectacle au TNA. C’était la première fois que j’y mettais les pieds !»
Aziz recroise le chemin de Benaïssa. Durant deux années, trois fois par semaine, il fréquente l’atelier théâtre que Sid Ahmed anime au Centre culturel de la wilaya d’Alger. Puis, à la faveur des présélections qui s’effectuent à Bordj Menaïl en vue du festival de Mosta, Aziz fait jonction avec le Mouvement théâtral menaïli drivé par Omar Fetmouche. Il découvre aussi la mythique troupe Debza et le théâtre politique. Après une première année en droit à l’université, il boude les études. Il n’a aucune appétence pour un avenir dans cette voie : «Mon père, homme de discipline, s’inquiète. Ses efforts de me voir casé dans la vie active sont déçus. A un concours à l’école de police auquel il m’inscrit, je me rends le premier jour mais je m’absente aux suivants. Il ne le saura que lorsque les résultats sont proclamés. J’avais 20 ans et j’étais sur un spectacle Nass El Casbah, inspiré par l’écroulement de la première douéra de La Casbah. La fille du comédien Youcef Meziani en est morte, lui tournait au Sud dans Bouamama, de Bakhti Benammar. Des manifestations avaient éclaté à La Casbah. Nass El Casbah, primé au festival de Mosta, fait salle comble trois jours de suite à T C. L’apprenant, Sid Ahmed Aggoumi, alors directeur de l’ONCI, nous accorde deux représentations à la salle El Mouggar. Puis au regard de l’affluence du public, il nous programme deux autres fois. C’est ensuite au TNA de nous accueillir pour deux représentations. Je continue à fréquenter la cinémathèque et j’obtiens de Boudjemaâ Karèche, son directeur, de faire un stage de projectionniste. Toucher la pellicule, dérouler les bobines à 24 images/seconde, créer la magie, me fascinent. En 1987, à 23 ans, à la fin de mon service national, je ne pouvais plus continuer à désespérer mon père. Je trouve un emploi à la cinémathèque dans l’animation et la programmation au côté du regretté Aziz Degga. Les choses ne pouvaient mieux s’arranger pour moi. Cela a duré près de 27 ans. Je considérais que j’avais le beurre et l’argent du beurre même si je ne gagnais ma vie que bien modestement.»
Aziz reprend sa formation de comédien pour la peaufiner durant trois années au Conservatoire d’Alger. Il devient par ailleurs sociétaire de Sindjab avec Omar Fetmouche à Bordj Menaïel. Il fait la navette depuis Alger. Sous la direction d’Omar, il joue dans Kenza, un duo remarqué en compagnie de Linda Sellam. En raison du contexte sanglant des années 1990, le spectacle ne fait pas une longue carrière. Finalement, c’est au cinéma, dans les années 2000, qu’Aziz va percer bien qu’il n’ait pas bénéficié d’une formation spécifique pour le grand écran. Probablement n’est-ce pas sa cinéphilie assidue, à force d’examiner les performances des géants du grand écran, qui lui a appris à apprivoiser la caméra ? «Certainement», concède-t-il avec un sourire qui adoucit ses traits réguliers et leur empreint un air de jouvence, une «fatcha» que la Cinémathèque, port d’attache des cinéastes, a permis à quelques-uns d’en jauger du potentiel plastique pour lui faire appel. Resourire…
Mohamed Kali