«Tout le nord de l’Algérie est sujet à une sismicité continue»
BOUDIAF AZZEDINE. Géologue consultant
Béjaïa vient de connaître un séisme relativement fort, suivi de nombreuses répliques qui ont créé un vaste mouvement de panique parmi la population. En tant qu’expert dans le domaine, comment jugez-vous la sismicité de cette région ? Aussi, un peu d’histoire sur les grands séismes de Béjaïa...
En termes de sismicité historique, il est important de montrer que cette région n’est pas à son premier séisme. Toutefois, il faut noter que dans le recensement des séismes reportés sur le catalogue de sismicité historiques algériens anciens, seuls les dégâts des séismes terrestres étaient décrits, car à l’époque on ignorait l’origine des sources sismiques.
Dans mes travaux de thèse, j’avais recensé les plus importants séismes historiques ayant affecté Béjaïa et sa région. A titre d’exemple, je ne citerais que les plus anciens et plus importants, dont celui de 1946 qui a causé d’importants dégâts à Béjaïa et ses environs :
- séisme du 25 février 1865 à 2h14 d’intensité VIII (M=5,7)
- séisme du 13 janvier 1901 d’intensité VII (M=5,2)
- séisme du 12 février 1946 d’intensité VIII-XI (M=5,6)
Ce dernier a causé de sérieux dégâts (264 morts, 112 blessés et 1000 habitations détruites).
Mais une chose est sûre, depuis des décennies, nous avons compris et admis que tout le nord de l’Algérie est sujet à une sismicité continue. La région de Béjaïa ne peut en aucun cas échapper à cette règle. En 1996, dans mes travaux de thèse, en plus des sources sismiques terrestres, j’avais intégré la zone offshore méditerranéenne comme principale source sismique.
D’ailleurs, j’avais réservé tout un chapitre à cette zone où je montrais l’importance de cette zone maritime. J’avais beaucoup sensibilisé la communauté scientifique algérienne sur le bien-fondé de l’exploration des fonds marins algériens. En 2000, en collaboration avec le Craag, un symposium a été dédié à cette problématique et a montré que la zone offshore algérienne devait être ciblée en priorité. Grâce aux efforts du Craag, un premier projet a été initié dès 2001 et une première mission conjointe Craag-Ifremer-université de Brestuniversité de Nice a été programmée pour août 2003 et devait se concentrer sur la région d’Alger qui était la priorité à l’époque (mission Maradja-1). En mai 2003, le séisme de Zemmouri-Boumerdès, dont l’épicentre était en mer, est venu confirmer notre préoccupation et cette mission a été étendue à l’ensemble de la marge algérienne (missions Maradja-2, Maradja-3, Prisme et Spiral).
Sur la base des résultats de cartographie sous-marine de ces missions scientifiques réalisées entre 2003 et 2009, nous avons entamé en 2012 un autre travail de modélisation en laboratoire avec mes collègues de l’université de Montpellier et du Mans pour étudier la déformation tectonique de la région de Zemmouri jusqu’au Djurdjura.
Pour faire simple, nous avons reconstitué en 12 heures de modélisation l’histoire tectonique de cette région (déformation du sol et création de montagnes par des séismes successifs) afin d’expliquer la morphologie actuelle et la sismicité de cette région depuis 6 millions d’années.
Le séisme de Béjaïa du 18 mars 2021, dont la source est en mer, vient confirmer nos derniers travaux de modélisation scientifiques publiés à l’AGU (Advancing Earth and Space Science) le 14 janvier 2021.
Le tremblement de terre a été ressenti dans une quinzaine de wilayas, même à Blida... C’est quand même important...
C’est tout à fait normal. Un séisme déclenche des ondes sismiques qui vont, par vagues successives, se propager depuis l’épicentre jusqu’aux zones d’atténuation, à l’image d’une pierre qu’on lancerait sur un plan d’eau. Plus le séisme est violent, plus le cercle de propagation est important. Le passage de ces ondes à travers les couches géologiques peut être soit amplifié, soit atténué selon les sols traversés.
Comment estimez-vous l’état du bâti de cette ville ?
Il faut savoir que le bâti ancien colonial ou celui construit depuis l’indépendance entre 1962 et 1980 n’ont pas obéi à une politique de constructions parasismiques. Seules quelques constructions publiques ont été réalisées en tenant compte des recommandations parasismiques de l’époque (AS-55 et PS-69) appliquées dans certains projets, suite au séisme d’Orleansville (actuel Chelf). Depuis 1980, le RPA a été imposé à toutes les constructions réalisées par l’Etat. Pour être honnête, je ne suis pas compétent en la matière, mais je pense que beaucoup de constructions anciennes de type «colonial» et de constructions récentes privées «auto-construction» restent vulnérables et n’ont pas fait l’objet d’une réglementation antisismique. Preuve en est qu’en 2003, de nombreuses villas neuves ont été complètement détruites dans la région de Zemmouri-Boumerdès. Pour Béjaïa et sa région, les services compétents du CTC et du CGS feront le nécessaire pour un diagnostic plus objectif.
La Kabylie a cette particularité d’avoir une concentration d’habitants dans les montagnes. Qu’en est-il de la sismicité dans les zones montagneuses ?
Il est vrai que la densité moyenne des zones montagneuses de Kabylie avoisine 381 habitants au kilomètre carré. Ceci est énorme. En aucun cas ce territoire montagneux ne peut échapper aux effets des violents séismes proches ou lointains. Par exemple, en 2003, le séisme de Boumerdès-Zemmouri a été fortement ressenti dans les montagnes du Djurdjura. D’ailleurs, lors de ce séisme, de nombreuses habitations ont été fissurées dans la ville de Aïn El Hammam. On peut parler d’effet de sites topographiques.
En zone montagneuse, deux cas de figure peuvent être envisagés quant aux potentiels dommages sur le relief montagneux par rapport à la distance épicentrale de la faille à l’origine du séisme :
- Cas d’une faille sismique localisée dans la zone montagneuse : ceci est le cas de la plupart des séismes ressentis en Algérie (Hodna, Babor, Bibans, Dahra, Bou Taleb, Aurès, Atlas blidéen, etc.). Ces séismes causent des dégâts dans la zone épicentrale avec une atténuation avec la distance.
- Cas des séismes en dehors de la zone montagneuse : ceci est le cas des séismes offshore qui causent des dégâts dans les zones terrestres les plus proches de l’épicentre. Si ces zones sont montagneuses, un ensemble de processus secondaires peuvent être déclenchés selon le degré de vulnérabilité des sols composant ces reliefs. Dans de nombreuses régions relativement éloignées de l’épicentre, les quelques vibrations de la montagne ont été suffisantes pour déclencher des glissements de terrain, des éboulements ou chutes de blocs rocheux, des effets vibratoires de sites topographiquement élevés, des liquéfactions de sols et des effondrements de cavités souterraines. Ces phénomènes peuvent eux-mêmes, par effet domino, déclencher des obstructions de lits d’oued et engendrer des déviations de ceux-ci pouvant être très dangereux pour les régions avoisinantes. En 1980, on avait observé une déviation du Cheliff suite au soulèvement de la faille qui a formé une barrière dans le lit de l’oued non loin du village de Oued Fodda et un lac artificiel s’est intensément crée et a inondé une bonne partie de la plaine qui, heureusement, était à l’époque peu urbanisée.
Sur le long terme, la prévention peut s’appuyer sur les cartes dites de microzonage qui permettent de prendre en charge dans un territoire donné l’analyse du sol et de son impact sur les constructions lors d’un séisme.
Pour en revenir à votre question, l’application du code parasismique actuel (RPA2003) est suffisante pour dimensionner toute construction en zone montagneuse. La connaissance de l’interaction entre le sol et la bâtisse est indispensable pour tout calcul antisismique. Pour simplifier le concept antisismique, il faut éviter le phénomène de résonance qui se résume comme suit : le sol et la construction ne doivent pas avoir la même fréquence de vibration.
- Tous les sols à faible fréquence (sols meubles, argileux) doivent supporter des constructions de hautes fréquences (constructions rigides en bétons ou en maçonnerie chaînée).
- Tous les sols à haute fréquence (sols durs, rochers) doivent supporter des constructions de faibles fréquences (constructions souple en bois ou mixte bois-acier).
Depuis quelques mois, nous avons assisté à d’importants séismes dans la région est du pays (Mila, Skikda, Sétif...). Y a-t-il un lien entre ces séismes et celui de Béjaïa ?
Notre article scientifique publié le 14 janvier 2021 répond parfaitement à votre question. En réalité, sur le court terme, il n’y a pas de lien direct entre tous ces séismes. Mais si on raisonne sur le long terme, il y a une relation spatiale et temporelle. Je m’explique. Comme je l’avais dit tout au début, tous les scientifiques s’accordent à dire que le nord de l’Algérie est une région sismique. Cette conviction n’est pas le fruit d’une simple constatation, mais le résultat de travaux de plusieurs décennies. Je vous prends l’exemple des campagnes de cartographie du fond marin menées entre 2003 et 2009. Ces travaux ont permis d’analyser les fonds marins au large des côtes algériennes et de réaliser de nombreuses publications scientifiques. Certaines de ces données ont été utilisées dans la dernière publication de janvier 2021. Et tant que cette compression subsiste, les séismes peuvent se déclencher de façon aléatoire et incontrôlée d’une faille à une autre, c’est-à-dire d’une région à une autre. Cette activité devient plus complexe quand on rajoute le facteur temps, où la périodicité est également tributaire de contexte spécifique à chaque région.
On a l’impression que 2020 et ce début 2021 seraient des années exceptionnelles pour ce qui est de la sismicité dans le nord du pays. Etes-vous d’accord ?
Non, je ne suis pas d’accord. Notre pays a toujours été sismique et avec la même intensité depuis au moins 6 millions d’années. Nous n’avons aucune trace écrite ou archivée des séismes anciens. La paléosismologie est une science très récente qui a pour objectif de dater les séismes majeurs ayant laissé des cicatrices sur le sol. Nous avons deux études en Algérie ayant eu recours à cette technique. Entre 19831993, je faisais partie de l’équipe qui s’est chargée de réaliser une étude de microzonage de la région de Chlef. Grâce aux experts d’un bureau d’études californien, nous avons pu réaliser des tranchées au travers de la faille de Oued Fodda, qui était à l’origine du séisme du 10 octobre 1980. Nous avions utilisé la datation au carbone 14 qui a montré que cette faille a été à l’origine de plusieurs séismes majeurs (M>6.5) comme en 1365, en 1954 et en 1980.
Quelques années plus tard, soit en 2003, nous avons procédé à une autre datation sur une faille active au sud de la Sebkha d’Oran et nous avons pu dater un événement sismique majeur de 3000 ans.
Finalement, sur presque 6 millions d’années, nous avons un catalogue de sismicité historique marqué par :
- un événement sismique daté de 3000 ans - un très pauvre catalogue descriptif de 1365 à 1716,
- un catalogue descriptif de 1716 à 1980 montrant principalement les événements sismiques ayant affecté les zones urbaines.
- Un catalogue instrumental beaucoup plus détaillé de 1980 à 2003 basé sur un réseau sismologique peu performant.
- Un catalogue plus précis et fiable depuis que le réseau sismologique algérien a été densifié et modernisé suite au séisme de 2003.
Si nous comparons les 6 millions d’années à une horloge de 24 heures, les 1365 années d’écoute et d’enregistrement de notre catalogue correspondent à environ 4 minutes d’écoute sismique. Une bagatelle par rapport à l’histoire sismique du nord de l’Algérie.
D’autant plus que le réseau sismologique actuel du Craag, contrairement au passé, écoute tous les bruits sismiques du nord de l’Algérie et aucun événement aussi minime soit-il n’échappe à ces instruments. Ce n’est pas une augmentation de la sismicité qui serait en cause, mais plutôt une profusion d’informations sur tous les séismes, mineurs et majeurs, qui touchent le nord du pays. La veille sismique et l’information sur l’occurrence des séismes se font en temps réel ! Nous vivons une époque où la communication se fait en temps réel et les séismes n’échappent pas à la règle.
Y a-t-il réellement risque de tsunami sur les côtes méditerranéennes et pouvant même affecter des pays européens ?
Oui, le risque de tsunami existe autant pour nous que pour les Européens de l’autre rive de la Méditerranée. On craint les failles en Italie et en Espagne, qui risquent de causer des dégâts en Algérie et l’inverse est d’autant plus vrai. Un travail de simulation a été fait pour Alger et les résultats ont été surprenants. Pour votre information, un tsunami peut être déclenché par un important glissement sous-marin sans séisme. Entre Ibiza et Alicante, nous avions détecté un important paléo-glissement de terrain sous-marin qui a dû vraisemblablement déclencher un tsunami dans le passé.